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Le Futur Se Privatise

Photo by Chesnot/Getty Images

Par Sarah Pinard, Directrice études et prospective, Viavoice et François Miquet-Marty, Président, GCF (Global Center for the Future)

L’actualité regorge d’enjeux relatifs au futur : smart city, intelligence artificielle, véhicules autonomes, internet des objets, robotisation, humanité augmentée, nanotechnologies ; et les salons réputés se succèdent (World Robot Summit en octobre au Japon, CES de Las Vegas en janvier, Vivatech à Paris en juin, etc.). Les technologies du futur sont devenues un horizon dominant, qui enthousiasment ou inquiètent, et qui nourrissent des investissements colossaux.

Pourtant, d’autres enjeux de long terme paraissent être mal pris en compte, et encore rarement résolus : dérèglement climatique, enjeu énergétique, question alimentaire dans le monde, endettement public, croissance des inégalités, replis et exclusions identitaires entre les pays, nouvelles formations pour les salariés, etc.

Ce décalage entre la prévalence des « futurs technologiques » et les enjeux essentiels de long terme n’est pas fortuit. Il est pour une large part la traduction de la privatisation du futur, tendance inédite dans l’Histoire de l’Humanité.

Longtemps, les conceptions dominantes du futur émanaient des grandes visions sociétales et politiques. Elles étaient portées par des religions et des idéologies (le récit républicain, le communisme, le libéralisme), des visions scientifiques (le progrès du savoir) ou des politiques publiques (le gaullisme, la Datar). C’était, in fine, une affaire de convictions, de débats intellectuels et de citoyens. Ces grandes visions sont pour beaucoup érodées ou répudiées.

Cet espace vacant permet aux entreprises privées, GAFA, BATX et autres, de prendre le relai de la conception du futur, de son écriture et de sa promotion. Les investissements privés en intelligence artificielle étaient évalués entre 26 et 39 milliards de dollars en 2016 (dont entre 20 et 30 milliards pour les seuls géants de la tech (données McKinsey). A titre de comparaison la France vient d’annoncer en 2018 un plan d’investissement de 1,5 milliards d’euros sur l’IA, et l’Île-de-France de 20 millions d’euros : une concurrence inégale s’établit, qui décerne un net avantage aux grandes sociétés privées sur les orientations du futur.

Ce futur privatisé soulève pour l’avenir sept défis majeurs :

  1. Le premier concerne précisément la difficulté à prendre en compte, voir à résoudre les enjeux collectifs d’avenir ;
  2. Le deuxième est un enjeu de méthode : un nombre croissant d’entreprises s’implique sur des finalités d’intérêt général, mais en étant fondamentalement articulées à l’intérêt particulier de leur lucrativité ; demeurent donc les questions de leur légitimité et de la pérennité de leurs engagements ;
  3. Le troisième est la complexité à penser la relation entre l’Homme et la machine ; pas uniquement parce que la technologie serait foncièrement néfaste, mais parce que font défaut les repères que fournissaient naguère les visions globalisantes du futur ;
  4. Le quatrième est la difficulté à penser la technologie au cœur de la société de demain : là encore, parce que la société de demain demeure pour une large part impensée et ne permet pas de discerner la place et le sens de ces technologies en son sein ;
  5. Le cinquième défi concerne la capacité à réguler la concurrence entre les visions futuristes de monde forgées par des sociétés privées : loin d’être uniquement commerciale, cette compétition va devenir inéluctable culturelle et globale. Sur l’ensemble des enjeux, et notamment éthiques (fin de vie, fusion Homme-technologies, armes autonomes, etc.), quelles seront les instances décisionnaires ?
  6. Le sixième vise la souveraineté des nations dans ce schéma : un futur dessiné pour une large part par les GAFA et les BATX n’autorise pas nécessairement le rayonnement des nations du monde, hormis des Etats-Unis et de la Chine ; et à cet égard la question européenne se pose notamment, avec une acuité renouvelée ;
  7. Le septième peut-être le plus profond, est démocratique : en regard d’un futur porté par les grands opérateurs privés, le décisionnaire ultime n’est plus le citoyen mais le client. A ce titre, in fine, l’avenir est entre les mains des clients et de leur pouvoir d’acheter ou non, c’est-à-dire de leur responsabilité. Mais celle-ci demeure pour l’instant rien moins qu’implicite et hypothétique.

Mais combien de temps ces apories resteront-elles en l’état ? Alors que les religions, les idéologies et les Etats du XXe siècle décernaient un sens à l’avenir, quelles pourront être les visions du XXIe siècle ? Précisément en raison des difficultés conceptuelles actuelles, notre hypothèse consiste à penser que les décennies qui viennent verront resurgir de nouvelles visions globalisantes qui ambitionneront de dépasser les conceptions essentiellement techniciennes du monde qui vient. Dès lors, il faudra proposer davantage qu’une modernisation de l’Etat ou de l’Union Européenne pour projeter les citoyens et nourrir les rêves collectifs. Jusqu’à présent, deux pays sont parvenus, à nos yeux, à nourrir une image future au cœur de l’imaginaire citoyen : la Suède avec sa politique écologique et l’Estonie avec son Etat numérique. La France, longtemps patrie du futur, apparaît singulièrement en retrait de cette histoire à écrire.

 

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