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« La recherche joue un rôle de lien humain fort » : Kumiko Kotera plaide pour une science au-delà des frontières et des divisions géopolitiques

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« La recherche joue un rôle de lien humain fort » : Kumiko Kotera plaide pour une science au-delà des frontières et des divisions géopolitiques

Astrophysicienne et première femme à diriger l’Institut d’Astrophysique de Paris, Kumiko Kotera observe avec attention le basculement en cours du paysage mondial de la recherche. Face au contexte de coupes budgétaires dans la recherche américaine, elle invite l’Europe à affirmer son rôle en soutenant la science fondamentale sur le long terme.

 

À 42 ans, Kumiko Kotera est la première femme à occuper le poste de Directrice de l’Institut d’Astrophysique de Paris. Formée en France et aux États-Unis et spécialiste des rayons cosmiques de haute énergie, la chercheuse franco-japonaise connaît intimement les différences culturelles et systémiques qui façonnent la production scientifique. Dans son essai L’Univers violent, elle mêle récit personnel, vulgarisation et réflexion politique, avec un objectif clair : reconnecter la science avec la société, à l’heure où les faits sont parfois mis sur le même plan que les opinions.

Une rhétorique aujourd’hui mise en œuvre de l’autre côté de l’Atlantique, où de nouvelles coupes budgétaires ont été annoncées dans les universités américaines. Pendant ce temps, certains en France y voient une opportunité : celle de freiner la fuite des cerveaux et de positionner l’Europe comme un refuge pour les chercheurs. Encore faut-il qu’elle soit capable d’offrir aux chercheurs venus d’ailleurs un écosystème dans lequel ils pourront s’épanouir durablement.


 

Forbes France : Vous menez vos travaux de recherche en France, alors que d’autres misent sur des environnements plus compétitifs comme celui des États-Unis. Pourquoi avoir fait ce choix ?

J’ai choisi de faire ma carrière dans le système de recherche français, car je considère qu’il se distingue par son approche unique. En France, la recherche est souvent menée dans une perspective durable, visant à nourrir des idées sur le long terme, pour aboutir à des découvertes audacieuses.

D’un autre côté, ce que j’apprécie dans le système américain, c’est l’énergie, la dynamique et la volonté d’entreprendre de nouveaux projets selon les opportunités et sans rigidité. Toutefois, le financement reste souvent limité dans le temps (généralement deux à trois ans), ce qui peut complexifier le développement de projets au long cours. Un exemple de telles entreprises est mon projet GRAND (Giant Radio Array for Neutrino Detection), qui vise à détecter des particules cosmiques d’ultra-haute énergie, comme les neutrinos, à travers un vaste réseau d’antennes radio. Cette initiative nécessite plusieurs décennies pour sa conception et son déploiement complet, ce qui la rend difficile à réaliser sans soutien dans la durée.

En France, la tendance actuelle est toutefois vers des modèles anglo-saxons, dans une logique de projets et de financements pour des retombées à court terme. Pourtant, c’est précisément la vision d’une recherche pérenne qui attire de nombreux chercheurs. La possibilité de décrocher des postes permanents relativement tôt dans la carrière nous affranchit partiellement de la pression de produire des résultats immédiats, ce qui nous permet de réfléchir, d’explorer et de concevoir des projets de recherche risqués, audacieux, qui ne produiront pas nécessairement des résultats immédiats. Bien que nous disposions parfois de moins de ressources, la liberté d’esprit permise par la recherche en France est un incubateur et un tremplin pour nos plus belles idées.

 

Comment le monde de la recherche perçoit la crispation en cours des relations géopolitiques ?

Pour moi, il n’existe pas une seule manière de faire de la recherche. Ce sont nos différences – en termes de parcours, de culture, de formation et de méthode – qui rendent la collaboration scientifique si précieuse. Travailler ensemble, c’est apprendre les uns des autres, croiser les points de vue, enrichir nos approches. Dans ce cadre, la diversité devient une force, et l’altérité une véritable source de connaissance. Chaque culture scientifique aborde les problèmes différemment, et c’est dans cette complémentarité que naît souvent l’innovation.

Dans le contexte mondial actuel, je trouve important de rappeler que chaque individu, avec sa singularité, est une chance. Sur le projet GRAND, par exemple, je travaille avec des collègues venus de quatorze pays différents. Bien qu’il soit né en France, il repose sur une collaboration internationale étroite, indispensable pour faire progresser la connaissance dans toute sa complexité.

La recherche joue un rôle de lien humain fort, y compris – et peut-être surtout – dans les périodes d’incertitude. Elle repose sur l’échange, le dialogue, la coopération. Le projet GRAND a été lancé avant la crise sanitaire mondiale et avant la guerre en Ukraine. À cette époque, les perspectives semblaient plus ouvertes, avec des ambitions globales. Nous envisagions de déployer jusqu’à 200 000 kilomètres carrés d’antennes réparties dans différents pays, dans une dynamique de coopération sans frontière.

Malgré les tensions géopolitiques actuelles, les chercheurs impliqués dans ce projet ont continué à travailler ensemble, à faire résonner leurs cerveaux entre eux. Au-delà des laboratoires, les échanges se poursuivent dans des espaces plus informels, un café, un bar, des marchés populaires animés, des déserts au ciel immense…, qui permettent de maintenir le dialogue et la cohésion du collectif. On parle de nos travaux, de nos vies, de politique. Ce sont ces moments-là, simples et sincères, qui montrent à quel point la science peut rassembler. Ce qui nous porte, au fond, c’est l’envie profonde de comprendre le fonctionnement de cet Univers qui nous intéresse tous sans distinction, et de contribuer ainsi à un projet de société d’une neutralité essentielle. Il me semble qu’en tant que scientifiques, nous incarnons, paradoxalement avec notre humble fonction sociétale, l’un des derniers refuges de la diplomatie.

 

Depuis les récentes coupes budgétaires décidées outre-Atlantique à l’encontre des universités américaines, certains en Europe y voient une opportunité stratégique pour attirer des chercheurs de haut niveau. Que faudrait-il selon vous pour transformer cette conjoncture en véritable levier pour la science sur le continent ?

La recherche européenne – si on peut parler d’une telle recherche – est par essence globale. Elle se nourrit de tous les pays, avec tous ses cerveaux et ses façons de faire pour sublimer les idées, rassembler les expertises et réaliser de grands projets. Alors personnellement, je ne vois pas ce qui se passe outre-Atlantique comme une « opportunité » pour la recherche, quel que soit le continent.

Cependant, l’Europe pourrait en effet, dans le contexte actuel, chercher à renforcer son rôle dans le paysage scientifique mondial. Cela ne pourra se faire qu’avec une prise de conscience drastique, au niveau sociétal et institutionnel, de la nécessité d’un investissement plus ambitieux et durable dans la recherche scientifique fondamentale. Celle-ci, bien qu’éloignée des applications immédiates, joue un rôle essentiel dans la construction des savoirs sur lesquels se bâtissent ensuite les innovations technologiques et sociétales. Elle contribue également à nourrir l’éducation, à former des esprits curieux et rigoureux, et à irriguer l’innovation sur le long terme.

L’exemple d’Einstein est souvent cité à juste titre : sa théorie de la relativité, développée avec une visée purement théorique, pour la « beauté de la physique » et par désir profond d’appréhender le fonctionnement de l’Univers, s’est révélée indispensable pour des technologies comme le GPS, dont la précision serait catastrophique sans ces fondements théoriques. Ce type d’avancée illustre bien l’impact différé – mais profond – de la science fondamentale sur notre quotidien.

Il ne s’agit pas d’opposer recherche fondamentale et recherche appliquée, mais de reconnaître la complémentarité entre les deux. Repenser l’équilibre des financements pour permettre à ces deux approches de se soutenir mutuellement est une perspective prometteuse. En poursuivant dans cette voie, l’Europe pourrait consolider sa capacité à faire émerger, sur son sol, des initiatives scientifiques ambitieuses et durables.

Plutôt que de céder à la pression d’une compétitivité immédiate, il s’agit d’accepter que certaines découvertes demandent du temps, de la patience et une vision à long terme. C’est souvent dans cette temporalité que naissent les idées et les technologies qui transforment en profondeur nos sociétés.

 

Quelle est votre vision sur la représentation du chercheur et sur la place des femmes dans les sciences ?

Dans mon dernier ouvrage, L’Univers violent, j’ai souhaité dépoussiérer ce stéréotype encore très présent du chercheur « mâle blanc, solitaire et sans émotion », qui résout des équations enfermé dans son bureau. Une image véhiculée par de nombreux récits culturels, mais très éloignée de la réalité. J’ai voulu montrer ce qu’est réellement le métier de chercheur aujourd’hui : un travail collectif, fait d’émotions, de doutes, de découvertes, et qui se nourrit de la diversité.

Aujourd’hui encore, moins de 30 % des chercheurs en astrophysique sont des femmes. Ce déséquilibre s’explique souvent par des mécanismes d’autocensure intériorisés dès le plus jeune âge. Le premier grand décrochage en sciences pour les petites filles a lieu en classe de CP. La réforme du lycée en France, en rendant les sciences optionnelles, a dramatiquement aggravé ces inégalités. La proportion de filles dans les filières scientifiques est passée d’environ 44 % à seulement 17 %. Ce recul massif montre qu’au lycée, à cette période cruciale où les esprits mûrissent, la science ne doit pas être une option. Elle doit faire partie du tronc commun, pour permettre aux jeunes filles de ne pas être confrontées à un choix biaisé déjà en amont par la société. D’autres actions gagneraient à être menées en amont et en parallèle, sur la formation des professeurs des écoles à appréhender et transmettre le plaisir de la science, la mise en avant de role models féminins avec la mise en place de politiques volontaristes. Surtout, peut-être, transmettre ce message de décloisonnement et d’inclusion aux jeunes femmes : la science se conjugue et répond aux autres aspirations de la vie, elle peut et doit être pratiquée avec tout notre être, telles et tels que nous sommes. Nous avons toutes et tous notre place pour embrasser la joie de ce métier.

 


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