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Débat : en finir avec la politique de l’offre ?

Anne-Laure Delatte et Olivier Redoulès

Nommé Premier ministre le 5 septembre dernier, Michel Barnier présente un profil qui ne semble pas en rupture avec le projet économique développé par Emmanuel Macron. Pourtant, cette figure des Républicains, européen convaincu, affirme vouloir davantage de « justice fiscale », et s’est même dit ouvert à des taxes sur les super-riches et les superprofits, des mesures défendues par le Nouveau Front populaire. Décryptage avec cet entretien croisé entre la directrice de recherche au CNRS, Anne-Laure Delatte, et le directeur des études du cabinet Rexecode, Olivier Redoulès.

Propos recueillis par Maurice Midena avec Gaëlle Ménage, photos : Maurice Midena. Un article issu du numéro 28 – automne 2024, de Forbes France

 

Que vous inspire la nomination de Michel Barnier à la tête du gouvernement et ses implications sur le plan économique ?

ANNE-LAURE DELATTE : Sur le plan purement politique, on peut noter que Michel Barnier est issu du parti qui a obtenu un des taux de suffrages les plus faibles. Le choix est donc surprenant, mais la Constitution française est suffisamment floue pour laisser beaucoup de marge de manœuvre. Ce cas révèle à quel point notre régime politique est présidentiel. Dans d’autres pays européens, le président aurait seulement aidé à trouver un Premier ministre, mais sans faire lui-même le casting du gouvernement. Sur le plan économique, nous verrons rapidement à quoi nous en tenir avec la question du budget. Étant donné l’obédience de Michel Barnier qui est plutôt dans une continuité avec Emmanuel Macron, on s’attend à un budget de coupes en dépense, plutôt qu’en recettes, avec des conséquences macro-économiques qui ne seront pas très bonnes pour la France.

OLIVIER REDOULÈS : Michel Barnier est d’abord connu, sur la période récente, pour ses fonctions européennes. Il maîtrise bien les enjeux liés à Bruxelles, notamment d’équilibre politique avec nos partenaires et le fonctionnement des institutions européennes. C’est aussi un négociateur qui devrait s’inscrire, comme l’a dit Anne-Laure, dans la continuité de la politique économique du parti présidentiel. Emmanuel Macron tient à préserver la trajectoire politique de l’offre qui a été mise en place depuis 2017 et il l’a aussi choisi dans cet esprit.

 

Michel Barnier a été validé en amont par le Rassemblement national. Cela traduit- il une certaine tolérance du patronat et des entrepreneurs envers le programme économique du RN, très documenté pendant les législatives ?

A.L.D. : Les élections législatives ont révélé une grande tolérance d’une grande partie du patronat envers les idées du Rassemblement national. Ce n’est pas nouveau : dans les années 30, le patronat allemand ne s’était pas non plus insurgé contre le régime nazi. Au-delà de ça, il est clair que le RN a un programme pro-business. En outre, des études comme celles des économistes Elvire Guillaud et Mathilde Viennot ont montré que le programme économique du RN était anti-redistributif, et que s’il était appliqué, il favoriserait davantage les riches que les pauvres.

O.R. : Je ne suis pas d’accord. Le patronat, de ce que j’ai pu en percevoir, n’est pas plus perméable aux idées du RN que d’autres corps de la population. Mais il est clair que le RN a prêté attention à ne pas paraître anti-business, à ne pas créer d’opposition frontale aux entreprises. On le voit sur la réforme des retraites, où ils ont annoncé vouloir revenir sur la réforme avant de changer leur fusil d’épaule, dans une forme de confusion.

 

Bruno Le Maire a tiré la sonnette d’alarme concernant le déficit public. Il s’agirait de faire 60 milliards d’euros d’économie d’ici 2025. Où les trouver ?

A.L.D. : D’abord, je ne suis pas d’accord avec le diagnostic de Bruno Le Maire. Les règles européennes nous engagent à réduire le déficit au minimum de 0,5 % du PIB par an, donc de 14 milliards d’euros. Dans une politique vertueuse, il faudrait consacrer une partie du budget à réduire ce déficit mais être attentif au rythme car cela a des conséquences pour l’économie. Il y a un effet multiplicateur négatif sur l’activité des entreprises quand vous coupez des dépenses d’un coup. On provoque ainsi un ralentissement de l’activité et finalement, le solde primaire est dégradé parce que l’on peut lever moins de recettes. Ces questions se sont déjà posées dans les années 2010. Il est très regrettable de faire comme si l’austérité n’avait pas de conséquence sur la croissance. Aujourd’hui, on sait que couper les dépenses a un effet contre- productif sur le déficit public.

O.R. : Il faut en effet faire attention quand on mène une consolidation budgétaire trop rapide qui va désorganiser l’économie. Il ne faut pas faire les choses trop brutalement pour, aussi, éviter un retour de flamme du côté de la population. On l’a vu avec la crise des Gilets jaunes, provoquée par une hausse trop brutale de la taxe carbone. Il a fallu dépenser plus d’argent ensuite pour éponger les blessures politiques. Il faudrait redresser les comptes publics sans tomber dans l’austérité. L’important est le point d’arrivée, il faut respecter nos engagements européens, et assurer l’adéquation de ce qu’on dépense collectivement avec notre niveau de production. Il faut pour atteindre ces points suivre la trajectoire la plus régulière et la plus crédible possible.

 

Certes. Mais quelles sont les pistes pour réduire les déficits, entre un président qui semble rechigner à augmenter les impôts, et un nouveau Premier ministre qui semble, lui, prêt à étudier les mesures proposées par le NFP, comme la mise en place d’impôts sur les super-riches ou les superprofits ?

A.L.D. : Les Français dans l’ensemble paient beaucoup d’impôts pour financer des dépenses collectives comme la santé ou l’éducation. Mais certains arrivent à contourner les impôts et se trouvent moins taxés que l’ensemble des Français. Ce n’est pas normal. Une des propositions faites dans le programme du Nouveau Front populaire est de taxer les multinationales qui ont une très grande capacité à faire de l’optimisation fiscale. Il faut aller chercher les ressources là où elles existent. Vous en parliez, les Gilets jaunes sont un excellent exemple quant aux niveaux de prélèvement français : on a, en effet, un régime de protection sociale plutôt généreux, mais c’est parce qu’on a fait le choix en France, contrairement aux Américains, de collectiviser notre système de santé et d’éducation. Si l’on augmente les impôts en France des personnes les plus précaires, on déclenche un mouvement des Gilets jaunes. Ce sont les plus riches qu’il faut taxer car ce sont ceux qui paient le moins d’impôts. Les 500 plus grandes fortunes de France sont passées de200à1200milliardsd’eurosdepatrimoineen quinze ans. Si on mettait en place un ISF avec des modalités différentes, on pourrait récupérer 15 ou 20 milliards d’euros supplémentaires par an.

O.R. : Les multinationales rapatrient des bénéfices importants sur la production et les ventes réalisées à l’étranger mais, malgré cela, on creuse la dette externe car nous vivons au-dessus de nos moyens. Sur la fiscalité du capital, la France a fait plusieurs allers-retours sur l’ISF. On se rend compte que c’est une taxe peu efficace parce qu’on est sur une base fiscale extrêmement mobile. La possibilité de taxer les profits retenus au sein des entreprises ne fait pas forcément sens pour les grandes entreprises internationales. Il faut aussi veiller à ne pas poser problème au développement des entreprises en France avec des mesures pénalisantes qui nous singulariseraient par rapport autres grands pays. Sur le sujet des recettes, on a un niveau de prélèvement très élevé et je ne pense pas que ce niveau puisse aller plus loin. Celui-ci traduit une intervention de l’État dans l’économie qui est extrêmement importante. En ce qui concerne les retraites, par exemple, on a un plafond de cotisation et donc un niveau de pensions très élevé. Mais dans quelle mesure le salarié préfère que cette somme d’argent soit immobilisée dans la sphère publique et la retrouver quarante ans plus tard, ou en avoir une plus grosse partie aujourd’hui ? C’est une question de modèle de société. On mutualise beaucoup. La mutualisation permet parfois des gains d’économie d’échelle et de réduire le risque, mais elle a aussi des inconvénients en termes d’incitations et d’efficacité. Est-ce qu’on ne va pas trop loin dans la mutualisation ? Réduire la dépense publique conduirait à laisser plus de liberté et de risque aux individus.

 

Plusieurs études sont sorties sur les politiques de l’offre et leur faible impact positif sur l’économie ces dernières années. Faut-il les arrêter ?

O.R. : Concernant les politiques de l’offre, on a remarqué qu’en effet, lorsque, du jour au lendemain, vous baissez les taux de cotisation de deux ou trois points, les entreprises n’ont pas forcément besoin d’embaucher tout de suite. Et que la baisse du coût de production ne se transforme pas nécessairement en investissement immédiat. Mais, selon moi, le lien économétrique n’est pas établi concernant le manque d’efficacité supposé des politiques de l’offre, puisque la trajectoire de l’emploi est positive : 150 000 emplois industriels ont été créés entre 2017 et 2024 et près de 2 millions d’emplois dans toute l’économie. Ce n’est sans doute pas suffisant par rapport au montant qui a été mis sur la table mais c’est une inflexion notable. Concernant le niveau de prélèvements obligatoires sur les entreprises, nous avons seulement réduit l’écart par rapport aux autres pays, tout en restant plus haut. Le sujet est vraiment de savoir si l’on n’est pas encore face à un déficit de l’attractivité et de la compétitivité. En France, concernant les salaires du secteur de l’industrie, les niveaux de coût du travail sont très élevés.

A.L.D. : Si la stratégie de l’offre était séduisante il y a quinze ans, il faut maintenant faire le bilan. Par exemple, le crédit d’impôt recherche, qui coûte 7 milliards d’euros par an, bénéficie en très grande majorité aux grandes entreprises. Or, un rapport d’évaluation coordonné par les services du Premier ministre a montré qu’il n’y a d’effet sur l’investissement et l’emploi que pour les petites entreprises. Il est donc naturel de rationaliser ces dépenses, sur ce crédit d’impôt recherche, plutôt que sur l’hôpital public, par exemple. Et puis, 150 000 emplois industriels, sur le million qui a été détruit depuis vingt ans, c’est très limité. On a aussi les éléments pour remettre en question une partie des exonérations de charges sociales qui n’ont aucun effet sur l’emploi au-dessus d’un certain niveau de salaire, comme l’indique le rapport Bozio-Wasmer remis au Premier ministre.

O.R. : Ces 150000 emplois industriels ne rattrapent les emplois perdus. Mais si l’on regarde au niveau européen, on voit désormais une inflexion positive de la part de l’emploi industriel français dans celui de la zone euro. Après une trajectoire descendante, c’est satisfaisant. Il est difficile d’établir des liens de causalité macroéconomique avec de la microéconométrie car les mécanismes de bouclage sont mal appréhendés. Pour reprendre la formule des économistes Bozio-Wasmer, « absence de preuve ne vaut pas preuve d’absence ». L’intérêt du pré-rapport Bozio-Wasmer est qu’il montre les limites de certains travaux de microéconométrie en revisitant la problématique des trappes à bas salaires. En concentrant les aides autour du smic, on subventionne l’emploi peu qualifié. Ne faut- il pas aussi augmenter l’attractivité salariale des postes qualifiés ? On se retrouve dans une situation où l’écart de revenu disponible entre les salariés au smic et les salaires médians est aujourd’hui très réduit. Les syndicats patronaux et salariés déplorent un problème sur le tassement des grilles salariales. Il y a trop de niveaux qui sont espacés de quelques centimes d’euros. Il y a un effet pervers du tassement en revenu disponible entre le point d’entrée sur le marché du travail et le salaire médian : c’est le découragement à la progression professionnelle et à la productivité. Pour revenir aux investissements internationaux, il ne faut pas négliger l’effet réputationnel. En France, on parle depuis dix ans de politique de l’offre et notre attractivité s’est améliorée à l’étranger. Veut- on prendre le risque de voir partir nos centres de recherche et développement à l’étranger ?

 

Il y a l’enjeu des salaires, mais aussi le risque de départ des entreprises, si l’on enlève le crédit d’impôt recherche. Comment gérer ce risque ?

A.L.D. : Ma plus grande inquiétude est que les entreprises partent, non pas à cause du manque de subventions, mais simplement parce qu’elles ne trouvent plus les bons ingénieurs et le bon capital humain en France. À force de couper dans les dépenses publiques, l’éducation est devenue la première victime : l’investissement public a reculé de quinze ans. Les enjeux d’éducation sont plus importants aujourd’hui, donc la dépense devrait être plus importante. Mon inquiétude est qu’à force de couper la capacité productive d’un pays, sa santé, son éducation, ses infrastructures, on abîme structurellement sa capacité de long terme. Il faut bien gérer l’argent public et celui qui a été versé dans l’aide aux entreprises n’est pas bien géré.

Je suis très ennuyée de voir remis en question des arguments rigoureux, car je pense que l’on a fait pas mal de progrès en ce domaine et qu’il est toujours dangereux de remettre en question des résultats scientifiques. Certes, on ne peut pas faire de la politique avec de la technique, mais c’est important d’évaluer rigoureusement les politiques publiques. Quand bien même – et ce n’est pas prouvé – on aurait créé 150 000 emplois en dix ans avec les aides aux entreprises, c’est 27 milliards d’euros par an. Rapporté au nombre d’emplois créés, on réalise qu’on a eu moins d’exigence avec les dépenses publiques au service des entreprises, que l’argent consacré à l’éducation et à l’hôpital. Il est souhaitable qu’on ait la même exigence tout le temps avec l’argent public. Le risque de délocalisation des entreprises est brandi mais, au final, on dégrade la protection sociale et la trajectoire de long terme.

 

Mais les entreprises françaises sont-elles aujourd’hui capables de supporter la fin d’une politique de l’offre ?

A.L.D. : Cette politique n’a pas porté ses fruits. Entre 2017 et aujourd’hui, un trou de 40 milliards d’euros de recettes s’est creusé. Il manque des recettes dans les caisses. Le pari était qu’en baissant les prélèvements obligatoires, on accélérerait l’emploi et l’activité mais ça ne s’est pas équilibré. Jusqu’où ira-t-on ? La moitié du déficit public est lié à un manque de recettes. Il existe d’autres solutions.

O.R. : Les recettes sont moindres en pourcentage du PIB, certes, mais notre taux de prélèvement reste très élevé sur une base fiscale qui a augmenté. On peut se dire qu’il y a matière à mieux gérer la dépense publique qui a elle aussi augmenté. Une partie des baisses d’impôts concerne les ménages (taxe d’habitation, heures supplémentaires, impôt sur le revenu). Quant au choix des nouveaux allègements de cotisations, il a été fait pour soutenir l’emploi au smic. On subventionne massivement l’emploi peu qualifié. C’est un choix qui permet d’assurer à des employés peu qualifiés un niveau de vie plus élevé. C’est ici que réside le gros du coût de ces allègements. Le fait est qu’on ne peut plus se permettre de financer autant le niveau de vie de la population en s’endettant à la fois sur le plan extérieur et sur la finance publique, il faut privilégier la production de richesses.

 

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