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Comment La Pandémie A Remis Le « Care » Dans Le Débat

pandémie
Source : Getty Images

La pandémie a remis la notion de « care » et la forme d’éthique qui la sous-tend au cœur des débats : la logique du prendre soin et de l’attention à l’autre est devenue si prégnante que l’on se demande comment l’on a pu l’ignorer si longtemps dans notre manière d’appréhender notre relation au monde – qui est d’abord une relation de soins (reçus et prodigués). Cette forme d’éthique s’appuie pourtant sur 40 années de travaux en sciences humaines et sociales, depuis la contribution séminale de Carol Gilligan, « Une voix différente. Pour une éthique du care », Flammarion (1986)

Mais la question du soin n’épuise pas la lecture que l’on peut avoir de la pandémie : il est nécessaire de mobiliser en complément une sociologie de la relation au monde qui situe au centre de son analyse la notion de résonance – parce que notre désir d’entrer en relation avec le monde, avec les autres, avec nos proches… est tout autant existentiel que notre besoin de soin. Cette sociologie a été développée par le philosophe et sociologue allemand Hartmut ROSA (lire notamment son dernier opus, « Rendre le monde indisponible », La Découverte, 2020).

En articulant ces deux approches, la théorie du care, d’une part, et la théorie de la résonance, d’autre part, je propose ici une lecture de la pandémie qui s’articule autour de quelques mots clés que ces traditions analytiques ont en partage : vulnérabilité, reconnaissance, pouvoir d’agir (autonomie), prendre soin, et, enfin, écoute. Des mots qui sont aussi ceux de la pandémie, des mots qui aident à décrire nos quotidiens et certains grands enjeux qui ne sont pas propres au temps du coronavirus, mais que la pandémie (re)met en lumière.

 

1. Vulnérabilité
Pour l’éthique du care, l’être humain se caractérise en premier lieu par sa vulnérabilité et les besoins de soin inhérents, depuis la petite enfance jusqu’à l’âge le plus avancé (s’il s’accompagne de dépendance), en passant par les accidents de la vie (maladies, épreuves de deuil, etc.).

Or, la vulnérabilité revêt pour H. ROSA une importance singulière : « La disposition à la résonance (…) va nécessairement de pair avec un haut degré de vulnérabilité. Être prêt à se laisser affecter, c’est accepter d’être éventuellement blessé. » Il n’y a donc pas de résonance possible sans vulnérabilité consentie. Il y revient d’ailleurs dans son dernier ouvrage en ces termes : « La résonance implique la vulnérabilité et la propension à se rendre vulnérable ».

Tout à la fois condition (je dois accepter de m’ouvrir, d’être touché pour espérer entrer dans un rapport de résonance) et conséquence de la résonance (parce que l’expérience de la résonance me bouleverse, me touche et, partant, me transforme), la vulnérabilité trouve dans cette théorie une place originale qui dépasse son acception plus classique dans le cadre du care : elle recouvre ici tout à la fois un fait indiscutable (être exposé par nature) et une capacité – celle de nous exposer par consentement.

La pandémie nous ramène brutalement vers notre vulnérabilité ontologique (tomber malade, décéder), mais vers celle aussi d’un monde tout entier pris dans les rais d’un virus qui confine plus de la moitié de l’humanité et fragilise nos économies. Cette vulnérabilité que nous ne voulons pas voir, qui nous gêne, est aujourd’hui un fait total qui bouleverse chacun dans son quotidien, ses espoirs et sa situation socio-économique.

 

2. Reconnaissance
H. ROSA trace un lien direct entre sa théorie et les travaux d’Axel HONNETH (cf. « La lutte pour la reconnaissance », folio, 2013), qui a proposé une philosophie de la reconnaissance qui fait aujourd’hui référence : « La reconnaissance est la forme que prend la résonance dans nos relations sociales ».

Il conclut d’ailleurs presque son ouvrage majeur comme suit (« Résonance. Une sociologie de la relation au monde », La Découverte, 2018) – citation qui constitue aussi un excellent résumé de la théorie de la résonance : « Nous aspirons à un monde qui nous porte, nous nourrisse, nous réchauffe et nous soit accueillant, un monde dans lequel nous soyons nous-mêmes efficaces ; et nous redoutons d’être livrés à un monde silencieux et impitoyable. Il y a là d’évidents points de contact entre la théorie de la résonance et le concept de reconnaissance forgé par Axel Honneth dont elle offre une tentative d’extension et de généralisation ».

Or la question de la reconnaissance revêt une importance considérable dans les théories du care, dans la mesure où les tâches et les métiers inhérents au care sont généralement peu considérés dans nos sociétés – et ceci n’est pas sans lien avec la question du genre. Dévalorisé voire méprisé, le travail de care a plus que jamais besoin d’être rendu plus visible et d’être mieux reconnu.

La pandémie a bien évidemment contribué à redonner toute sa place aux métiers du soin. Mais, au-delà des métiers du care, bien des métiers opèrent dans l’indifférence et l’absence de considération. C’est donc bien l’une des leçons de la pandémie que de nous rappeler combien certains métiers peu valorisés sont pourtant essentiels à nos quotidiens – y compris les livreurs de repas à bicyclette.

 

3. Pouvoir d’agir
L’éthique du care est une éthique du faire : elle implique d’abord et surtout de veiller à restituer à chacun toute sa puissance d’agir sur le monde – et en ce sens l’autonomie est une quête perpétuelle et non un acquit.

Chez H. ROSA, l’expérience de résonance est par essence bilatérale : le sujet ne se laisse pas seulement toucher, il est aussi capable de toucher, « c’est-à-dire d’atteindre le monde par [son] action ». Fondée sur la psychologie du sentiment d’efficacité personnelle, cette approche implique un fort degré de confiance : confiance que l’on a dans notre capacité à atteindre le monde, « à relever les défis, à contrôler leur environnement et donc à mener à bien des actions ».

Les sujets humains, nous dit H. ROSA, se distinguent alors « avant tout par le degré de confiance qu’ils accordent à leur capacité à effectuer des tâches ». Auto-efficacité et confiance sont en effet étroitement reliées : « Une personne éprouvant un sentiment d’efficacité élevé aura davantage confiance en elle ».

De ce point de vue, la pandémie, lorsqu’elle nous confine et réduit fortement nos champs d’action, nos arbitrages tant personnels que professionnels, limite notre puissance d’agir. Nous (re)découvrons ce qu’être autonome (et ne pas l’être) veut dire, nous prenons conscience de cette donnée fondamentale : sans ce pouvoir d’agir sur le monde, il n’y a ni résonance possible, ni reconnaissance.

 

4. Prendre soin
Si, pour H. ROSA, « le public concerné par les soins et l’enseignement, développe de lui-même de fortes attentes de résonance et les expriment souvent », cette demande fait écho à celle dont sont porteurs, en réciprocité, celles et ceux qui réalisent ces tâches. De fait, « il n’y a pas de soin ni d’enseignement dignes de ce nom sens relations de résonance ». En effet, « les enfants et les malades (mais aussi les personnes âgées et les sans-abri) veulent être vus, entendus, touchés ; ils attendent des réponses autant que des traitements. » C’est toute la dialectique du cure (le traitement) et du care (l’attention à l’autre, via l’écoute et la réponse).

D’un côté, donc, s’exprime une demande de care que n’épuise pas la seule dimension du traitement médical (ou l’apprentissage d’une matière donnée), de l’autre se manifeste tout aussi fortement un besoin de résonance dans l’exercice des soins ou de l’enseignement, et plus fondamentalement dans la relation à l’autre – parce que c’est bien là ce qui donne du sens à mon quotidien – me sentir utile à l’autre, et ce pas seulement via l’administration froide et distanciée de soins ou de pédagogie.

J’étends naturellement ces considérations à l’ensemble des activités : lorsque les équipes de terrain du Futuroscope disent apprécier le fait de pouvoir venir en aide aux visiteurs fragiles (femmes enceintes, PMR ou encore personnes âgées), on retrouve l’importance du care dans des quotidiens qui ne relèvent ni de la santé, ni de l’enseignement.

Bien plus, selon l’auteur les employeurs eux-mêmes « ont intérêt à une telle sensibilité résonant », parce qu’ils « ont besoin d’employés doués d’empathie sociale, sensibles aux exigences des collègues et des clients, réceptifs aux humeurs et aux atmosphères et capables d’investir toutes leurs énergies physiques et psychiques dans leur activité ». Être au travail dans des relations de résonance, c’est ainsi notamment « prendre soin de [ses] collègues et de [ses] clients afin de réussir ».

Si la résonance ne peut être programmée, si le care ne peut être une injonction, il n’en demeure pas moins que de l’employeur à l’employé, du collaborateur à ses pairs, des clients/patients vers les professionnels auxquels il s’adresse, chacun d’entre nous, en tant que professionnel, recherche et valorise dans son travail ces dimensions. La pandémie nous le rappelle avec force, y compris lorsque la défiance peut se substituer à ces relations d’attention réciproques.

 

5. L’écoute
H. ROSA y revient souvent : « Partout (…) où s’inventent de nouveaux rapports aux réfugiés ou aux personnes âgées qui ne les traitent plus en bénéficiaires d’aide muets ou en personnes dépendantes mais laissent entendre leurs voix, de véritables rencontres intersubjectives ont lieu, susceptibles de transformer à la fois les deux côtés, les réfugiés et les autochtones, les personnes âgées et les jeunes ».

Or prendre soin des plus fragiles, cette source possible de résonance, constitue le cœur même de l’éthique du care, mais cela ne peut aller sans un nécessaire travail d’écoute des besoins des personnes (leur voix), et sans une réelle réciprocité : ce que la personne que j’aide peut m’apporter en retour compte autant, sinon plus, que ce que je suis moi-même en capacité de lui apporter – si du moins j’accepte de me transformer à son contact. Cette idée de transformation, si centrale chez H. ROSA, fait donc écho au principe de réciprocité du care, qui veut que l’on soit toujours et récepteur, et producteur de soins.

Quand on observe combien cette antienne (« on ne nous écoute pas ») se répercute d’une organisation à l’autre, d’un corps social à l’autre (le mouvement des gilets jaunes en est un témoignage éloquent), on mesure l’importance de l’écoute pour que s’éprouve réellement un sentiment de reconnaissance – et d’efficacité personnelle. Car si je ne suis pas entendu, je n’ai pas la première mesure d’un quelconque pouvoir d’agir sur le monde… La boucle est bouclée.

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