Les très fortes tensions entre les Etats-Unis et l’Iran agitent la scène internationale. Thomas Flichy de La Neuville, chercheur en relations internationales, professeur de géopolitique et titulaire de la chaire de géopolitique à rennes business school analyse ce conflit pour Forbes France.
Forbes France : D’un point de vue stratégique et diplomatique, comment d’abord expliquer le choix de Donald Trump de faire assassiner Qassem Soleimani ?
Thomas Flichy de La Neuville : Il faut bien comprendre que l’assassinat par le Président Trump du général Soleimani est une concession faite aux groupes d’intérêt lui réclamant une véritable guerre contre l’Iran. Trump fait donc le choix d’un conflit a minima en éliminant une personne clef. Il choisit le général Soleimani qui incarne la présence iranienne sur trois théâtres extérieurs : l’Irak, le Yémen et la Syrie. Il en profite pour faire une action de communication politique à l’usage de l’électorat nationaliste américain, déçu de son désengagement au Moyen-Orient. La finalité de cette élimination est par conséquent beaucoup moins le Moyen-Orient que la propre réélection d’un président qui ne s’est pas encore emparé – malgré toutes les apparences – des rênes du pouvoir.
Dans ce conflit en général, Donald Trump apparaît particulièrement en roue libre par rapport au droit et aux institutions : est-ce un constat que vous partagez ?
Le paradoxe des Etats-Unis c’est la capacité à créer un discours appuyé sur la défense des libertés tout en les violant de façon massive. Ce paradoxe s’enracine dans l’idéologie du providentialisme, selon laquelle les Etats-Unis, nouvelle terre promise, auraient été choisis par Dieu pour assurer la paix et la liberté au monde. Il en résulte que la politique étrangère américaine est perçue outre-Atlantique comme étant la manifestation supposée de la volonté divine. Nous regardons Donald Trump avec les yeux de Jean de la Fontaine pour lequel La raison du plus fort est toujours la meilleure. Mais pour les cercles entourant Trump, le droit international importe peu car les Etats-Unis sont l’épée du Tout-Puissant, destinée à réparer les injustices.
– L’opposition entre les puissances océaniques marchandes qui constituent le fer de la mondialisation libérale et les puissances continentales antilibérales est structurel –
Comment expliquer l’escalade très rapide de part et d’autre des Etats-Unis et de l’Iran ?
Cette escalade est essentiellement verbale et redescendra aussi rapidement qu’elle est montée. En effet, en Iran comme aux Etats-Unis, un certain nombre de réalistes sont aux postes clefs. Les réalistes américains savent que l’Iran, confiné d’un point de vue géo-économique, discrédité sur le plan médiatique et étroitement contrôlé sur le plan nucléaire, ne représente guère un danger. De leur côté, les réalistes iraniens n’ont pas intérêt à répliquer tout de suite à l’assassinat de Soleimani. La réplique iranienne sera donc persane, c’est-à-dire décalée et discrète.
L’accord sur le nucléaire de 2015 va-t-il offrir une marge de manœuvre à l’Iran ?
Aucunement, car cet accord n’a en rien dégelé les avoirs financiers iraniens à l’étranger. Au-delà des faux semblants sur les négociations nucléaires, il faut bien avoir à l’esprit que les Iraniens maintiendront l’Iran au seuil du nucléaire sans jamais le franchir, de crainte d’être intégralement détruits par les Etats-Unis, comme ce fut le cas pour l’Irak. D’autre part, les Européens ne sont pas prêts d’investir à nouveau dans les infrastructures industrielles iraniennes en raison des mesures de rétorsion unilatérales mises en place par les Etats-Unis.
Sur la scène internationale, on a l’impression que l’Iran est totalement isolé. Les milices chiites fidèles à Téhéran peuvent-elles faire le poids, ne serait-ce qu’en termes de dissuasion dans ce conflit face aux Etats-Unis ?
L’Iran est une île culturelle. Sa singularité est très forte. Toutefois, en tant qu’île culturelle soumise à ce qu’elle considère comme l’agression d’une mondialisation corrosive et déstabilisatrice, cette nation s’allie à d’autres grandes îles géopolitiques partageant la même analyse ; il s’agit de la Russie, de la Chine et désormais de la Turquie. Quant aux milices chiites, elles représentent, dans de nombreux espaces du Moyen-Orient en proie au chaos organisé, des espaces de stabilité. Ces milices sont particulièrement bien implantées dans le sud de l’Irak, à la faveur du démantèlement du pays par les interventions américaines successives.
L’OTAN et L’Union européenne appellent les Etats-Unis à faire preuve de retenue. Ces institutions sont-elles capables de se faire entendre ? Surtout après les critiques puissantes dont l’Otan est la cible ?
D’un point de vue diplomatique, les institutions qui comptent sont celles qui s’enracinent dans la longue durée historique, font preuve d’une politique suivie, et surtout acceptent de dialoguer avec l’ensemble des partenaires. L’OTAN est effectivement en voie d’implosion en raison d’un conflit non médiatisé qui oppose un axe Israël-Egypte-Liban-Grèce-Italie et un axe Turquie-Russie-Libye. Le premier souhaite exporter son gaz offshore vers l’Europe, concurremment au gaz russe, le second souhaite s’y opposer. Quant à l’Union européenne, sa représentation diplomatique permanente a été affaiblie à dessein, afin de permettre à chacun des États de maintenir un semblant de diplomatie.
Comment ce conflit pourrait-il s’apaiser ?
L’opposition entre les puissances océaniques marchandes qui constituent le fer de la mondialisation libérale et les puissances continentales antilibérales est structurelle. C’est cet antagonisme de fond qui explique une bonne partie des conflits sur la planète. L’Iran en représente un cas particulier. État congelé, l’Iran ne menace que ceux qui craignent sa créativité. Le conflit va donc perdurer mais à bas régime.
Finalement, l’Etat islamique risque de bénéficier de cette situation extrêmement tendue, notamment suite à la demande de l’Irak du départ des troupes de la coalition ?
C’est tout à fait juste, Trump a renforcé un régime iranien déstabilisé par des manifestations depuis six semaines, il a surtout obtenu le départ des troupes américaines d’Irak – qu’il souhaitait en tant que président isolationniste – et auquel s’opposait le Pentagone tout comme le département d’État. Son apparente maladresse politique lui assure sa réélection tout en laissant le régime iranien dans l’impossibilité de lui rétorquer.
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