La pandémie n’est pas finie que nous voici en crise. Dans la série d’entretiens Face au Virus, Forbes échange avec les hommes et les femmes qui travaillent aux adaptations nécessaires.
Ancien diplomate et ancien intermédiaire financier, spécialiste des startups, Romain Poirot-Lellig a créé en 2018 Africa Delivery Technologies, qui opère la plateforme de livraisons Kwik.Delivery, entre Lagos et Paris.
Forbes. Covid-19 remet-il en cause les perspectives de développement africain ?
Romain Poirot-Lellig. L’impact de la crise va être particulièrement lourd sur le continent de Européen, hélas. Il y a cependant une lueur d’espoir car, en Afrique comme ailleurs, la pandémie et le confinement provoquent une numérisation à marches forcées de l’économie et, dans une moindre mesure, du secteur public.
On voit les commerces de proximité et la grande distribution créer des sites d’e-commerce : ainsi, par exemple, les supermarchés SPAR à Lagos ont mis en place pour la première fois un site de commerce électronique pour faire face à la pandémie. Face au risque accru, les consommateurs privilégient la livraison et le paiement electronique, en Afrique comme en Europe et partout dans le monde. Mais ici, cette prise d’habitudes présente l’occasion d’accélérer la transition numérique, jusqu’à présent encore balbutiante. Ce serait majeur ! En particulier, la numérisation des procédures administratives qu’on observe en filigrane au Nigéria et Afrique du Sud porte un grand espoir. Eliminer, même partiellement, le « coup de tampon », c’est gagner en temps et en efficacité : c’est accélérer le développement de toute l’Afrique.
Forbes. La moindre demande de matières premières et notamment la chute du cours du pétrole ne pose pas-t-il un danger immédiat ?
Romain Poirot-Lellig. Les Etats africains sont en pleine gestion de la crise sanitaire ; la crise économique qui s’ensuivra passe encore au second plan. Pourtant, le prix négatif du pétrole, que l’on a observé la semaine dernière, a été un vrai choc. C’est particulièrement vrai au Nigeria, premier pays pétrolier du continent, mais aussi au Gabon et, pour les matières premières, pour tout le continent. Les industries extractives s’étaient à peine remises de la baisse générale du prix des matières premières de 2015. Cette nouvelle crise lancera probablement une consolidation importante du secteur.
Soit dit en passant, la crise des matières premières et du pétrole ne touche pas que les économies émergentes. Sans même parler de la Russie et des pays du Golfe, la chute du prix du baril est un revers politique considérable pour le président américain, qui a initié ou reconduit des sanctions envers trois des plus grands producteurs de pétrole au monde (Iran, Vénézuela, Russie). Pour que les Etats-Unis restent le premier producteur mondial de pétrole, le prix du baril doit rester plus haut que le prix de revient du pétrole de schiste, et ce n’est plus le cas. Les conséquences pour l’économie américaine vont être – sont déjà – significatives. Et cela se répercute jusqu’en Afrique.
Forbes. Quelles seront, justement, les conséquences de la pandémie sur les luttes d’influence en Afrique ?
Romain Poirot-Lellig. Il faut commencer par évoquer les pays africains eux-mêmes. Le continent comprend des puissances économiques émergentes : le Nigéria, l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Maroc, l’Egypte, le Kenya et, dans une moindre mesure, l’Ethiopie. Le cas de l’Afrique du Sud est un sujet d’inquiétude car elle était déjà sur une trajectoire problématique avant la pandémie. L’Algérie est très dépendante du gaz, le Maroc est en train de devenir une place financière pour le reste de l’Afrique. La baisse du prix du baril pourrait potentiellement avoir un effet positif sur le conflit en Libye mais va affaiblir le gouvernement et son contrôle des frontières. Les petits pays sont évidemment ceux qui vont souffrir le plus.
Dans un pays de plus de 200 millions d’habitants comme le Nigéria, l’on peut s’attendre à un renforcement des mesures de protectionnisme. L’Etat va probablement tenter de renforcer la base industrielle nationale, l’une des plus diversifiées d’Afrique, en augmentant les tarifs douaniers. Il est indispensable qu’il stimule également la demande intérieure, qui de par son volume pourrait constituer un puissant aiguillon.
Pour réussir, cette stratégie devra s’accompagner d’une amélioration drastique des standards de production, ce qui coûte cher et prend du temps, et de gains de productivité. C’est là que les entreprises de la tech ont un rôle décisif à jouer, dans l’élimination d’intermédiaires, la réduction des temps de décision, l’organisation des ressources économique et du travail… Cette prise de conscience doit dépasser les entrepreneurs et structurer la réflexion économique et l’aide internationale.
Forbes. Et les autres pays ?
Romain Poirot-Lellig. Les Etats-Unis sont dans une stratégie de repli isolationniste avec l’administration Trump, et ce dans tous les domaines. En Afrique, cela se traduit notamment par une absence de politique de développement et par la réduction drastique de l’assistance militaire et de la lutte anti-terroriste, ce qui va créer à court terme des difficultés à la France dans le Sahel. Cela ouvre cependant la porte à une implication plus grande de l’Europe, si elle sait pallier la défaillance du soutien américain.
La Chine pour sa part a beaucoup investi en Afrique mais elle a également créé beaucoup de rancoeurs. Les termes parfois très durs de son assistance technique et financière motivent une défiance certaine des Africains. Il va être interessant d’observer le devenir de son projet des Routes de la Soie à court et moyen terme face à ses difficultés économiques d’une ampleur inédite. La Chine n’a jamais fait face à une telle contraction économique, qui touche à la fois l’offre et la demande, comme l’expliquait Dominique Strauss-Kahn dans son récent article.
Quant au Royaume Uni, absorbé par les défis conjugués des crises sanitaire et économique et du Brexit, chacun aggravant l’autre, on peut douter qu’il soit à même d’agir. A la vérité, l’Europe a une occasion historique de jouer un rôle de premier plan en aidant l’Afrique face au Covid-19 ! Il est grand temps de construire sur le sommet Europe-Afrique d’Abidjan, en 2017. Voire d’en lancer un nouveau.
Forbes. Quid, justement, de l’influence de la France et de l’Europe ?
Romain Poirot-Lellig. Emmanuel Macron a été complètement dans son rôle en proposant l’annulation des dettes des pays africains dans sa stratégie de gestion de l’après-crise sanitaire. Il a repris l’initiative, y compris dans les pays anglophones. Pour affronter cette période difficile, l’Afrique a plus que jamais besoin du multiléralisme économique et sanitaire delaissé par Trump. Si elles savent un tant soit peu s’organiser et mutualiser leurs efforts, l’Europe et la France peuvent réellement aider l’Afrique à réaliser son immense potentiel économique et humain en cet instant critique. Comme le notaient Gérard Araud et Benjamin Haddad récemment à propos des Etats Unis, le meilleur moyen de contrer l’influence de ses rivaux, c’est de s’impliquer.
C’est notre intérêt bien compris : le déraillement du continent africain aurait des conséquences tragiques pour ses habitants comme pour nous. La clé est de relier les abandons de dettes à des réformes structurelles et pourquoi pas à un transfert de savoir-faire et de ressources pour aider à la transformation numérique. Sinon cela restera comme un coup d’épée dans l’eau.
Forbes. Quelles perspectives, dans ce contexte, pour votre choix entrepreneurial ?
Romain Poirot-Lellig. Notre startup a été créée avec la conviction que les technologies de l’information constituent l’une des meilleures réponses aux défis auxquels font face les économies africaines. Notre approche est de répertorier et de qualifier les ressources existantes dans le domaine crucial de la logistique du dernier kilomètre dans les grandes villes africaines : capacité de livraison, de stockage, de financement… Nous pouvons ainsi bâtir des services numériques innovants pour les acteurs économiques sur la base de ces données. Le premier d’entre eux, l’app Kwik.delivery, permet d’exécuter des livraisons « just-in-time » dans Lagos en moins de deux heures. C’était impossible avant son lancement : en sept mois, elle a convaincu plus de 11 000 utilisateurs B2B. Pour un marchand africain, la possibilité d’expédier ou de refaire son stock de manière fiable et prévisible, au bon moment, n’a pas de prix et c’est ce que permet Kwik. Mais c’est tout aussi vrai d’un grossiste de l’industrie pharmaceutique, d’un revendeur de pièces détachées automobiles…
Face au Covid-19, la question des gains de productivité devient particulièrement aiguë. Tous les acteurs économiques vont accélérer drastiquement le nettoyage de leurs bilans et de leurs comptes d’exploitation. Le besoin de tendre les chaines logistiques et de gagner en efficacité devient crucial. La numérisation du commerce africain s’accélère également. La pression économique s’accentue : plus question de passer des heures dans les embouteillages et de s’exposer pour aller faire les courses. Le confinement a démontré l’interêt des livraisons à des millions d’Africains.
Pour répondre à la forte accélération structurelle de la demande, nous avons ouvert un nouveau tour de table auprès de grands business angels. Yves Guillemot, cofondateur et PDG d’Ubisoft, vient d’annoncer qu’il y prendra part. D’une manière plus générale, les investisseurs en capital-risque qui s’intéressent à l’Afrique font face à l’opportunité historique de participer à l’accélération de la transformation numérique d’un continent qui comptera plus de 2 milliards de personnes en 2050.
Propos recueillis en confinement, à Paris et Lagos, le 30 avril 2020
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