A VOIR | C’est un des documentaires événements de cette campagne présidentielle ! « Je pense donc je vote – Intellectuels en campagne » retrace plus d’un demi-siècle d’engagement des intellectuels dans le débat présidentiel. Yves Derai et Yves Azeroual nous font plonger, avec force témoignages, dans cette histoire si française. Comment les intellectuels ont-ils affiché leur soutien lors des élections présidentielles ? Avec ses anecdotes, ses mises en scène, ses fractures aussi. Passionnant. Rencontre avec Yves Azeroual, l’un des réalisateurs.
Comment expliquez-vous cette histoire très française entre les intellectuels et l’élection présidentielle ? C’est presque fusionnel…
Yves Azeroual : Né officiellement avec l’affaire Dreyfus, l’ »intellectuel » est une singularité française. Malraux, Sartre, Aron, Aragon, Régis Debray, Élisabeth Badinter, ces intellectuels occupent les premiers rôles de l’intelligentsia aux côtés d’écrivains, de grands universitaires, de journalistes, tous clercs aux prises avec l’événement sur lequel, le président, vécu comme un monarque, peut agir.
Du haut de son magistère, l’intellectuel cherche à peser sur (presque) tous les débats qui agitent ou traversent la société. A fortiori lors de l’élection présidentielle qui représente, pour lui, une formidable opportunité d’offrir un plus grand écho à ses thèses. A la condition de trouver une oreille attentive chez l’un des candidats !
Dans votre film, vous mettez en lumière ces petites histoires où comment des intellectuels font parfois basculer des candidats sur des questions de fond, qu’elles soient diplomatiques ou sociétales. La relation entre François Mitterrand et Bernard-Henri Lévy est à ce titre très singulière. Ils séduisent, marchent « main dans la main » puis après des cheminements communs, ils ne se parleront plus. Racontez-nous…
« Ce ne sont pas eux qui agissent. » Cette remarque cinglante à l’adresse des intellectuels, on la doit à Emmanuel Macron, président. Candidat, il était entouré d’intellectuels, dont nombre d’économistes ; devenu l’hôte de l’Élysée, il vivra mal les attaques de ces derniers contre certains aspects de sa politique.
Cette sentence, tous les présidents auraient pu la prononcer, car tous ont inévitablement déçu, à un moment ou à un autre, tout ou partie de leurs soutiens intellectuels. Car contrairement au président, l’intellectuel « ne se frotte pas » à la dure réalité d’un mandat ; il réfléchit, propose mais, de par son statut, il se tient éloigné des contingences politiques, géopolitiques, économiques du pays. Non qu’il en soit détaché, mais parce qu’il n’en maîtrise pas toute la chaîne de commandements !
Pour Bernard-Henri Lévy, la déconvenue a été sévère lorsqu’il a tenté de faire plier François Mitterrand pour que la France s’engage dans le conflit en Serbie. Il n’a pas pu s’opposer à ce que le président considérait comme « l’intérêt supérieur du pays ».
Vous racontez aussi comment Nicolas Sarkozy, dans sa conquête de l’Élysée, séduit certains intellectuels. Il y a les coulisses et aussi toute la mise en scène avec des intellectuels qui fendent l’armure lors de meetings.
Les intellectuels ne font pas l’élection, mais, pour un candidat à l’élection suprême, ne pas en avoir autour de soi serait vécu comme une rebuffade, voire une humiliation. Dans le cas de Nicolas Sarkozy, il n’y avait rien de plus flamboyant pour lui, candidat de droite, que de s’afficher aux côtés d’intellectuels dits de gauche ! La première prouesse fut de ramener dans ses filets des figures comme André Glucksmann, Alain Finkielkraut, Max Gallo, Alexandre Adler… La seconde prouesse réside dans leur « utilisation » : ces intellectuels ne se sont pas contentés de signer un appel en sa faveur, ils se sont exposés, ont donné de leur personne en prenant la parole au cours d’un meeting. Ils n’étaient plus un nom en bas d’un manifeste mais des visages et surtout des voix.
Yves Azeroual : François Hollande a rencontré nombre d’intellectuels mais son erreur a été de discuter avec les moins médiatiques d’entre eux. Il a opté pour de jeunes intellectuels qui n’avaient, à l’époque, pas l’aura des grands clercs.
Jacques Chirac apparait plutôt comme un candidat méfiant qui finalement va surfer sur le concept de la fracture sociale si cher à Emmanuel Todd. Jacques Chirac en fait l’un de ses thèmes de campagne. Mais en fait, il se piège pour la suite…
Le sociologue Emmanuel Todd élabore le concept de la « fracture sociale » – le fossé séparant une certaine tranche socialement intégrée de la population d’une autre composée d’exclus – quelques mois avant la présidentielle de 1995. Jacques Chirac, en perte de vitesse face à Édouard Balladur, va s’en saisir et en faire le marqueur de sa campagne. Il devient le candidat qui comprend les préoccupations du peuple et des classes moyennes face à un adversaire, Édouard Balladur, qui représente les « chanceux » de la mondialisation. Parvenu à l’Élysée, Jacques Chirac nommera comme Premier ministre Alain Juppé dont les idées et le programme seront aux antipodes de ce thème de campagne et des attentes d’une partie des électeurs. Comme l’assène dans notre documentaire Henri Guaino, « le septennat de Chirac ne durera qu’un semestre. »
Vous parlez très peu de François Hollande dans votre film, est-ce que la rencontre entre lui et les intellectuels n’a finalement pas vraiment eu lieu ?
François Hollande a rencontré nombre d’intellectuels mais son erreur a été de discuter avec les moins médiatiques d’entre eux. Il a opté pour de jeunes intellectuels qui n’avaient, à l’époque, pas l’aura des grands clercs. En cherchant à humer les idées du nouveau monde, il a tenu à l’écart les médias qui ne se sont pas fait l’écho de ces entrevues et de ces soutiens. En outre, il a privilégié les artistes, sans aucune surprise pour les électeurs qui les classent d’emblée dans le camp de la gauche. La triangulation, coup de maître chez Sarkozy, Hollande ne l’a ni tentée ni même envisagée.
Et aujourd’hui, dans cette campagne présidentielle 2022 si particulière, avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, finalement où sont pour le moment les intellectuels ?
Après les « infidélités » de Sarkozy et « les admonestations » de Macron, les intellectuels se tiennent à l’écart de la campagne de 2022 ou se contentent de fournir des idées à qui veut. Mais aussi et surtout, les candidats semblent les dédaigner. L’urgence pour eux n’est plus de penser avec les intellectuels mais de panser les plaies des Français.
« Je pense donc je vote – Intellectuels en campagne » sera rediffusé samedi 12 mars à 21h, dimanche 13 mars à 12h, samedi 19 mars à 20h et 23h30, puis dimanche 20 mars à 11h sur Public Sénat.
<<< À lire également : La campagne présidentielle | Mot à mot : « Sondage » >>>
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