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Long-format | Qui est Terry Ragon, le milliardaire discret qui pense pouvoir guérir le VIH

Terry Ragon
Phillip et Susan Ragon, au centre, visitent le laboratoire du Dr Bruce Walker, deuxième en partant de la gauche, à Charlestown, dans le Massachusetts, le mardi 3 février 2009. | Source : Getty Images

En réunissant des médecins, des scientifiques et des ingénieurs de haut niveau, Terry Ragon pense pouvoir réussir là où les grands gouvernements ont échoué et guérir l’un des virus les plus dangereux au monde.

Article de Katie Jennings pour Forbes US – traduit par Flora Lucas

 

C’est le jour de l’inauguration du nouveau bâtiment du Ragon Institute, un édifice étincelant fait de verre et d’acier situé sur Main Street à Cambridge, dans le Massachusetts. La gouverneure Maura Healey, le propriétaire des New England Patriots, Robert Kraft, et les présidents passés et présents du MIT, de Harvard et du Mass General Brigham sirotent des spritz au citron et grignotent des hors-d’œuvre. Une chorale composée d’une douzaine de scientifiques et de membres du personnel commence à chanter « Somewhere Over the Rainbow ». Tout le monde est là pour porter un toast à Phillip « Terry » Ragon, le fondateur milliardaire de la société de logiciels InterSystems, et à sa femme, Susan, également cadre dans l’entreprise. Les Ragon ont fait don de 400 millions de dollars à la recherche visant à exploiter le système immunitaire pour lutter contre les maladies. Bientôt, au lieu de chanter, ces mêmes scientifiques mèneront des expériences sur des bancs de laboratoire étincelants pour tenter de guérir l’un des virus les plus insaisissables au monde : le VIH.

« Nous avons commencé à développer l’idée d’un projet Manhattan sur le VIH », explique Terry Ragon, 74 ans, dans une rare interview, en référence au vaste programme américain de recherche et de développement visant à fabriquer la première bombe atomique pendant la Seconde Guerre mondiale. « Si vous aviez essayé de réaliser le projet Manhattan pendant la Première Guerre mondiale, vous auriez échoué parce que nous ne connaissions pas la mécanique quantique. Si l’on avait attendu la Troisième Guerre mondiale, il aurait été trop tard ».

 

Guérir le VIH, un projet fou

Terry Ragon, qui est l’unique propriétaire d’InterSystems et dont la fortune est estimée à 3,1 milliards de dollars, pense que le monde est à la veille d’une percée scientifique similaire lorsqu’il s’agira de guérir les quelque 39 millions de personnes dans le monde qui vivent avec le VIH, le virus à l’origine du sida.

C’est un peu fou. Après tout, d’énormes organisations disposant de ressources bien plus importantes que celles du Ragon Institute ont passé des décennies à essayer de mettre au point un vaccin contre le VIH. Après des années d’essais et une promesse de 500 millions de dollars, Johnson & Johnson a mis fin à son dernier essai à grande échelle en 2023, un vaccin basé en partie sur les recherches du Ragon Institute. Au total, les gouvernements, les organisations à but non lucratif et les entreprises ont dépensé environ 17 milliards de dollars pour le développement de vaccins contre le VIH au cours des deux dernières décennies, selon l’organisation à but non lucratif AVAC. Aucun n’a dépassé la phase 3 des essais cliniques. Terry Ragon n’est toutefois pas découragé. Selon lui, les investisseurs gouvernementaux évaluent généralement les propositions de recherche non seulement en fonction de leur importance, mais aussi de la probabilité de réussite de l’expérience. Cela n’a jamais eu de sens pour lui. « On peut s’attendre à ce que la plupart des expériences échouent », déclare-t-il, c’est la raison pour laquelle il est convaincu que ses efforts, axés sur le financement de recherches plus risquées et plus précoces, réussiront là où les grands acteurs ont échoué.

La demande est urgente. Dans les pays riches, le VIH et le sida ont été largement endigués grâce à des médicaments coûteux, mais la maladie a tout de même tué quelque 630 000 personnes en 2022, principalement en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est. Les Nations Unies estiment que l’arrêt de l’épidémie pourrait générer des bénéfices économiques de 33 milliards de dollars par an dans les pays à faible revenu jusqu’en 2030. Aux États-Unis, les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies indiquent qu’environ 1,2 million d’Américains sont séropositifs : le coût du traitement de chaque personne au cours de sa vie est d’environ 420 000 dollars, selon une étude réalisée en 2021.

L’approche de Terry Ragon a consisté à réunir des scientifiques qui ne collaborent généralement pas, notamment des médecins, des ingénieurs, des physiciens, des mathématiciens et des virologues. L’objectif est de réorganiser le système immunitaire des personnes pour les guérir, ce qui pourrait avoir des implications considérables pour d’autres maladies, telles que la tuberculose, le paludisme et le cancer. « J’ai plus appris de mes échecs que de mes succès », déclare Terry Ragon. « Et je pense que c’est également vrai dans le domaine de la science. »

 

Le parcours de Terry Ragon

En effet, le succès commercial de Terry Ragon, qui dure maintenant depuis des décennies, est le résultat d’un échec dans un autre domaine : la musique. Après avoir obtenu son diplôme de physique au MIT en 1972, Terry Ragon a rangé sa guitare et s’est installé à Londres (ses idoles britanniques étaient Led Zeppelin, Jeff Beck et Cream) afin de devenir une star du rock. Cela n’a pas fonctionné. De retour à Boston, désespérément à la recherche d’un emploi rémunéré, il remarque que les petites annonces sont remplies d’offres d’emploi pour des programmeurs informatiques. Après plusieurs entretiens infructueux, il est en lice pour un poste chez Meditech, une des premières sociétés de dossiers médicaux électroniques. « Je ne connais pas grand-chose à l’informatique », se souvient-il avoir dit à son interlocuteur, en levant les yeux pour voir un poster de Mick Jagger. « Mais je joue de la guitare. » Il a obtenu le poste, qui s’est avéré être un cours accéléré sur un des premiers langages de programmation connu sous le nom de Massachusetts General Hospital Utility Multi-Programming System, ou MUMPS (système de multiprogrammation de l’hôpital général du Massachusetts).

Au bout d’un an et demi, Terry Ragon quitte Meditech pour cofonder une société de facturation médicale basée sur MUMPS. En 1978, il crée Interpretive Data Services, qu’il rebaptisera plus tard InterSystems. Alors que d’autres sociétés de gestion de bases de données, telles qu’Oracle et SAP, proposaient aux entreprises de structurer les transactions en lignes et colonnes bien ordonnées, Terry Ragon a fait le pari d’un type de base de données différent, codé selon le MUMPS et organisé comme des branches d’arbre reliées à des troncs centraux. Rapide et fiable, ce système est bientôt adopté par le département américain des anciens combattants pour les dossiers médicaux. InterSystems a connu une croissance lente : il lui a fallu 24 ans pour atteindre un chiffre d’affaires de 100 millions de dollars, sous l’impulsion de ses deux plus gros clients, et 21 ans de plus pour atteindre le milliard de dollars en 2023.

Si Terry Ragon reste optimiste quant à la possibilité de guérir le VIH de son vivant, c’est en partie parce qu’il a adopté une approche tout aussi méthodique et à long terme pour créer son entreprise de logiciels. Il s’inspire du philosophe Thomas Kuhn, qui a affirmé que la science progressait par de longues périodes d’évolution lente ponctuées de révolutions radicales, que Thomas Kuhn appelait « changements de paradigme ». « De temps à autre, explique Terry Ragon, quelque chose vient bouleverser le monde. »

 

Un changement de paradigme

Son propre changement de paradigme s’est produit lors d’une visite dans un hôpital d’Afrique du Sud à l’invitation de Bruce Walker, chercheur en maladies infectieuses au Mass General et professeur à la Harvard Medical School. C’était en 2007. InterSystems venait d’acquérir une société de dossiers médicaux électroniques appelée TrakHealth, et Bruce Walker voulait montrer à Terry Ragon le logiciel en action. Il se souvient d’une jeune femme frêle entrant dans la salle d’examen et du médecin pointant du doigt une veine palpitante dans son cou, signe d’une insuffisance cardiaque. « Je suis assis là et je la regarde mourir », raconte Terry Ragon, alors qu’il entend le médecin lui demander si elle croit en Jésus. Il se souvient que le médecin lui a dit : « C’est le bon moment pour planifier votre rencontre avec votre créateur », avant de la laisser partir dans la rue. L’ONU estime que quatre mille femmes âgées de 15 à 24 ans sont infectées par le VIH chaque semaine, dont trois cents en Afrique subsaharienne. Terry Ragon savait qu’il devait faire quelque chose.

Lorsque le VIH pénètre dans l’organisme, il détourne la machinerie cellulaire pour produire de nouvelles copies du virus. Contrairement au covid ou à la rougeole, le VIH insère des instructions directement dans le code ADN, ce qui signifie que l’hôte humain sera contraint de continuer à produire des copies du virus tant qu’il sera en vie. Il est également « extraordinairement variable », explique Daniel Kuritzkes, chef de la division des maladies infectieuses au Brigham and Women’s Hospital de Boston, ce qui signifie que « chaque personne a un virus légèrement différent de celui d’une autre personne ». La combinaison de ces deux propriétés rend extrêmement difficile la mise au point d’un vaccin efficace.

Pour vaincre l’un des virus les plus coriaces de la nature, les chercheurs du Ragon Institute s’inspirent d’un phénomène naturel étonnant et rare : les personnes séropositives qui ne présentent aucun symptôme et ne peuvent donc pas propager le virus. Connues sous le nom de « contrôleurs d’élite », leurs cellules T sont extrêmement efficaces pour attaquer et tuer le virus. Bruce Walker, qui est devenu le directeur fondateur du Ragon Institute, a rencontré pour la première fois un contrôleur d’élite dans les années 1990 et, depuis, il tente de percer les secrets du système immunitaire de ces patients. « Si nous pouvions atteindre cet état chez les personnes infectées », explique Bruce Walker, nous aurions une « guérison fonctionnelle ».

En 2025, Bruce Walker prévoit de lancer les essais cliniques de phase 1 d’un nouveau vaccin à base de cellules T qui tente d’imiter un phénomène chez les contrôleurs d’élite, dans lequel le corps attaque des acides aminés essentiels à la structure du virus. Les partenaires du projet sont la Fondation Gates, l’Initiative internationale pour le vaccin contre le sida et le développeur italien de médicaments ReiThera. Cela fonctionnera-t-il ? « Nous nous sommes trompés à de nombreuses reprises, et il se peut que nous nous trompions également dans ce cas-ci », déclare Bruce Walker.

Il y a quinze ans, « environ la moitié des scientifiques disaient qu’un vaccin était impossible », rappelle Terry Ragon. Y aura-t-il un remède contre le VIH de son vivant ? Il ne perd pas une seconde pour répondre : « Oui. »

 


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