Le 25 mai dernier, le Premier ministre Edouard Philippe scellait le sort d’une promesse faite par le Président français quelques semaines plus tôt : une large partie de la dette de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) sera reprise par l’État français. 35 milliards d’euros de dette seront donc transférés dans les comptes de la Nation à deux horizons prédéfinis, soit 25 milliards d’euros en 2020, et le reliquat, 10 milliards d’euros, en 2022.
Ce calendrier n’a pas été fixé au hasard. En effet, ces dates coïncident avec l’ouverture à la concurrence décidée par le parlement européen et prévue pour 2021. La perte du monopole de la SNCF dans les services ferroviaires et le transport de voyageurs s’accompagnera d’un changement de statut pour l’entreprise. Elle passera d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) à une « simple » société par actions. Ce changement de statut serait tout bonnement incompatible avec le montant et la trajectoire de la dette de la SNCF. En changeant de statut, l’entreprise ferroviaire française ne jouirait plus implicitement de la garantie quasi illimitée de l’État pour se financer et les marchés, sur lesquels elle devra désormais emprunter, ajusteront très probablement la prime de risque au travers d’une hausse des taux d’intérêt.
De toute évidence, la reprise de la dette de la SNCF par l’État français pèsera sur les comptes publics mais l’alourdissement du déficit public pourrait être contenu, voire nul en fonction du traitement comptable qui sera privilégié. Ce qui est certain en revanche, c’est que la dette publique sera bien affectée et ce sont donc les contribuables français qui devront fournir un effort supplémentaire pour pérenniser leur système ferroviaire, tout du moins sur le plan financier. Si aucun « impôt SNCF » n’est à l’ordre du jour pour compenser ces coûts supplémentaires, l’Etat français pourrait fournir un effort supplémentaire de réduction des dépenses publiques devra être proposé par l’exécutif français pour la suite du quinquennat. La reprise de la dette de la SNCF par l’État français pourrait donc justifier encore un peu plus la baisse des dépenses publiques devant l’opinion publique.
Reprise de la dette de la SNCF par l’État français : de quoi parle-t-on ?
La SNCF est constituée de trois EPIC : (i) « SNCF » chargé du pilotage stratégique du groupe, (ii) « SNCF Réseau », anciennement Réseau ferré de France, propriétaire et gestionnaire du réseau ferré national et (iii) « SNCF Mobilité », chargé de l’exploitation des trains. La dette de la SNCF s’est fortement accrue ces dernières années, passant d’un peu moins de 20 milliards d’euros au début des années 1990 à près de 55 milliards d’euros dans les comptes consolidés publiés pour l’exercice 2017. « SNCF Mobilité » a une dette qui s’élève à 7,9 milliards d’euros et présente des comptes relativement sains. Concernant « SNCF Réseau », le tableau s’assombrit car sa dette culmine à 46,6 milliards d’euros, soit près de 25 fois sa marge opérationnelle et plus de sept fois son chiffre d’affaire annuel. L’État se devait de prendre ses responsabilités afin d’assainir les comptes de la SNCF avant l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire et le changement de statut juridique qui en découlera.
L’Etat français va donc reprendre 35 milliards d’euros de dette de « SNCF Réseau », soit environ 75 % du total. Pour autant, les déficits structurels qui pèsent sur l’entreprise ferroviaire publique (environ 2,5 milliards d’euros par an) et le poids du service de la dette (environ 1 milliard d’euros par an) rendent insoutenable la trajectoire de cette dette. Par conséquent et toutes choses étant égales par ailleurs, nous pouvons estimer qu’à horizon 2022, soit l’année à l’issue de laquelle l’État français aura repris 35 milliards de dette à son compte, la dette de « SNCF Réseau » pourrait avoisiner les 19 milliards d’euros dans un scénario conservateur (11,6 milliards d’euros non repris par l’État français + 7,5 milliards d’euros de déficits cumulés sur 5 exercices d’ici 2022). L’État français reprendrait donc « seulement » 65% de la dette de « SNCF Réseau » à horizon 2022. Derrière cet assainissement financier savamment orchestré, l’exécutif français pourrait rallier une partie de l’opinion publique à certaines causes qui lui sont chères.
Peut-on y voir une aubaine pour l’État français ?
Reprendre 35 milliards d’euros de dette, en quoi cela pourrait-il constituer une aubaine pour le gouvernement ? Plusieurs éléments de discours de la part de l’exécutif permettent dans un premier temps d’y voir un État stratège. En effet, certaines phrases du discours du Premier ministre Edouard Philippe lors de la conférence de presse du 25 mai dernier sont évocatrices de la volonté du gouvernement de mettre la SNCF face à ses responsabilités et donc face aux Français : « Cette reprise constitue un engagement sans précédent de la Nation et du contribuable en faveur de la SNCF » ; « Je veux aussi que la dette reprise soit mise en évidence dans les comptes de la Nation, afin que les Français sachent exactement ce qu’ils paient pour leur système ferroviaire ». Ce faisant, l’opinion publique pourrait se sentir davantage concernée par la réforme qui touche la SNCF et pourrait prendre davantage parti dans le mouvement de grève sans précédent que connaît l’entreprise ferroviaire française depuis bientôt trois mois. Cela pourrait permettre de faire pression sur les syndicats de cheminots grévistes et ainsi mettre fin au mouvement social à la fin du mois de juin sans qu’un mouvement de même ampleur ne puisse à nouveau se mettre en place durant les congés estivaux.
De plus, toujours lors de cette même conférence de presse, le Premier ministre Edouard Philippe a déclaré qu’il n’y aurait « pas d’impôt SNCF » pour compenser la reprise de la dette de l’établissement public. Pour autant, cela sera « une charge supplémentaire pour le contribuable ». Derrière ces éléments de discours, nous pouvons anticiper que s’il n’y a pas d’impôt supplémentaire pour compenser ce coût, une partie de la baisse des dépenses publiques promise par le gouvernement pourrait être allouée directement ou indirectement à cet effort financier de la part de l’État français. L’exécutif français a donc trouvé un argument supplémentaire en faveur de la baisse des dépenses publiques, cheval de bataille du quinquennat du Président Emmanuel Macron.
Bruxelles pourrait donc être amené à considérer la reprise de la dette de la SNCF par l’État français comme une mesure temporaire, i.e., un one-off dans le jargon économique et financier. Cela aurait donc pour conséquence de ne grever « que » la dette publique et pas le déficit public. Pour autant, si ce tour de passe-passe comptable n’était pas retenu par les instances françaises et européennes, des marges de manœuvres existent. En effet, selon les dernières prévisions de Bercy, le déficit public avoisinerait 0,9 % du PIB en 2020, puis basculerait en excédent à 0,3 % du PIB en 2022. Le dérapage serait donc sous contrôle si la reprise de la dette de la SNCF venait alourdir le déficit public : 1,9 % du PIB en 2020 puis 0,1 % du PIB en 2022, soit 1,4 point de PIB de déficit public supplémentaire sur ces deux exercices. La trajectoire du déficit public resterait donc soutenable et dans les clous des règles budgétaires fixées par le pacte de stabilité et de croissance qui impose notamment un seuil de 3 % de déficit public aux membres de l’Union européenne. Une question subsiste : quel sort sera réservé à la dette résiduelle que détiendra toujours la SNCF à horizon 2022 ? Eurostat pourrait là-aussi consolider cette dette directement dans la dette publique. Enfin, si la manière importe peu, la reprise effective de la dette de l’entreprise ferroviaire française par l’État pourrait peser dans les négociations avec les syndicats de cheminots et, dans le même temps, légitimer encore un peu plus la baisse des dépenses publiques aux yeux de l’opinion publique.
Tribune de Julien Moussavi, BSI Economics
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