Le rapporteur général du budget, Charles de Courson, et le député Ensemble pour la République, Jean-René Cazeneuve, apparaissent divisés sur l’examen du Budget 2025 alors qu’ils partagent certaines positions plus sur les sujets économiques, comme la défense de la politique de l’offre.
L’automne, cette saison marquée par la tombée des feuilles, la baisse des températures… Sans oublier les textes budgétaires au Parlement. Cette année, les débats sont encore plus tendus faute de majorité, même relative, à l’Assemblée nationale. Pour ne rien arranger, les discussions seront cette année entrecoupées par les travaux d’une commission d’enquête sur le dérapage budgétaire en 2023 et 2024. Charles de Courson, rapporteur général du budget et Jean-René Cazeneuve, député Ensemble pour la République, livrent auprès de Forbes leurs réflexions sur cette situation inédite alors que l’examen du projet de loi de finances reprend ce mercredi, après la fin de l’examen du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, qui n’a pas été adopté en première lecture. Une première sous la Ve République.
Forbes France : Quel sera le rôle de la commission d’enquête qui va s’ouvrir dans les prochaines semaines et son déroulé ?
Charles de Courson : C’est la première fois que nous nous retrouvons avec des écarts aussi importants entre les prévisions initiales et les résultats attendus. Il faut savoir que les prévisions pour 2024 sont bouclées durant l’été 2023. Dès la fin de l’année 2023, il apparaissait que les prévisions pour 2024 pouvaient être surévaluées. Le problème, c’est que tous les gouvernements agissent de la même manière. Même s’ils remarquent un dérapage, ils rechignent à réajuster car cela entraîne d’importantes modifications.
Prenez l’exemple de l’impôt sur les sociétés (IS) : la loi de finances initiale pour 2024 estimait qu’il rapporterait 72 milliards de recettes. Au final, cela devrait être de l’ordre de 58-59 milliards. La différence est énorme. A titre de comparaison l’IS avait rapporté 57 milliards en 2023. Je me pose des questions sur la prévision initiale du gouvernement alors qu’il expliquait que l’épargne brute et l’épargne nette des sociétés privées allaient baisser. Est-ce qu’il s’agit d’erreurs de prévisions faites par les administrations, ou est-ce qu’il y a eu une décision politique de la part du ministre de l’Economie de gonfler les chiffres ? Comme il l’a dit publiquement, Bruno Le Maire va se faire un plaisir de venir répondre à nos questions. Mais nous allons également rechercher comment cela a déraillé, impôt par impôt, grâce aux notes de la direction du budget et de la direction du Trésor. Car l’impôt sur le revenu et la TVA ont également eu des rendements plus bas qu’attendus de plus de 4 milliards d’euros chacun. On parle beaucoup des recettes mais il y a aussi eu un dérapage du côté des dépenses, en raison du mécanisme des reports budgétaires notamment. Nous allons y prêter attention.
Jean-René Cazeneuve : Il y a unanimité pour faire cette commission d’enquête. Mais parler d’insincérité alors que la commission n’a même pas encore commencé est assez hasardeux. Je rappelle que le président de la Cour des Comptes lui même a dit clairement qu’il n’y avait jamais eu d’insincérité de nos budgets. . Si certains ont déjà la conclusion, ce n’est pas la peine de la faire. Quel est l’intérêt pour un ministre de dire « tout va bien », pour s’apercevoir six mois après qu’il s’est trompé dans les grandes largeurs ? J’estime qu’il s’agit plus d’un problème d’environnement, un problème de pilotage, un problème de prévisions. C’est une sorte de tendance assez lourde dont nous avons découvert l’ampleur au fur et à mesure des mois.
Est-ce que c’est le modèle de prévision qui n’est plus adapté ? Est-ce que le contexte international a contribué à cette dégradation? Est-ce qu’il y a eu un petit peu d’optimisme dans les prévisions initiales ? Je reste ouvert à toutes les possibilités. Il faut apporter des réponses afin que cela ne se reproduise plus pour les prochains budgets.
Avec des prévisions macroéconomiques dont on peut douter de la fiabilité au vu des dérapages budgétaires en 2023 et 2024, comment aborder la feuille de route initiatiale du budget 2025 proposée par le gouvernement, avec notamment les 60 milliards d’euros d’économies prévues ?
J-R.C : Il faut rester assez prudent. Ce qu’il s’est passé en 2024, montre que les modèles de prévision ne sont plus adaptés, sans que l’on comprenne encore pourquoi. Il y a notamment un point d’interrogation sur la prévision de croissance. Le gouvernement table sur 1% d’augmentation du PIB en 2025. C’était dans la fourchette basse par rapport aux prévisions des différents organismes, avant les annonces de mesures d’économie extrêmement importantes. Cela va avoir un effet récessif mais difficile de dire à quel point. Il n’existe pas de références historiques avec des économies aussi importantes que ces 60 milliards. Nous pouvons également avoir des incertitudes sur la projection des recettes faites par le gouvernement, qui va dépendre du taux de croissance effectif. Les hypothèses concernant le taux d’inflation semblent beaucoup plus réalistes. C’est un point important car l’inflation est un “driver” important concernant les recettes et les dépenses.
C.D.C : 60 milliards d’économies cela représente deux points de PIB. Depuis 50 ans, nous n’avons jamais vu des mesures aussi importantes ramenées à la richesse française. Le Haut Conseil des finances publiques estime que cela aura un effet récessif de 0,4 voire 0,5 point de PIB tandis que l’OFCE table sur 0,8 point. Au bas mot, nous allons perdre six milliards de recettes fiscales et sociales mais cela pourrait être le double.
Actuellement, l’inflation prévisionnelle est à 1,8% en moyenne annuelle, mais les dernières statistiques montrent que sa décélération est très forte. L’Allemagne est en récession, les débouchés se ferment donc les prix baissent. Je pense que le taux d’inflation pourrait, in fine, se situer aux alentours de 1,4-1,5%. Et ça, ce n’est pas bon pour les recettes de l’Etat.
J-R.C : C’est bon pour les dépenses, la majorité des prestations sociales comme le RSA ou les retraites étant indexées sur l’inflation.
C.D.C : C’est bon pour les dépenses mais c’est plus compliqué. Le budget de l’État, c’est un tiers de dépenses de personnel. Sur cette partie, il y aurait eu une augmentation en fonction du taux d’inflation mais le gel du point d’indice des fonctionnaires a été annoncé pour 2025.
Le réajustement budgétaire de 60 milliards d’euros voulu par le gouvernement, est-il suffisant ou est-ce un effort trop important aujourd’hui pour la France ?
C.D.C : Selon moi, un effort raisonnable aurait été un ajustement budgétaire de 20 à 30 milliards chaque année, étalé dans le temps. Cela aurait consisté essentiellement en des réductions de dépenses assorties de quelques mesures de justice fiscale. Ce n’est pas le choix du gouvernement, dont je réfute d’ailleurs la répartition qu’il fait entre hausse de la fiscalité et baisse des dépenses. Le gouvernement a annoncé un effort de 60 milliards d’euros, en combinant une réduction des dépenses d’un peu plus de 40 milliards et une augmentation des impôts pour 20 milliards. Cependant, certaines mesures présentées comme des réductions de dépenses sont en réalité des augmentations de recettes, pour un montant total de 10 milliards d’euros. En les reclassant correctement, on obtient plutôt une répartition équilibrée, avec 50 % provenant de hausses fiscales et 50 % de réductions de dépenses.
J-R.C : J’estime qu’il fallait faire un effort de cette envergure. Nous avons trop procrastiné en matière de réduction de nos dépenses publiques ces dernières années. J’ai entendu certains dire que nous aurions pu nous contenter d’une réduction du déficit à 5,5% du PIB, ce qui aurait demandé moins de coupes et de hausse d’impôts. Mais vu ce que nous coûte le remboursement de la dette chaque année, il fallait vraiment donner un coup de sabot important.
Je conçois que c’est un équilibre difficile à trouver. Si vous freinez trop vite les dépenses, cela a des conséquences sur vos recettes mais si vous ne freinez pas assez vite, vous avez des taux d’intérêts qui augmentent, un risque sur la crédibilité de notre dette. L’Europe peut également espérer sortir des crises. Depuis 2020, il y a eu un enchaînement de crises successives. Cela joue évidemment sur le moral des affaires, la croissance, le commerce international…
Les débats en commission des finances puis à l’Assemblée nationale ont fait la part belle aux hausses d’impôts. Au vu des résultats de la politique de l’offre ces dernières années, ne fallait-il pas complètement la remettre en question pour ramener le déficit à 5% ?
J-R.C : Il faut faire attention à ne pas tirer des conclusions trop rapides. Je considère que la politique de l’offre a produit de bons résultats. Mais ces derniers ont été brouillés par la superposition de crises depuis 2020. Je vois que certains nous disent : « C’est la preuve que la politique de l’offre ne fonctionne pas. » Que nenni, c’est une position idéologique. D’autres nous disent : « Elle a formidablement marché. » C’est aussi un peu idéologique, parce que les résultats sont néanmoins en deçà des attentes en raison de recettes qui ne rentrent pas comme il le faudrait.
C.D.C : Et puis, du côté des partisans de la demande, il y a une problématique qui est très simple : le multiplicateur keynésien ne marche pas dans une économie ouverte. A chaque fois que nous avons essayé de faire une relance par la demande, nous avons boosté les importations, déstabilisant encore plus notre balance commerciale. Pour les théoriciens de l’offre, c’est la théorie classique : il n’est pas possible de distribuer durablement plus que ce qui est produit. Donc le facteur central c’est l’offre. Pour développer l’offre, il faut des entreprises compétitives. Regardez en France, les secteurs les plus prospères sont les plus compétitifs, et ceux qui exportent beaucoup.
Mais la politique de l’offre telle qu’elle est conçue depuis des années en France, part d’une compétitivité basée sur la baisse du coût du travail. Or, il y a d’autres moyens de gagner en compétitivité…
C.D.C : En effet les allégements des cotisations sociales, les réductions d’impôts, c’est de la compétitivité du coût du travail. Mais, ce n’est pas ça qui fait la compétitivité. Cela vous donne éventuellement les moyens de dégager un autofinancement plus important pour investir. Mais ce n’est pas automatique. Prenez la taxe d’habitation, elle permettait de récolter plus de 20 milliards d’euros par an. Son annulation n’a aucune conséquence sur la compétitivité. D’où ma critique de la façon dont on essaie de favoriser l’offre compétitive. La compétitivité, c’est un ensemble de facteurs : de bons produits, un bon rapport qualité-prix, un bon marketing, un bon réseau de distribution…
J.R-C : Enfin, vous savez, j’ai travaillé dans l’entreprise. Avec un coût du travail plus élevé, vous embauchez moins et vous investissez moins. Il y actuellement plus de 2,5 millions d’emplois qu’en 2017 même s’il y a certainement une mécanique liée à l’accroissement de la population. Je ne dis pas que la politique de l’offre n’a aucun défaut, en revanche c’est une certitude que les charges sociales sont un frein important à notre compétitivité.
Et malgré ces baisses d’impôts, la France reste encore championne du monde des prélèvements obligatoires. C’est les jeux olympiques en permanence ! Nous sommes simplement revenu dans la moyenne européenne. Mais nous ne sommes d’aucune manière un paradis fiscal, on ne peut pas dire que nous faisons du dumping fiscal.
Est-ce que ce budget ne fait pas passer la réduction de la dette économique au détriment de la dette écologique?
J-R.C : En matière d’écologie, il faut toujours en faire plus. 60 milliards, cela peut toujours être considéré comme insuffisant, l’institut I4CE préconise plusieurs dizaines milliards d’investissement rien que dans les collectivités territoriales d’ici 2030 pour la planification écologique Le problème est très grave et les besoins en investissement sont colossaux. Après avoir augmenté, nous avons décidé de freiner la croissance des moyens liés à l’environnement car il faut également être capable de rembourser sa dette. Si la dette française dévisse et que nous nous retrouvons avec des milliards supplémentaires d’intérêts à payer, ce sont autant de milliards que la France ne pourra investir dans la transition écologique.
C.D.C : La France dispose déjà de moyens technologiques permettant de réduire d’une façon considérable les émissions de gaz à effet de serre. Il faut comparer la France aux autres pays. En termes d’émissions de gaz à effet de serre, notamment de CO2 à l’habitant, on fait partie des meilleurs. Pourquoi ? Parce que nous avons des centrales nucléaires, nous avons développé l’hydraulique, l’éolien… C’est dans l’industrie qu’on peut le plus rapidement possible faire des économies considérables en termes d’effet de serre. Mais il ne faut pas non plus aller plus vite que la musique car nous faisons face à un risque de révolte du peuple et d’une perte de compétitivité par rapport aux Chinois et aux Américains par exemple. Sur ce point, je suis partisan de taxer le CO2 contenu dans les importations.
Il y a des points où vous apparaissez très proches, notamment sur la réduction de la dépense publique : pourquoi vos deux groupes sont aujourd’hui si divisés sur cet examen du budget ?
C.D.C : Parce que la politique, ce n’est pas simplement les sujets qui nous intéressent aujourd’hui. Fondamentalement, cela s’apparente à la conception d’organisation du pays, de l’organisation de la société. J’ai toujours adressé à l’actuel président trois grandes critiques. Personnellement, je suis un décentralisateur. Lui adopte un comportement hégélien, où tout part d’en haut. Je lui reproche également son absence de dimension sociale. Or, il est impossible de diriger un peuple sans cela.
Sur le budget, plus précisément, le président avait promis qu’il allait redresser les comptes publics en 2017. Sept ans plus tard, qu’en est-il ? Nous faisons partie des trois mauvais élèves de l’Union européenne. Si nous continuons dans cette lignée, la France sera bientôt la dernière. Aujourd’hui, le groupe Liot ne se reconnaît dans aucun bloc. D’ailleurs, j’estime que le seul bloc qui existe est celui formé par le Rassemblement national et les ciottistes. Au sein du Nouveau front populaire, il y a quatre groupes avec des stratégies différentes. Et enfin le bloc central n’apparaît pas du tout homogène lors de cet examen du budget. C’est même surprenant de voir des membres qui se déclarent soutien du gouvernement voter contre des articles essentiels de cette loi de finances.
J-R.C : Je ne me positionne pas par rapport au groupe Liot. Nous avons par ailleurs des désaccords idéologiques profonds comme sur la réforme des retraites qui est essentiel pour l’équilibre de nos finances publiques. Mais personnellement, je suis assez fier de représenter le bloc central. Ce n’est pas la mode, qui est à la radicalité, soit à gauche, soit à droite. J’appartiens à ce bloc, qui essaie d’apporter un peu de raison, de rationnel et d’objectivité.
Est-ce que le budget peut passer sans 49,3 ?
J.R-C : L’absence de majorité, même relative, conduit à avoir un examen du budget qui ne ressemble plus à rien. La partie recette de la loi de finances mais aussi celle de la loi de finances pour la sécurité sociale, ne sera pas votée car elle ne plaît à aucun groupe (ndlr : l’entretien a été réalisé le 28 octobre). Les deux textes vont ainsi se retrouver au Sénat dans leur état d’origine. La droite et le centre, qui ont une majorité confortable et stable, vont réussir à s’entendre pour le voter. Puis après, cela ira en commission mixte paritaire. Même si un compromis est trouvé au sein de cette commission, le gouvernement sera condamné au 49.3 pour faire adopter les projets de loi à l’Assemblée nationale. Cela ne fait que deux 49.3 si vous permettez l’expression. Avec le risque de motion de censure, qui dépendra du Rassemblement national.
C.D.C : Il y a une autre solution, que peu de gens connaissent. Il s’agit de laisser pisser le mérinos, comme on dit chez moi. En clair, le gouvernement fait le choix de ne pas réunir la commission mixte paritaire afin que les 70 jours dont dispose le Parlement pour examiner le budget soit dépassé. Une fois ce délai expiré, le texte est adopté par ordonnance sans vote. Cela serait une catastrophe démocratique qui consisterait à dire que le système parlementaire est incapable de doter ce pays d’un budget. Nous sommes dans une situation de chaos. Toutefois, le chaos ne dure jamais éternellement. Mais comment en sortir ?
Lire aussi : « Une catastrophe pour l’innovation en France »: la French Tech vent debout contre le Budget 2025
Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook
Newsletter quotidienne Forbes
Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.
Abonnez-vous au magazine papier
et découvrez chaque trimestre :
- Des dossiers et analyses exclusifs sur des stratégies d'entreprises
- Des témoignages et interviews de stars de l'entrepreneuriat
- Nos classements de femmes et hommes d'affaires
- Notre sélection lifestyle
- Et de nombreux autres contenus inédits