Bien que très largement consacré à l’Europe de la Défense, la tenue du Conseil franco-allemand du jeudi 13 juillet dernier doit être l’occasion pour notre pays de regarder à la loupe les transformations de l’Allemagne depuis vingt ans, à l’origine de ses performances exceptionnelles en termes de croissance, de compétitivité et d’emploi. Un regard comparatif qui doit pousser l’économie française à faire son examen de conscience, alors que ses fondamentaux restent beaucoup plus fragiles en 2017 malgré l’embellie conjoncturelle depuis le premier trimestre.
Le grand écart de performance franco-allemand
Rien ne semble actuellement pouvoir bousculer la hiérarchie économique établie d’une Europe toujours dominée par un aigle aux ailes si majestueusement déployées : l’Allemagne.
Portée par les succès commerciaux et plus récemment par sa demande intérieure, la croissance de l’économie allemande semble parfaitement irrésistible : sa nouvelle envolée au premier trimestre (+ 0,6%) laisse augurer une fois encore une progression de PIB en fin d’année de très bonne tenue, et sans doute même comparable à celle déjà enregistrée en 2015 (+1,7%) et l’an dernier (+1,9%).
Encore plus optimiste que les instituts de prévision nationaux (Ifo, RWI, DWI, IWH, IfW), l’OCDE[1] avance même la perspective d’une croissance de +2% en 2017 et d’un niveau de chômage ramené à 3,8%, déjà non loin du plein-emploi, qui pourrait encore refluer un peu plus l’année prochaine.
Difficile dans ces conditions de ne pas faire la grimace de l’autre côté du Rhin où chacun comprendra aisément que ces nouveaux succès devraient encore aboutir à creuser l’écart entre les deux principaux pays de la zone euro.
Bien sûr, la France fait officiellement mine de se réjouir de perspectives plutôt favorables pour ce qui la concerne : avec +1,5% voire +1,6%, la croissance hexagonale annoncée pour 2017 suggère enfin un « décollage » après une première partie de décennie particulièrement fébrile.
Paris et Berlin semblent aussi désormais filer le parfait amour, comme lors de ce nouveau conseil franco-allemand du jeudi 13 juillet, à l’occasion duquel les deux pays moteurs de l’Union européenne ont convenu d’unir leurs efforts pour favoriser l’harmonisation fiscale et sociale sur le continent.
Des faits qui ne doivent pas détourner notre regard d’une autre réalité bien tangible : celle de la supériorité toujours écrasante de l’économie allemande en 2017.
Elle est évidente sur le double front de la croissance et, plus encore, sur celui de l’emploi, alors que le taux de chômage hexagonal – pourtant en léger repli- devrait être de 6 points plus élevé (à 9,7%) cette année que celui prévu chez notre voisin.
Ce n’est pas tout. L’égo français doit hélas essuyer quantité d’autres blessures narcissiques : d’un côté des excédents extérieurs colossaux (253 milliards d’euros en 2016) et des excédents budgétaires récurrents, qui devraient permettre de ramener la dette allemande à seulement 60% du PIB d’ici deux ans, d’un autre côté, un pays qui, de l’aveu même de son Premier ministre, Edouard Philippe, « ne sait pas résoudre ses problèmes »[2].
En quinze ans, la France n’aura jamais su sortir de la zone rouge dans lequel est enfermé son commerce extérieur, pris en étau entre des coûts salariaux trop élevés et un niveau de gamme insuffisant.
Depuis 1974, la France n’aura jamais su présenter un projet de budget excédentaire, ce qui la conduit aujourd’hui à dépenser 42 milliards d’euros l’an pour rembourser les intérêts correspondant à une dette publique, qui a atteint le niveau record de 2 147 milliards d’euros.
Enfin, la France, qui se targuait à la fin du mandat de Nicolas Sarkozy d’accorder à la convergence fiscale avec l’Allemagne une place primordiale dans sa politique économique, ne peut que contempler moins de dix ans plus tard l’échec de cette orientation : l’écart de taux de prélèvements obligatoires qui était seulement de 6,8 points en 2008 est monté à 8,6 points de PIB sept ans plus tard[3] !
Pendant que l’économie française se montrait ainsi incapable de « résoudre ses problèmes », mais prompte à les aggraver, comment expliquer, a contrario, la si insolente réussite allemande ?
Quand les efforts de Schröder dopent l’Allemagne de Merkel
C’est durant la période où le chancelier Schröder était au pouvoir (1998-2005) que notre principal partenaire politique et commercial a édifié les bases de sa nouvelle prospérité économique.
Pendant la première moitié des années 2000, les conditions de l’offre économique Outre-rhin se sont considérablement améliorées à la faveur de progrès convergents accomplis en termes de compétitivité, de profitabilité, de flexibilité du travail ou encore de qualité du système éducatif.
La modération salariale a favorisé une forte déformation des revenus en faveur des entreprises presque tout au long de la décennie. Pendant toute cette période, la compétitivité-coût et la profitabilité des entreprises allemandes se sont améliorées, ainsi que les compétences de la population active, tandis que le marché du travail gagnait en souplesse sous l’effet des réformes « Hartz ».
A la différence des autres pays de la zone euro et tout particulièrement de la France, l’Allemagne a su rester un grand pays industriel, organisant sa politique économique autour d’une combinaison gagnante faite de progression modérée des coûts salariaux et de montée en gamme.
Les performances de l’économie allemande à l’ère d’Angela Merkel sont donc tout sauf le résultat d’un « miracle ».
La réussite actuelle de notre voisin, qui avait pourtant subi quelques années plus tôt le choc de la réunification, était programmée plus de quinze ans plus tôt.
Une Allemagne loin d’être à bout de souffle en 2017 malgré les incertitudes
On peut naturellement choisir de critiquer le premier exportateur mondial pour son excédent extérieur et sa politique budgétaire restrictive. Soutenir que Berlin, faute d’importations à la hauteur, ne fait pas suffisamment profiter ses partenaires commerciaux de l’UE de son succès économique.
On peut aussi souligner les incertitudes qui pèsent actuellement sur la croissance allemande : ses infrastructures publiques vieillissantes (autoroutes, ponts, infrastructures ferroviaires…), sa démographie peu favorable ou encore la faiblesse du taux d’investissement des entreprises en équipement (passé de 7,6% du PIB en 2008 à 6,2% en 2015).
On peut enfin prévenir que l’Allemagne arrive sans doute au bout d’un cycle car elle aurait, selon les propres termes de Patrick Artus, « mangé ses progrès de la période Schröder » depuis 2010[4].
Il est vrai que l’instauration d’un salaire minimum allemand il y a deux ans a tiré les salaires réels vers le haut, alors qu’ils avaient déjà tendance à croître depuis le début de la décennie.
Il est également vrai que les gains de productivité, importants entre 2003 et 2011, sont plus faibles depuis.
On ne saurait nier non plus que la pression fiscale sur les entreprises est remontée à partir de 2011, réduisant ainsi leur compétitivité-coût et leur profitabilité. Ni même contester que la capacité de production de l’industrie stagne depuis 2009 ou que le poids relativement faible du secteur des Nouvelles Technologies par rapport aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et la Suède à ce jour, ne va pas non plus dans le bon sens.
Mais ce serait sans doute faire preuve d’un manque de lucidité de prédire une érosion rapide des performances de l’Allemagne.
D’abord, parce que le salaire minimum allemand reste une faible entrave à sa compétitivité-coût : à 8,34 euros de l’heure contre 9,76 euros en France au 1er janvier 2017, il demeure encore modeste.
Ensuite, parce que la compétitivité-prix de l’industrie de l’Allemagne – qu’on disait potentiellement entamée par le processus de convergence des coûts de main d’œuvre des pays d’Europe centrale vers lesquelles elle externalise une partie importante de sa production- est moins affaiblie qu’on ne pouvait le prédire il y a quelques années, compte tenu du ralentissement de la progression des salaires dans leur réservoir privilégié de main d’œuvre[5].
Enfin, parce que si l’Allemagne est handicapée par son vieillissement démographique, l’âge moyen de la population nationale baisse de nouveau pour la première fois depuis la réunification grâce à l’afflux d’étrangers : de 44 ans et quatre mois fin 2014 à 44 ans et trois mois fin 2015. L’Allemagne compte désormais 10 millions d’étrangers, un niveau jamais égalé depuis 1967[6].
Voilà pourquoi, la pente économique allemande est tout sauf préoccupante.
D’autant que si l’Allemagne commence de nouveau à avoir un problème « d’offre », elle dispose objectivement des ressources pour le corriger. Son gouvernement a, par exemple, la capacité d’affecter une partie de ses excédents budgétaires à l’investissement public (plutôt qu’à des baisses d’impôt) comme le propose d’ailleurs le Social-démocrate Martin Schulz, qui affrontera l’inoxydable Angela Merkel aux élections à l’automne prochain.
Les fondamentaux de l’économie allemande sont, en définitive, très solides : son industrie reste bien plus puissante qu’en France ; sa stratégie de montée en gamme est adossée à un rythme d’acquisition de robots industriels également beaucoup plus soutenu ; sa dépendance au développement du commerce mondial est moindre qu’auparavant, puisque sa croissance repose désormais davantage sur la consommation intérieure ; son taux d’épargne reste plus élevé qu’ailleurs dans la zone euro, ce qui explique la diminution de la dette publique, et pour une bonne part son excédent extérieur, qui est de l’ordre de 8% de son PIB aujourd’hui. Enfin, c’est plus de 44,1 millions de personnes qui ont un emploi actuellement, ce qui constitue un record depuis la réunification.
Un retard français sur l’Allemagne qui ne doit rien au hasard…
On ne peut pas en dire autant de la France. L’industrie française s’est effondrée et il aura fallu attendre 2016 pour voir le nombre d’ouvertures d’usines équilibrer enfin celui des fermetures, toujours nombreuses.
Les parts de marché de la France ne représentent plus que 3,5% au niveau mondial, malgré le léger redressement de la compétitivité-coût depuis 2014, tandis que l’endettement public frôle désormais la barre des 100% du PIB.
Enfin, le taux de chômage reste toujours autour de 10%, du fait d’un chômage plus élevé des peu qualifiés et tout spécialement des jeunes peu qualifiés.
Si l’économie française a gagné la bataille de l’entrepreneuriat depuis 2008, notamment à la faveur de la création du régime de l’auto-entrepreneur instauré cette année-là, elle a perdu celle du développement des sociétés, pour lequel l’Allemagne excelle, elle qui compte 3% de PME d’au moins 50 salariés[7] (contre seulement 1% dans l’hexagone) et trois fois plus d’ETI que l’économie française, écart qui n’est pas compensé par le nombre de « licornes », très proche entre les deux pays.
On aimerait alors pouvoir accorder plus d’importance aux propos rassurants d’un Thomas Piketty, selon lequel « trop souvent, le débat économique entre la France et l’Allemagne se concentre sur la différence de « compétitivité » entre les deux pays », alors que « la bonne notion pour juger de la performance économique d’un pays est sa productivité »[8]. Un indicateur plus flatteur pour la France, qui fait à peu près jeu égal sur ce terrain avec l’Allemagne et les Etats-Unis, avec une productivité moyenne d’environ 55 euros par heure travaillée en 2015 (trois fois plus élevée qu’en 1970).
Malheureusement, la France -comme l’Allemagne- est dans le même temps plutôt mal placée pour le poids du secteur des Nouvelles Technologies dans l’économie (respectivement 2,7% pour la première, et 2,8% pour la seconde, de l’emploi total en 2014 contre 3,8% en Suède par exemple), ce qui pénalise d’ores et déjà et pour de longues années ses gains de productivité et sa croissance potentielle.
On aimerait aussi mettre sur le compte des difficultés d’harmonisation statistique une partie au moins de l’écart de performance économique entre les deux pays[9].
La lucidité commande plutôt de reconnaître que la France s’apprête dans la douleur à engager les réformes que l’Allemagne a faites, pour une part essentielle d’entre elles, il y a déjà dix à quinze ans.
La montagne à gravir par Emmanuel Macron, comporte donc une première ascension déjà délicate : mener à bien sans tarder les réformes structurelles (flexibilité du travail ; éducation et formation professionnelle…) et fiscales (abaissement des cotisations sociales et du taux d’imposition des sociétés par paliers successifs, etc.) promises.
Pour arriver jusqu’au sommet, le président de la République, une fois ce retard ancien enfin comblé, n’aura alors pas d’autre choix -sans même avoir la possibilité de reprendre son souffle entre-temps-que de se projeter ensuite vers les années 2020, ce qui suppose de viser deux exigences prioritaires pour préparer l’avenir : la reconquête de notre souveraineté numérique et la construction d’une industrie française et européenne dans les secteurs de l’intelligence artificielle (IA)[10].
Il y a d’ailleurs fort à parier que pour relever ce dernier défi et celui plus large de faire émerger les champions de l’économie européenne de demain, Berlin et Paris avanceront toujours davantage main dans la main.
La déclaration commune en date du 13 juillet 2017[11] le laisse à penser, en pointant du doigt un enjeu allant dans le même sens et pour lequel les deux pays s’apprêtent opportunément à apporter une réponse partagée : « rendre notre économie plus forte nécessite surtout de saisir les opportunités d’avenir : nos deux pays mettront en place une nouvelle action de financement des start-up et renforceront leurs projets conjoints de recherche et de développement industriel dans les domaines clés des nanotechnologies ou des batteries électriques. »
Certes, tout oppose les économies allemande et française depuis bientôt vingt ans.
La fourmi allemande a fait des efforts considérables pour développer son industrie et sa compétitivité, pendant que la cigale tricolore s’endormait sur un volcan[12], continuant à vivre au-dessus de ses moyens et à repousser systématiquement les réformes structurelles qu’elle aurait dû accomplir.
En 2017, l’Allemagne n’a pas lâché un pouce de terrain, même si elle doit rééquilibrer sa préférence pour le temps long (qui conduit ménages et entreprises à épargner beaucoup) afin de favoriser mieux la consommation, et ainsi faire moins dépendre ses performances du commerce mondial.
De son côté, la France a une chance historique avec les réformes structurelles et fiscales à venir du quinquennat Macron de rattraper une partie du temps perdu. Elle doit profiter de la nouvelle vigueur de la croissance pour entamer son désendettement et de la bonne image de son duo exécutif pour agir pendant qu’il en est encore temps. Y compris sur la scène européenne, où la force de ses liens avec l’Allemagne doit être mise à profit pour entraîner tout le peloton de la zone euro.
[1][1] OCDE, Une embellie bienvenue mais insuffisante. Perspectives économiques, juin 2017
[2] Edouard Philippe, Déclaration de politique générale, Assemblée nationale, mardi 4 juillet 2017
[3] Fipeco, Les prélèvements obligatoires en France et en Allemagne, 15 décembre 2016
[4] Flash Economie, L’Allemagne a « mangé » ses progrès de la période Schröder, Natixis, 5 janvier 2017 – 31
[5] Alexandre Mirlicourtois, Xerfi, L’Allemagne, plus compétitive que jamais, in La Tribune.fr, 23 juin 2017
[6] DG Trésor, Berlin Eco, 7 juillet 2017, numéro 8
[7] Note du Conseil d’Analyse Economique (CAE), Faire prospérer les PME, octobre 2015
[8] Thomas Piketty, blog, janvier 2017
[9] Panorama du CEPII, Comparaison statistiques internationales : regards croisés France-Allemagne, n°2017-02-juin 2017
[10] Lire en particulier, Les Echos, Audit de la France, l’article de Fleur Pellerin, Reconquérir notre souveraineté numérique, page 16, mardi 28 mars 2017
[11] Conseil des ministres franco-allemand, dossier de presse, jeudi 13 juillet 2017
[12] Cf. Alexis de Tocqueville, « Je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan », Discours à la Chambre des députés, 27 janvier 1848
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