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Commission d’enquête sur le dérapage budgétaire : « Il y a eu un aveuglement créé par une vision de la politique économique »

Eric Coquerel et Mathieu Lefèvre, dans la salle de la commission des Frances de l'Assemblée nationale. le é8 novembre 2024. ©Maurice Midena pour Forbes

Ce 3 décembre, s’ouvre officiellement la commission d’enquête parlementaire sur le « dérapage budgétaire ». Son président, Eric Coquerel, (La France insoumise – Nouveau front populaire) et Mathieu Lefèvre (Ensemble pour la République)  co-rapporteur, partagent auprès de Forbes leur volonté d’avancer sur ce dossier malgré des positions éloignées.


 

Aux grands maux, les grands remèdes. Afin d’examiner les causes des dérapages budgétaires constatés en 2023 et 2024, la commission des finance de l’Assemblée nationale va se doter des pouvoirs d’une commission d’enquête. C’est une première au cours de la Ve République. Initialement prévu à 4,9% du PIB en 2023, le déficit public a atteint 5,5% en 2023. L’écart est encore plus important en 2024. Les prévisions sont passé de 4,4% en début d’année à 6,1% du PIB début octobre. Les travaux débuteront ce mardi 3 décembre, dans une atmosphère de chaos alors que Michel Barnier a annoncé la veille le recours à l’article 49.3 sur le projet de loi de finances de la sécurité sociale (PLFSS), faisant planer la menace du chute du gouvernement en cas de vote par les députés de gauche et d’extrême droite d’une motion de censure. Si certaines réunions pourraient être décalées en fonction de la situation politique, cela ne devrait avoir qu’une influence minime sur le déroulé de la commission. Ses membres entendront sous serment des figures actuelles ou passées responsables des finances publiques, telles que l’ancien ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire, qui a passé plus de sept ans à Bercy. D’anciens premiers ministres, comme Élisabeth Borne et Gabriel Attal, seront également interrogés. Les députés rendront leurs conclusions dans six mois. 

 

Forbes France : Pourquoi avoir mis en place cette Commission d’enquête ? 

Eric Coquerel : Nous avons observé des variabilités très importantes dans les prévisions du déficit public entre fin 2023 et l’été 2024. Ces fluctuations sont totalement inhabituelles surtout à ce niveau. Cela a plusieurs conséquences fortes. Pour nous, députés, représentants de la nation, c’est quand même difficile de prendre des décisions sachant que les chiffres présentés peuvent être amenés à évoluer entre le moment de la prise d’information, et celui de la prise de décision. Nous avons également une mission de contrôle, notamment avec la commission des finances où nous nous sommes interrogés sur les raisons de ces fluctuations. Celles qui ont été avancées ne nous ont pas satisfaites, si tant est qu’elles nous ont été présentées. Des anciens ministres nous ont expliqué qu’eux-mêmes avaient du mal à comprendre comment cela avait pu arriver. 

Est-ce qu’il s’agit d’insincérité, de tromperie, de dissimulation ? Est-ce que cela est lié à des problématiques de modèle ? Est-ce que cela est dû à une politique qui génère des choses assez imprévisibles ? Quoi qu’il en soit, il faut connaître les raisons de ce dérapage. La façon de réagir des marchés financiers face aux emprunts que la France émet est, certes, corrélée à l’ampleur du déficit. Mais j’estime qu’il y a également une part importante dans le fait d’avoir confiance vis-à-vis des annonces de l’administration française. Si cela est remis en question, les conditions d’emprunt peuvent très vite se détériorer. 

Ce sont toutes ces raisons qui m’ont poussé à proposer cette commission. Parallèlement, Éric Ciotti et son groupe UDR avaient demandé une commission d’enquête évoquant de potentielles « dissimulations » de la part des précédents gouvernements. Un compromis a été trouvé avec la transformation de la Commission des finances en commission d’enquête. C’est une première au cours de la Ve République. 

Mathieu Lefevre : Notre démarche consistera à inventorier techniquement et dans le détail tous les impôts et à interroger chaque administration afin d’obtenir des réponses. Selon moi, les raisons de ce dérapage sont multifactorielles. Nous devons tout d’abord nous interroger sur la composition de la croissance. Le gouvernement explique qu’elle repose désormais davantage sur les exportations et moins sur la consommation. Par conséquent, les recettes de la TVA, habituellement prévisibles, auraient dégringolé. Mais il faut également s’interroger sur les autres recettes fiscales car les recettes de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés ont également chuté, ainsi que les cotisations sociales. 

Deuxièmement, il est possible que les modèles de prévision ne soient plus adaptés à un monde à 5% d’inflation. Ajoutons qu’un rapport commandé par le gouvernement en avril dernier sur les recettes démontre que les différentes administrations ne se parlent que peu ou pas assez, et que les remontées d’informations ne sont pas coordonnées avec la présentation des prévisions au Parlement. Nous avons plusieurs pistes, il s’agit désormais d’apporter des réponses.

Mathieu Lefèvre, député Ensemble pour la République. ©Maurice Midena

Est-ce que cela ne risque pas de tourner aussi en un procès des politiques économiques menées par Emmanuel Macron depuis sept ans? 

M.L: Le risque existe et nous devons à tout prix l’éviter. L’objet de cette commission n’est pas de faire un procès politique mais de comprendre les raisons techniques qui ont mené à une telle dégradation, notamment des recettes, entre la fin de l’année 2023 et l’été 2024. Et de ce point de vue, ce qui s’est passé est certes substantiel, mais pas inédit. Nous avons déjà connu de moindres recettes par le passé : en 2008-2009 mais aussi dans les années 2010-2013. Sans oublier que ceux qui critiquent ce qui s’est passé ces deux dernières années n’ont pas sauté au plafond quand nous avons eu deux années de recettes exceptionnelles entre 2020 et 2021. 

Il va falloir être extrêmement vigilant et ne pas nourrir l’imaginaire d’une quelconque suspicion selon laquelle le gouvernement aurait eu, à un moment donné, la volonté de dissimuler la réalité de la situation des finances publiques à la représentation nationale. Ce ne sont pas les ministres qui font les prévisions de recettes mais les administrations publiques ! J’ajoute qu’à la fin de l’année dernière, tous les organismes indépendants, et notamment le Haut conseil pour les finances publiques, jugeaient la prévision de recettes plausible. Il appartient à la Commission d’enquête de comprendre et d’expliciter ce qui a provoqué cet écart entre les prévisions et les résultats

E.C : Je récuse le mot car un procès politique se joue dans les votes à l’Assemblée nationale. Cette commission n’est pas une chasse à l’homme. Mais là où je diffère des positions évoquées par monsieur Lefèvre, c’est qu’il y a peut-être une explication dans les politiques économiques menées. Elle doit pouvoir apporter une réponse sur ce terrain-là et ne pas uniquement se border sur l’aspect technique.  

J’estime que nous avons mal anticipé les conséquences de la politique de l’offre – couplée à des facteurs aggravants comme l’inflation et la baisse d’activité mondiale -, sur les recettes. Durant les deux années post-Covid, il y a eu une activité économique exceptionnelle. Avec un point de départ très bas, le rebond est d’autant plus fort. Cela a généré d’importantes recettes et nous avons eu tendance à dupliquer cette analyse pour expliquer que la politique de l’offre offrait de plus importantes rentrées d’argent. Mais avec une croissance qui se normalise, cette hypothèse apparaît obsolète selon moi. Je ne crois pas qu’il y ait eu une volonté de dissimulation mais un aveuglement créé par une vision de la politique économique. Ce n’est que mon avis et cela sera à la Commission d’en juger. 

M.L : Nous pouvons, bien entendu, avoir un débat sur la politique de l’offre et ses conséquences économiques. Mais quel est le lien entre une politique économique menée et des prévisions de recettes inférieures à ce qui était prévu pour un même niveau de croissance ? Une politique menée de façon constante, sans accroc, ne saurait avoir des conséquences opposées d’une année sur l’autre. Il ne faut pas confondre les raisons techniques qui ont conduit à une mauvaise prévision de recettes avec la réalité budgétaire du pays, qui est avant tout dépensière. Dans un pays dont la dépense publique a plus que doublé depuis le début des années 2000, là est le sujet.

 

Donc vous considérez qu’il ne peut pas y avoir de corrélation entre la perte de recettes et la politique de l’offre ? 

M.L : J’estime qu’on a bien fait de baisser les impôts sur les ménages et sur les entreprises depuis 2017. Les recettes publiques supplémentaires sont largement supérieures à leurs coûts. Prenez l’impôt sur les sociétés : en dépit de la crise de recettes qu’on a connue, son rendement reste supérieur à ce qu’il était auparavant. Et ce, malgré l’abaissement du taux de 33% à 25%. 

Concernant les allègements généraux de charges, qui ont augmenté d’une vingtaine de milliards d’euros entre 2017 et aujourd’hui, ils ont permis de dégager plus de 100 milliards d’euros en recettes fiscales et sociales. Je récuse l’idée selon laquelle la politique de l’offre a fait perdre des recettes au budget général ou à la sécurité sociale. Au contraire. 

E.C. : L’objectif premier de la politique de l’offre et de la compétitivité c’est la baisse du déficit. C’est un échec total car il a explosé. Pour ses partisans, attirer les capitaux favorise les investissements et la création d’emplois. In fine, les recettes dégagées se révèlent supérieures aux réductions d’impôts consentis. Cela n’a pas eu lieu dans la réalité. En 2023,  il y a eu 62 milliards de baisses de recettes, soit une chute de 2 points par rapport à 2022.

Surtout, cela n’a pas résolu le problème global auquel la France – mais aussi l’ensemble de l’Union européenne –  est confrontée : la nécessité d’investissements en matière écologique. Je reste persuadé qu’il ne fallait pas baisser les impôts. En tout cas, il ne fallait pas mal les baisser comme cela a été fait depuis 2017.  

Eric Coquerel, député Nouveau front populaire et président de la commission de Finances. ©Maurice Midena

A quand remontent vos premiers doutes sur les chiffres présentés ? 

E.C : A la fin 2023, lors des débats sur les textes budgétaires, il y a certaines institutions, dont le Haut conseil des finances publiques, qui parlent de problèmes de crédibilité, refusant toutefois le terme d’insincérité. Du côté des parlementaires, nous sommes plusieurs et les vidéos font foi, à dire : « Nous estimons que les chiffres présentés ne correspondent pas à la réalité économique. » Pour autant, personne n’aurait pu prédire un tel dérapage. 

M.L :  Il faut préciser que le Haut conseil juge, en date du 27 octobre, la prévision de prélèvements obligatoires pour 2023 « plausible ». Je rappelle que la note du Trésor, qui alerte sur une dégradation du déficit public, intervient début décembre. Soit après le vote des textes budgétaires, et encore, sans en tirer de conclusion évidente. Par ailleurs, elle indique que les politiques n’ont pas à en tirer de conclusions immédiates. De ce fait, je reste très prudent par rapport à ceux qui nous disaient que les recettes allaient dégringoler fin 2023.

E.C : Il y a quand même eu une volonté de ne pas faire ce qu’il fallait faire en fonction d’éléments politiques. Au moment de la première révision du déficit public en avril – à 5,1% contre 4,4% précédemment -, nous demandons un projet de loi de finances rectificative. Bruno Le Maire également. S’il n’a pas lieu, je pense qu’il y a un lien avec les élections européennes. 

M.L : Je suis d’accord. Des mesures auraient pu être prises par la voie d’une loi de finances rectificative. Pour autant, les conséquences en termes de recettes auraient été faibles. On parle de 3 milliards d’euros sur une dégradation de plus de 50 milliards d’euros. 

 

Le déficit public a une nouvelle fois été réévalué en septembre : la dissolution et l’instabilité politique ont-ils eu des conséquences sur cette nouvelle révision ? 

E.C : Avoir un gouvernement démissionnaire, qui navigue entre deux eaux, a encore plus déréglé la machine, notamment au niveau du dialogue entre Matignon et Bercy. Il n’y pas forcément eu de creusement rapide du déficit entre la dissolution et les dernières prévisions mais cela a retardé la transmission de l’information. Sans cela, nous l’aurions su plus vite et aurions pu réagir plus vite. 

M.L : Il ne faut pas oublier qu’on suspend aussi un certain nombre de réformes durant l’été, qui peuvent être prises par voie réglementaire pour limiter les dépenses comme la réforme de l’assurance chômage ou encore plusieurs réformes qui auraient pu améliorer les comptes sociaux.

 

Justement Michel Barnier a évoqué un emballement des dépenses lors de la mise en place de cette Commission d’enquête… 

E.C :  En 2023, les dépenses baissent par rapport au PIB. Donc ce ne sont pas les dépenses qui expliquent le gonflement au déficit. 

M.L : La dépense de l’État a également été tenue en 2024 puisqu’elle a été réduite par rapport à la prévision initiale. Tous les leviers sur lesquels le gouvernement pouvait jouer ont été actionnés. Concernant la sécurité sociale, il y a environ 1 milliard d’euros de dépenses supplémentaires, qui restent de l’ordre du traditionnel et de l’absorbable. Néanmoins, les dépenses des collectivités territoriales ont quand même augmenté de façon plus importante que prévu par la loi de programmation des finances publiques. On parle de 12 milliards d’euros, ce qui explique 0,4 point de PIB par rapport au 1,7 point de PIB d’écart attendu. Il y a certainement eu une reprise de l’investissement de la part des collectivités après deux années de sous-investissement à l’issue de la crise sanitaire, mais c’est un point que la commission d’enquête ne pourra pas esquiver.

E.C :  C’est compliqué de demander à la fois aux collectivités d’investir plus et de les pointer du doigt quand elles le font. Entre 2017 et aujourd’hui, il y a une hausse de 3,5 points de l’investissement public. Les collectivités y ont pris part à hauteur de 70%. Et tout le monde leur a demandé d’agir de la sorte. D’autant que parallèlement, elles ont dû faire face à une baisse de leurs recettes. 

 

En 2023 et 2024, la France a évité la récession, le taux de chômage est resté assez bas. Est-ce qu’au final, le dérapage du déficit public n’était pas un mal nécessaire?

M.L : Incontestablement. Quand vous reprenez la croissance de la dette depuis 2017, elle s’explique par des baisses d’impôts à hauteur de 20-25%, par des dépenses de crise à hauteur de 30-35%. Le reste c’est parce que la France dépense plus que ses voisins européens pour financer ses retraites. 

Je voudrais revenir sur les dépenses de crise, elles se sont avérées un peu plus importantes que chez nos voisins européens durant le Covid. Et beaucoup plus importantes pendant la crise énergétique. J’estime que nous avons bien fait de le faire. Pour autant, il y a aujourd’hui une difficulté à passer d’un système de crise à un système hors crise. On a des dépenses publiques qui augmentent structurellement durant les crises dans notre pays. Le problème c’est qu’elles se sédimentent après les crises, contrairement à nos voisins européens.

B.C :  C’est la lecture où le déficit est principalement creusé par les dépenses. Personnellement, je ne suis pas affolé par le déficit actuel. La France reste encore une des quinze valeurs sûres auprès des investisseurs. A chaque fois que le pays ouvre un emprunt il y a deux fois et demie plus d’emprunteurs que de titres émis donc n’est pas un sujet d’inquiétude pour le moment. 

Je suis beaucoup plus préoccupé par les raisons de l’envolée du déficit : la baisse des recettes et les avantages fiscaux faits aux revenus du capital et aux très riches de nos concitoyens. Si l’augmentation du déficit public permettait d’accroître les investissements en matière écologique, cela ne me poserait pas problème. 

 


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