Le communisme de « proximité » pouvait mener à de véritables prisons, mais il suscitait surtout des craintes sur le fait de franchir une ligne définie par le parti. Le capitalisme « rapproché », moins ouvertement intrusif, fait de nos activités en ligne une source de données que les sociétés privées exploitent à leur profit. L’auto-surveillance, enfin, transforme nos activités quotidiennes en une source de données que nous formons sur nous-mêmes. Alors que nous réfléchissons à l’importance de la chute du mur de Berlin il y a trente ans, nous nous demandons si les différentes formes de surveillance constituent la logique cachée de notre société.
En 1989, lorsque le gouvernement communiste de l’Allemagne de l’Est ne contrôlait plus les déplacements des citoyens, le mur de Berlin tomba contre toute attente. Peu après que les Allemands de l’Est obtinrent la liberté de partir et l’opportunité de critiquer leur gouvernement sans peur de représailles, celui-ci fut contraint de tenir des élections libres. Tout cela annonçait le démantèlement de la République démocratique allemande (DDR) et, quelques années plus tard, du communisme soviétique lui-même.
Ayant obtenu la liberté de manifester publiquement, l’une des premières choses que les Allemands de l’Est ont faites a été de se rendre au siège du ministère de la Sécurité de l’Etat, connu partout sous son acronyme allemand, la Stasi. Selon sa devise, la Stasi était « le glaive et le bouclier du parti ». Les Allemands la détestaient en grande partie pour son contrôle effroyable des vies humaines. Tout le monde savait, ou du moins pensait, que la Stasi espionnait les Allemands lambda en permanence. Les habitants devaient être constamment sur leurs gardes, notamment sur ce qu’ils pouvaient dire et où ils pouvaient le dire. Pour beaucoup de gens, la police secrète était l’essence même du pouvoir communiste.
Lorsqu’ils ont pris d’assaut le quartier général de la Stasi dans la Normannenstrasse (un autre surnom pour la Stasi), ils ont découvert des kilomètres de dossiers sur des individus qui faisaient l’objet d’une attention particulière de la Stasi. Au début, beaucoup de dossiers ont été détruits, mais les citoyens indignés se sont alors aperçus qu’ils voulaient comprendre les actions de la Stasi au cours des quarante années d’existence de la RDA. Les dossiers leur seraient donc utiles. Cela a conduit à la création d’une agence chargée d’aider les gens à trier ces dossiers et donc à « accepter le passé ». L’agence de la Stasi a d’abord été dirigée par le charismatique pasteur dissident Joachim Gauck (il deviendra plus tard président de la République fédérale d’Allemagne réunifiée).
Les gens étaient étonnés de la quantité d’informations qui avaient été compilées, et de la trivialité apparente de la majorité d’entre elles. La Stasi semblait se noyer dans l’information, dont une grande partie n’était que le produit des « collaborateurs informels » (espions). Ces derniers devaient montrer qu’ils accomplissaient leur devoir afin d’éviter leurs propres problèmes avec la Stasi. De plus, de par l’utilisation des méthodes dépassées, la plupart des informations recueillies ne pouvait être utilisée pour « faire le lien ». Ainsi cela aurait permis de comprendre la possibilité de l’activité « subversive ».
Avance rapide jusqu’au présent. Le communisme de proximité a disparu et a été remplacé par le capitalisme rapproché. (La Chine peut être considérée comme une exception, mais bien qu’elle insiste sur le fait que son système est un « socialisme aux caractéristiques chinoises », elle pourrait être qualifiée de forme de « capitalisme autoritaire ».) Maintenant, au lieu d' »information », nous avons des « données ». Les technologies de reconnaissance faciale permettent l’identification automatisée d’individus aléatoires dont les relations entre eux peuvent être instantanément examinées par des moyens électroniques. Les ordinateurs ultrarapides ont remplacé les fichiers manuscrits ou dactylographiés par des enregistrements électroniques d’une grande diversité. Les gouvernements ont une capacité exponentiellement plus grande de suivre les gens s’ils choisissent de le faire, et la question de savoir s’ils le font est l’un des débats centraux de notre époque.
Pourtant, le pouvoir des gouvernements est faible par rapport à celui des sociétés privées. Ces sociétés – notamment Amazon, Apple, Facebook et Google, mais aussi de nombreuses autres sociétés – prennent notre « épuisement de données » pour l’analyser, l’emballer et le vendre à des annonceurs et à d’autres qui se font un devoir de connaître nos préférences et désirs. Ces sociétés privées sont en fait beaucoup plus capables de manipuler et d’utiliser « Big Data » que le gouvernement américain. Certains disent que Facebook est « trop grand pour se battre » et qu’il est devenu plus puissant que n’importe quel État dans son contrôle de l’information.
Bien qu’on l’oublie souvent à cause de l’accoutumance aux technologies numériques, chaque pression sur une touche – et même des gestes aussi éphémères que le temps que nous passons sur une publicité – est une source de données précieuses pour ces sociétés. Avec ces données à leur disposition, elles sont maintenant en mesure de cibler au microscope le moment précis où elles croient qu’une publicité sera la plus efficace. Elles sont aussi de plus en plus capables d’anticiper nos besoins et nos désirs. Elles peuvent cibler la publicité en fonction de leur compréhension de ce que nous avons acheté dans le passé et de ce que nous voudrons probablement dans l’avenir.
Une partie des données – que nous élaborons pour les sociétés de surveillance – est le résultat de notre utilisation nécessaire et professionnelle des technologies numériques, ou de nos efforts pour rester en contact avec les autres. Mais une partie est créée par l’activité optionnelle « d’auto-surveillance ». C’est ce que l’on appelle parfois « le soi quantifié » et cela a été beaucoup associé aux efforts des gouvernements pour se décharger de leurs responsabilités financières et autres sur les bénéficiaires eux-mêmes. La diffusion de l’auto surveillance a été facilitée par des technologies telles que le Fitbit (un appareil portable qui permet de suivre les activités d’une personne liées à sa condition physique). Les États et les sociétés ne sont pas les seuls à nous observer progressivement à chaque action ; nous nous surveillons aussi de plus en plus, espérant que cela nous rendra plus en forme, mieux reposés, ou peut-être plus productifs et plus riches. Cependant une fois de plus, comme toutes les formes d’espionnage, elles peuvent simplement nous rendre plus anxieux.
Le communisme de proximité pouvait mener à de véritables prisons, mais il suscitait surtout des craintes sur le fait de franchir une ligne définie par le parti. Le capitalisme rapproché, moins ouvertement intrusif, fait de nos activités en ligne une source de données que les sociétés privées exploitent à leur profit. L’auto-surveillance, enfin, transforme nos activités quotidiennes en une source de données que nous formons sur nous-mêmes. Alors que nous réfléchissons à l’importance de la chute du mur de Berlin il y a trente ans, nous nous demandons si les différentes formes de surveillance constituent la logique cachée de notre société.
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