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Le pouvoir rend-il forcément tyrannique ?

Une contribution de François Mattens, maître de conférence à Science Po

 

Au sein de nos organisations, le pouvoir est une force ambivalente, à la fois moteur de décision et de changement, mais également un catalyseur potentiel de dérives. À travers les âges, les philosophes et sociologues ont questionné la nature du pouvoir et ses effets sur ceux qui le détiennent. Comme l’a exposé Steven Lukes dans Power: A Radical View, le pouvoir dépasse la simple prise de décision et s’étend aux capacités de manipulation idéologique, façonnant les comportements individuels et collectifs sans même qu’on s’en rende compte. Mais quels en sont les effets profonds et parfois destructeurs sur la psychologie des dirigeants dans nos organisations, qu’elles soient publiques ou privées ? Comment ces dérives impactent-elles nos structures organisationnelles ? Les dirigeants sont-ils condamnés à être tentés par l’abus de leur pouvoir, ou peuvent-ils trouver un équilibre ?

L’accès au pouvoir : une déconnexion cognitive en marche

Le pouvoir transforme les individus. Dans ses recherches pour la Harvard Business Review, Dacher Keltner explique que ceux qui accèdent à des postes de pouvoir deviennent progressivement moins empathiques et plus autocentrés. L’effet du pouvoir sur le cerveau humain est comparable à celui d’une drogue. Il stimule le circuit de la récompense, ce qui accroît l’assurance et diminue la capacité à comprendre les émotions des autres. Cette diminution de l’empathie est particulièrement visible dans les prises de décision affectant des groupes plus larges, comme on l’a vu lors des scandales d’entreprises tels que celui de Wells Fargo, où des milliers de comptes fictifs ont été ouverts sous l’influence de dirigeants obnubilés par la croissance à tout prix. Dans une étude de McKinsey & Company de 2020 sur le leadership en temps de COVID-19, 75 % des employés interrogés estiment que leur manager souffre d’une absence de compréhension empathique. En 2022, une nouvelle étude de Gallup révélait que les entreprises dont les leaders manquent d’empathie connaissaient un turnover 37 % plus élevé par rapport aux organisations ayant des leaders empathiques. De plus, la productivité des employés peut être réduite jusqu’à 20 % en raison d’une faible qualité des relations entre les managers et leurs équipes. Cette statistique souligne l’importance de l’empathie et de la connexion humaine pour garantir une prise de décision équilibrée.

Les limites de l’autonomie : la théorie de la dominance sociale

Dans le monde de l’entreprise, le pouvoir est souvent distribué en fonction des hiérarchies sociales, ce que Susan Fiske décrit comme des dynamiques de dominance. Les individus au sommet de la pyramide se sentent non seulement en droit de prendre des décisions, mais perçoivent également ces décisions comme étant plus légitimes que celles venant des échelons inférieurs. Cela crée des environnements où la contestation devient difficile, voire impossible, et où les décisions non remises en question peuvent entraîner des dérives, souvent amplifiées par des biais cognitifs tels que l’illusion de contrôle. L’importance des hiérarchies organisationnelles et la culture du travail en entreprise influencent les relations de pouvoir, particulièrement dans les grandes entreprises. Ces hiérarchies rigides favorisent la centralisation du pouvoir, rendant les pratiques collaboratives plus difficiles et augmentant le risque d’abus de pouvoir.

Le pouvoir peut-il rendre fou ? De la tyrannie à l’Hubris

Le pouvoir exerce une influence psychologique puissante sur les individus, dépassant les seuls environnements organisationnels modernes. Le célèbre Lucifer Effect de Philip Zimbardo, issu de son expérience de la prison de Stanford, illustre comment des personnes placées dans des positions de pouvoir peuvent adopter des comportements tyranniques et violents, même lorsqu’elles sont moralement irréprochables dans des conditions normales. De manière similaire, en entreprise, des dirigeants initialement bienveillants se transforment sous la pression d’environnements où la responsabilité est diffuse et où les résultats priment sur l’éthique et la bienveillance.

Ce phénomène s’inscrit également dans le cadre du syndrome d’Hubris, traité par Erwan Devèze dans son ouvrage Le Pouvoir rend-il fou ?. Ce syndrome décrit des leaders intoxiqués par le pouvoir, perdant contact avec la réalité et devenant incapables de percevoir les limites de leurs actions. Dans une étude menée par Sébastian Dieguez, on  apprend que 63 % des CEO interrogés admettent se sentir « invulnérables » après plusieurs années en poste. Ce sentiment d’invincibilité a mené à des désastres tels que l’effondrement d’Enron ou l’échec de la stratégie de croissance chez WeWork.

Comment limiter les dérives du pouvoir dans les organisations ?

Face à ce constat, il est impératif pour les dirigeants de trouver des mécanismes de régulation. L’une des antidotes à la folie du pouvoir est l’intelligence situationnelle, qui permet aux leaders de s’entourer de conseillers capables de remettre en question leurs décisions, d’encourager des feed-back honnêtes, et de maintenir une certaine humilité face à leurs responsabilités. Par ailleurs, la notion d’intelligence collective, telle que développée par Émile Servan-Schreiber, est un levier puissant pour réduire les dérives autoritaires et favoriser des prises de décision plus éclairées et inclusives. Elle permet de tirer parti des compétences et perspectives variées des membres d’une organisation, augmentant ainsi la qualité des décisions et limitant les effets néfastes du pouvoir centralisé. Les entreprises doivent également encourager des structures où le pouvoir est partagé de manière plus horizontale, afin de limiter les abus et les dérives autoritaires. NVIDIA, dont l’action a explosé de +29.000% en 10 ans, a adopté une culture de management basée sur une prise de décision collective et sur la responsabilisation des équipes. Jensen Huang, son CEO, a mis en place des pratiques de collaboration horizontales, encourageant chaque employé à contribuer aux décisions stratégiques.

Un pouvoir maitrisé pour un leadership responsable

Le pouvoir est une arme à double tranchant. Lorsqu’il est utilisé de manière consciente et responsable, il peut conduire à des transformations positives, tant au niveau organisationnel qu’individuel. Cependant, sans les garde-fous nécessaires, il peut devenir un piège qui pousse les dirigeants à l’isolement et à la déconnexion avec la réalité, voir à l’autoritarisme dans sa version la plus extrême.

Pour éviter cela, les organisations doivent repenser la manière dont elles distribuent le pouvoir et encourager des pratiques de leadership basées sur l’empathie, l’écoute, et l’humilité, sans pourtant évincer la nécessité d’une certaine dose d’autorité. Elles gagneraient également à avoir plus de femmes à des postes de pouvoir, leur approche du leadership pouvant contribuer à des structures plus équilibrées et résilientes. En effet, les travaux d’Alice Eagly montrent que les femmes ont tendance à aborder le pouvoir avec plus d’empathie et à privilégier la collaboration plutôt que le rapport de force. Cette approche réduit le risque de dérives autoritaires et favorise un environnement de travail plus agréable, durable et efficient.

Lao-Tzu disait « Maîtriser les autres, c’est la force. Se maîtriser soi-même, c’est là le véritable pouvoir. » Et sans maitrise, la puissance n’est rien.

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