Certains pays d’Asie du sud-est ont eu massivement recours aux nouvelles technologies pour contrer la pandémie du coronavirus. En Europe et ailleurs la tentation est grande de succomber à ces sirènes au mépris des libertés individuelles.
On doit à l’historien mondialement connu, Yuval Noah Harari, une récente tribune parue il y a quelques jours dans le quotidien Financial Times. Intitulée « Le monde après le coronavirus », il livre ses prédictions sur le monde qui sortira de cette pandémie. Son analyse, largement prospective, met notamment en avant le fait que cette crise aura été un accélérateur d’innovations technologiques : « Ce qui, en temps normal, aurait nécessité des années de délibération est soudain mis en œuvre… car le risque de ne rien faire est plus important que celui d’essayer. Des pays entiers servent ainsi de cobayes pour des expériences inédites menées à grande échelle… En temps normal, les gouvernements, les entreprises et les systèmes éducatifs n’auraient jamais accepté de mener de telles expériences. » Oui mais voilà, les temps que nous vivons n’ont rien de normaux. Ceux-ci nous obligent même parfois à opter pour des choix de société qu’à l’évidence nous n’aurions pas retenu « avant ». Ainsi en est-il de la « surveillance sous la peau », selon la formule de l’auteur de « Sapiens » et « Homo Deus« .
La technologie, outil de lutte contre la pandémie
Ce à quoi Yuval Noah Harari fait référence c’est l’usage des technologies de big data, d’intelligence artificielle et de géolocalisation pour endiguer l’épidémie. Si au cours des dernières années quelques « timides » tentatives avaient été lancées pour utiliser les technologies dans un but sanitaire – citons, en 2015, le service Google Flu Trends, stoppé depuis, qui se basait sur l’analyse des requêtes saisies dans le moteur de recherche pour prévoir la propagation d’un virus type coronavirus à l’échelle d’une ville – les technologies désormais disponibles permettent d’aller beaucoup plus loin. Grâce aux données de géolocalisation des smartphones, il a été possible de reconstituer les déplacements de millions de personnes qui, à l’occasion des fêtes du nouvel an chinois, sont arrivées puis reparties de Wuhan, berceau de l’épidémie. La visualisation de la propagation est impressionnante. Non seulement on découvre comment le virus s’est répandu de villes en villes, puis vers d’autres continents mais on visualise également la précision avec laquelle la technologies a les moyens de suivre les individus.
Grâce aux masses de données disponibles qui proviennent des informations de géolocalisation, l’identification des personnes qui ont été ou qui se trouvent à proximité de malades déclarés n’a jamais été aussi facile. En Chine, pays dans lesquelles ces technologies sont notamment utilisées à des fins de surveillance sociale (via la reconnaissance faciale), celles-ci ont aussi été mobilisées pour faire respecter le confinement imposé par les autorités: application mobile qui traque les porteurs de virus, scanner mesurant la température à distance, drones aspergeant du désinfectant ou intelligence artificielle pour cartographier l’épidémie. Ce recours aux technologie n’est pas limitée à l’Asie. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a récemment autorisé le Shin Beth, service de renseignement intérieur, à déployer une technologie de surveillance, d’ordinaire réservée à la lutte antiterroriste, pour traquer les patients atteints de coronavirus.
Libertés individuelles
A circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles. En Corée du Sud, à Singapour et à Taiwan, des mesures radicales de lutte contre le virus ont également été adoptées sans devoir en passer par le confinement. Là encore, non seulement la géolocalisation des téléphones portables a permis de remonter la piste des personnes contaminées mais elle a aussi été utilisées pour rappeler à l’ordre les personnes infectées tentées de s’éloigner de leurs domiciles. Dans certains cas, les autorités ayant déployé des logiciels chargés de contacter les personnes porteuses du virus pour leur demander de signaler leur température et, au passage, s’assurer qu’elles sont bien là où elles sont censées se trouver.
En Occident, de telles mesures seraient, à coup sûr, jugées comme liberticides mêmes si, et en cette période si particulière, elles pourraient être « comprises », à défaut d’être « acceptées ». S’il est audible que le confinement est destiné à protéger la population dans l’espoir de ralentir la propagation du virus et de soulager les hôpitaux, qu’en sera-t-il après cette catastrophe sanitaire ? En France, Gérard Larcher a prévenu que le Sénat exercera « pleinement » son pouvoir de contrôle : « Nous avons demandé à suivre la mise en place de ces mesures exceptionnelles qu’est l’état d’urgence parce que nous voyons bien qu’un certain nombre de mesures sont dérogatoires aux libertés individuelles et collectives», autre façon de dire que les parlementaires seront plus qu’attentifs à l’éventualité d’une utilisation des données personnelles, par exemple par le biais de traçages de téléphones portables. Nous n’en sommes pas là mais les choses pourraient évoluer, même bien encadrées juridiquement. Au motif de juguler cette pandémie, qui refusera que de telles technologies puissent être testées puis largement déployées si elles devaient permettre, à coup sûr, d’en accélérer l’issue ?
Il s’agit-là d’un véritable dilemme et d’un choix de société auquel nous allons très certainement être confrontés.
Ces dernières années ont été celles d’intenses batailles liées à la question de notre vie privée et de la place que nous accordons aux technologies. Cette crise sanitaire pourrait être le point de bascule de tous ces combats. Lorsqu’il s’agira de choisir entre « intimité » et « santé », il y a fort à parier que la seconde l’emportera sur la première, au détriment d’une part de nous-mêmes, de notre intimité.
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