Forbes consacre, en grande partie, ce numéro de fin d’année à la solidarité et à la générosité. Nous avons donc rencontré le président qui a favorisé l’économie sociale et solidaire (ESS) pendant son quinquennat, afin de faire le point sur ce secteur en plein développement. François Hollande défend aussi dans cet entretien la philanthropie française, dont il épouse les combats à la tête de sa fondation, La France s’engage. Il revient enfin, en exclusivité, sur ses propos de la campagne de 2012 sur la finance.
Pour commencer, pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez décidé de dynamiser l’ESS ? Vous y voyez une solution pour la France, face à ses difficultés économiques et sociales ?
FRANÇOIS HOLLANDE : Oui. Dans une période de crise, l’ESS représente un levier d’emplois et d’insertion. Il était donc tentant, et je l’ai fait, de lui donner plus de moyens dans cette phase du cycle économique. Mais en réalité, l’ESS est nécessaire dans toutes les périodes. Elle est humainement rentable, économiquement utile et socialement juste. Elle fournit actuellement 10 % des emplois en France, offre des services de qualité et notamment des services à la personne, et elle est innovante technologiquement et socialement. C’est ce dernier visage que j’ai permis de faire découvrir à travers la fondation La France s’engage. Les associations, les entreprises de l’ESS se sont appuyées sur le numérique pour inventer de nouveaux modes de production, à travers notamment l’économie circulaire.
Les grandes entreprises ne s’y trompent pas puisqu’elles puisent dans l’ESS les idées nouvelles. Les entreprises de l’ESS, pour être non lucratives dans leur organisation, n’en fournissent pas moins des opportunités d’investissement privé.
L’ESS est donc non seulement indispensable dans les périodes de crises, nous l’avons compris durant l’épidémie, mais elle s’inscrit dans le développement durable.
Les acteurs de l’ESS ont du mal à recruter du personnel compétent ?
F.H. : Oui car les rémunérations sont moins attrayantes que dans le secteur privé et ces carrières ne sont pas suffisamment valorisés dans un CV. Ces postes sont pourtant très formateurs. Je souhaiterais aussi que des personnes qui ont connu de beaux parcours dans le privé se tournent vers l’ESS pour apporter toute leur expérience.
L’ESS, qui représente environ 10 % du PIB et 10 % des emplois, a-t-elle encore un potentiel de développement ?
F.H. : Oui si, au-delà du secteur associatif, il est fait une plus large place aux entreprises de l’ESS. C’est là que se situe le potentiel. Quels seraient les verrous à faire sauter ou les leviers à actionner ?
D’abord, le financement. Il y a trop de bons projets qui ne vont pas au bout par manque de moyens. Donc, le premier coup d’accélérateur peut prendre la forme d’une incitation financière. Avec La France s’engage, nous labellisons des initiatives et nous leur apportons des dotations significatives pour qu’elles changent de dimension et essaiment sur tout le territoire.
L’État permet d’allouer directement plus de fonds à l’ESS pour des mécanismes pérennes au bénéfice de projets les plus innovants. Le deuxième levier est l’accompagnement. Je souhaite qu’il y ait davantage de grandes entreprises qui mettent à disposition le savoir-faire de leurs cadres auprès des structures de l’ESS. C’est aussi important que la dotation financière.
Ne faudrait-il pas que ces entreprises génèrent plus de rentabilité tout en continuant à respecter leurs engagements sociaux et solidaires, pour que l’ESS décolle vraiment ?
F.H. : Attention ! Si on allait dans cette direction, ce ne serait ni bon pour l’ESS ni souhaitable pour les entreprises. Plutôt que de créer une confusion, mieux vaut encourager le secteur privé à multiplier les actions d’intérêt général.
Le gouvernement actuel souhaite faire entrer les « entreprises à mission » dans l’assiette de l’ESS. C’est une bonne initiative ?
F.H. : Je suis favorable à ce que des entreprises se donnent des objectifs avec des critères qui justifient cette labellisation d’« entreprise à mission ». Mais je ne suis pas pour le mélange des genres.
Vous « mouillez le maillot », comme on dit, pour votre fondation ?
F.H. : Avant le confinement, je me déplaçais pour être en contact avec les initiatives labellisées par ma fondation, avec l’objectif de faire en sorte qu’une belle idée qui a émergé localement essaime sur l’ensemble du territoire. Par exemple, une association qui s’appelle Mon petit doudou, à Rennes, dont le rôle est d’accompagner les enfants hospitalisés au CHU. Cette association a diffusé son savoir et ses méthodes dans une cinquantaine d’établissements.
Dans le premier gouvernement Philippe, en 2017, il n’y avait pas de ministère de l’ESS. Vous aviez pris cela comme un signe négatif ?
F.H. : Il y avait un Haut Commissaire mais qui ne siégeait pas au Conseil des ministres. Dès lors que l’ESS représente 10 % du PIB et 10 % des emplois, il était assez incompréhensible que ce secteur ne soit pas représenté au niveau gouvernemental comme le sont l’agriculture, le commerce, l’artisanat, le tourisme, etc.
Cette erreur a été réparée. En juillet 2020 a été créé un secrétariat d’État.
F.H. : Oui et c’est utile. D’une part, pour promouvoir de nouveaux mécanismes fiscaux susceptibles de favoriser l’ESS ou la philanthropie. Sous mon mandat, Benoît Hamon, qui était le ministre en charge, avait œuvré pour qu’une loi sur l’ESS soit adoptée et son impact se mesure aujourd’hui. D’autre part, un ministère suppose un budget, donc la capacité de financer des opérations. Enfin, il s’agit d’une reconnaissance d’un secteur qui a beaucoup souffert avec la remise en cause des emplois aidés dont l’ESS a tant besoin. Chacun doit comprendre que l’ESS n’est pas l’assistanat. Elle est innovante dans le domaine social, elle invente les services de demain et, même, imagine la société d’après-demain.
L’ESS n’inspire-t-elle pas aussi l’entreprise de demain ? Car on voit que les grands groupes investissent beaucoup dans la responsabilité sociale et environnementale (RSE).
F.H. : C’est exact. Tant mieux si nombre d’entreprises détachent certains de leurs salariés pour mener des actions de solidarité. Elles y trouvent d’ailleurs leur intérêt car cette démarche améliore l’image de l’entreprise, mobilise les équipes et donne envie à des jeunes salariés de venir travailler dans ces groupes. La fondation
La France s’engage bénéficie de l’aide de grandes entreprises qui lui permet de trouver des financements et d’établir le lien entre ces deux univers. Et notre ambition grandit même si la crise sanitaire et économique n’aide pas.
Vous n’avez pas répondu précisément sur l’évolution du modèle de l’ESS.
F.H. : Oui. Ces entreprises ont su introduire des rapports qui impliquent pleinement le salarié. Ce modèle dans sa gestion peut être promu, mais ne peut être reproduit à l’identique dans le secteur privé dont la vocation est de dégager du profit. De même qu’on ne peut pas demander aux entreprises de l’ESS de redistribuer d’éventuels bénéfices parce qu’ils doivent être réinvestis dans la structure.
Dans une France idéale, vous aimeriez que l’ESS progresse jusqu’où ?
F.H. : Ce secteur connait déjà un développement considérable. À 12 voire à 15 % du PIB. Mais sa progression ne peut se faire au détriment de l’économie marchande. Les entreprises privées doivent continuer à croître. La France va être confrontée à une crise économique forte dans les prochains mois.
Attendez-vous des grands patrons français qu’ils se mobilisent, comme certains ont financé Notre-Dame lorsqu’elle a brûlé ?
F.H. : Oui, nous avons devant nous un chantier considérable, celui de la reconstruction du pays, et l’ESS peut en être un pilier. Les grands groupes en comprennent l’enjeu et apportent à ce secteur compétences de leurs salariés et capitaux. Plutôt que d’agir de façon dispersée, les fondations d’entreprise peuvent se fédérer et coordonner leurs actions en faveur de l’ESS. Dans le cadre d’un fonds commun, ce serait une belle initiative.
Croyez-vous à l’action philanthropique, qui n’est pas aussi valorisée en France qu’aux États-Unis ?
F.H. : Oui. Il y en a beaucoup en France, car nos concitoyens sont généreux. À chaque fois qu’ils sont affectés par une grande cause, ils participent. Je pourrais citer le Téléthon, les Restos du cœur, le Patrimoine. Cet esprit philanthropique n’entre pas en contradiction avec les responsables de l’État. Il est d’ailleurs incité fiscalement et je maintiens que ce serait une grave faute de réduire les conditions de ces mesures. Notamment pour la culture.
Le gouvernement envisage de faire évoluer la législation sur les successions pour permettre aux gens de consacrer une part plus grande de leur héritage à des fondations. Qu’en pensez-vous ?
F.H. : Ce serait une bonne initiative. Il y a des personnes qui n’ont pas d’enfants ou certaines qui en ont mais qui ont déjà assuré leur avenir et qui aimeraient laisser leur empreinte philanthropique grâce à la transmission de leurs biens.
Vous n’avez pas peur d’une remise en cause d’un système qui valorise la cellule familiale ?
F.H. : Je sais combien les Français sont attachés à ce que leurs enfants soient traités à égalité. Mais c’est quand même la liberté de chaque personne de donner à qui elle veut, tout en garantissant une part incessible aux enfants.
La France s’engage est aujourd’hui votre activité principale ?
F.H. : Non, mais elle me prend une grande partie de ma semaine. Ce qui me passionne, c’est la découverte de projets stimulants et de rencontrer les acteurs de terrain. Mais je souhaite aussi transmettre les valeurs de la République. J’ai écrit deux livres pour expliquer nos institutions aux enfants (*) dont les droits sont intégralement reversés à des associations labellisées par ma fondation. Les droits de ce deuxième tome vont à Résonantes qui lutte contre les violences faites aux femmes. Son application mobile App-Elles permet aux femmes de disposer de systèmes d’alerte particulièrement efficaces.
Vous ne donnez pas de conférences rémunérées ? Vous ne faites pas partie de boards de grands groupes comme d’autres anciens hauts dirigeants à travers le monde ?
F.H. : Non. Je ne suis dans aucun board autre que celui de La France s’engage. Je suis sollicité mais je fais ce qui me semble utile à mon pays.
En revanche, vous êtes présent sur la scène médiatique.
F.H. : Oui, pour promouvoir mes idées ou lorsque la situation du pays le requiert. Je ne suis plus dans la vie partisane.
Vous avez quand même déclaré contribuer à la création d’une force politique…
F.H. : Oui car je souhaite que se constitue une grande force de gauche qui présente un candidat à l’élection présidentielle avec des chances de victoire. Mais ce n’est pas à moi de l’organiser.
En proposant une nouvelle offre politique comme l’a été le macronisme en 2017 ?
F.H. : Nous faisons face à plusieurs crises et les conséquences économiques et sociales de la pandémie sont devant nous. À partir de là, il faut reconstruire le pays, et pas avec les méthodes déjà éprouvées dans le passé. La présidentielle de 2022 aura donc besoin à la fois de créer de la confiance et de faire du neuf.
Dans quelle direction devrait être orientée cette nouvelle offre ?
F.H. : Trois principes doivent la guider :
- Il faut renouveler nos pratiques démocratiques et institutionnelles qui ont été largement éprouvées ces dernières années.
- Assurer la conciliation entre écologie et économie.
- Faire une place à la jeunesse de notre pays car elle craint de ne pas la trouver dans les années qui viennent. Sur ces trois aspects, l’ESS peut être utile.
Partagez-vous l’inquiétude de ceux qui pensent que le pouvoir risque de tomber dans le camp d’un extrême en 2022 ?
F.H. : Quand il y a une faiblesse démocratique et peu d’offres politiques crédibles et cohérentes, le risque existe. Mais d’un certain point de vue, l’élection américaine et l’échec de Trump, comme l’impasse du Brexit en Grande-Bretagne, sans oublier la dérive d’un certain nombre de pays en Europe qui ont porté des nationalistes au pouvoir, tout cela ne constitue pas un appel d’air pour ces thèses. Je ne minore pas le risque mais c’est loin d’être une fatalité. Je m’inquiète davantage de la défiance des citoyens, de la dépolitisation et donc du désengagement civique.
Le « droite et gauche » d’Emmanuel Macron a-t-il favorisé cette progression des extrêmes en affaiblissant les partis dits de gouvernement ?
F.H. : Non, le chef de l’État a essayé de dépasser la droite et la gauche, mais a visiblement glissé d’un côté. La responsabilité appartient donc aux grands partis de gauche et de droite de refonder leur projet et de reprendre leur place dans le débat public.
Au board de votre fondation, vous avez la banque BNP Paribas. Donc la finance peut aussi être votre alliée…
F.H. : Je n’ai jamais contesté le rôle des banques, j’ai dénoncé des pratiques d’une finance utilisant les paradis fiscaux ou réalisant des opérations spéculatives qui ont conduit à la crise des subprimes. Mais faire crédit aux entreprises et aux particuliers est une noble tâche si elle est réalisée avec le souci de soutenir l’économie réelle. Si ceux qui m’ont écouté pendant ma campagne de 2012 ont pensé qu’il n’y aurait plus de banques en France après mon élection, ils n’étaient pas sur la bonne longueur d’ondes !
L’autre formule fameuse que vous avez prononcée est « Je n’aime pas les riches, j’en conviens ». C’était au cours d’un débat avec Michelle Alliot-Marie…
F.H. : Oui. Comme souvent dans un débat, un raccourci a été établi et qui ne correspondait pas à ma pensée. Je voulais dire que je n’aime pas la richesse qui n’est pas fondée sur le travail, le talent, le risque. Je n’aime pas la richesse, comme l’avait dit l’un de mes illustres prédécesseurs, qui se constitue en dormant.
Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook
Newsletter quotidienne Forbes
Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.
Abonnez-vous au magazine papier
et découvrez chaque trimestre :
- Des dossiers et analyses exclusifs sur des stratégies d'entreprises
- Des témoignages et interviews de stars de l'entrepreneuriat
- Nos classements de femmes et hommes d'affaires
- Notre sélection lifestyle
- Et de nombreux autres contenus inédits