L’économiste Alexandre Judes d’Indeed analyse les dynamiques à venir du marché de l’emploi pour la Grande-Bretagne, alors que s’entament les négociations entre Royaume-Uni et Union européenne sur la teneur des relations post-Brexit entre les deux entités.
Forbes France : Quels sont les enjeux principaux de ces négociations sur la relation post-Brexit entre Royaume-Uni et Union européenne ?
Alexandre Judes : La première chose à garder en tête lorsque l’on parle de Brexit est que même si celui-ci a formellement eu lieu le 31 janvier dernier, les modalités de la relation future entre le Royaume-Uni et l’Union européenne restent une inconnue. Le Premier ministre britannique a pour objectif d’arriver à un accord sur cette relation future d’ici à la fin de l’année, mais les autorités européennes sont plus que réservées cette échéance.
Pour l’économie en général, comme pour le marché du travail, les enjeux se cristallisent autour de la latitude qu’aura le Royaume-Uni pour diverger de la réglementation européenne. La plus grande crainte des Européens est sans doute celle de voir se constituer à leurs frontières un espace très dé-réglementé, compétitif, avec une fiscalité faible, qui pourrait attirer les talents et les investissements européens. Dans ce schéma, qui est sans doute l’objectif du gouvernement britannique actuel, le Royaume-Uni s’intégrerait pleinement aux autres économies anglo-saxonnes, peu régulées et à certains égards plus innovantes, et plus à même de bénéficier de la croissance des pays émergents, puisque plus intégrées avec les marchés mondiaux. C’est particulièrement vrai pour les secteurs du numérique ou de la finance, puisque Londres reste le premier centre financier et numérique européen, et est bien plus lié aux marchés mondiaux que ses concurrents comme Paris, Berlin ou Zurich. Le numérique représente ainsi près de 8,8 % des annonces à pourvoir sur Indeed dans le Grand Londres contre 6,5 % en région parisienne. Reste à savoir si cette stratégie est tenable sur le long terme : le Royaume-Uni ne se résume pas à la City de Londres, et beaucoup de Britanniques ont vu leurs conditions de vie se dégrader pendant les années d’austérité budgétaire qui ont suivi la crise.
Ce modèle du « Singapore on Thames », assis sur une fiscalité faible, est donc d’autant plus risqué que le Royaume-Uni n’a pas non plus intérêt à s’aliéner l’UE, qui reste son premier partenaire commercial et, géographie oblige, géopolitique. A cet égard, la Suisse a su définir une relation équilibrée avec l’UE, tout en n’en étant pas membre. Elle s’est engagée à suivre un certain nombre de règles européennes. Si l’on constate globalement sur Indeed une hausse de l’attractivité française, et une baisse de l’attractivité britannique, il est beaucoup trop tôt pour dire comment les cartes seront rebattues sur les services (numérique et finance en particulier). Concernant l’industrie, il est possible qu’en raison des restrictions de circulation des marchandises, la France puisse bénéficier du déclin britannique, mais cela ne doit pas nous dispenser de traiter nos problèmes structurels, notamment notre niveau de gamme, la performance de notre formation professionnelle ou encore notre coût du travail.
Le Brexit porte-t-il déjà ou portera-t-il préjudice à l’attractivité du marché de l’emploi britannique envers les travailleurs étrangers ?
Quelques travailleurs européens sont déjà rentrés du Royaume-Uni ou cherchent à rentrer dans leur pays. Leur décision est souvent en rapport, plus ou moins direct, avec le Brexit, mais pas toujours. Pour certaines activités (finance, numérique, santé, enseignement les langues, restauration, construction), les flux de travailleurs entre le Royaume-Uni et le continent ont toujours été importants. Les autorités britanniques indiquent vouloir mettre en place un système de visa fondé sur les compétences pour continuer à attirer les personnes dont l’économie britannique a besoin. Les nouvelles règles d’immigrations envisagées par les Britanniques rendront en outre l’accès au marché du travail plus facile pour les ressortissants non communautaires, puisqu’elles mettront fin aux quotas auxquels ceux-ci sont actuellement soumis. Mais la fin de la libre circulation pour les Européens et l’exigence pour tout immigré de travail de disposer d’une offre d’emploi pour un salaire de plus de 25 600 £ pourraient rendre plus difficile l’entrée sur le territoire de personnes peu qualifiées, et à terme déprimer l’activité économique, à moins que des Britanniques n’entrent sur le marché du travail pour assumer ces tâches. Le marché du travail outre-Manche est néanmoins très tendu, le taux de chômage y est très bas, et il reste peu de marge de manoeuvre du point de vue du taux d’activité. Reste à savoir si les personnes qui sont actuellement en retrait du marché du travail sont réellement opérationnelles ou motivées pour travailler. Si le pays parvient à maintenir son attractivité – et cela dépend en grande partie de la nature de ses relations avec l’UE post-Brexit – les Européens reviendront sans doute sur le marché britannique. Dans le cas contraire, il y a fort à parier que les travailleurs européens seront substitués par des ressortissants du Commonwealth (Inde et Pakistan notamment). En 2019, c’est en effet l’Inde qui arrive en tête des clics étrangers pour des postes basés au Royaume-Uni, l’intitulé de poste le plus populaire pour les Indiens étant “software engineer”.
On observe une chute de l’intérêt pour les emplois du numérique au Royaume-Uni (-3% entre 2017 et 2019) : est-ce conjoncturel ou une tendance de fond ?
Comme mentionné précédemment, le numérique est un point fort de l’économie britannique, en plus d’être un secteur d’avenir. Les chiffres d’Indeed montrent que depuis 2015, le taux de clics sur les annonces dans le numérique au Royaume-Uni est stable, même s’il est possible de mesurer des baisses en fonction des points de référence que l’on prend, a fortiori pendant la période troublée de négociations au sujet du Brexit. Certains emplois proposés au Royaume-Uni (développeur Java, développeur Android, consultant SAP, ingénieur en machine learning) ont un taux de clics provenant de l’étranger supérieur à 25 % !
Notamment, voit-on vraiment un départ massif de banquiers de Royaume-Uni vers la France ?
Le Brexit a été l’occasion pour certaines banques de déplacer environ 4000 postes à Paris d’après Paris Europlace, et ce flux est appelé à s’étoffer, surtout si les négociations entre l’UE et le Royaume-Uni sur la réglementation financière et les services se passent mal. C’est évidemment une bonne chose pour l’attractivité de la place de Paris et la compétitivité de l’économie française. Sur un autre plan, cela contribue aussi à accroître les tensions sur le marché immobilier parisien, où contrairement à Londres, on construit peu, voire pas du tout, et donc accroître notre problème de mobilité et d’accès à l’emploi.
Y a-t-il d’autres marchés de l’emploi qui profitent de ce Brexit ?
Le Brexit est à moyen terme une mauvaise chose pour le Royaume-Uni comme pour l’Union européenne. Les caractéristiques fondamentales des marchés de l’emploi (taux de chômage, taux d’activité, croissance des salaires, etc.) sur le continent seront peu affectés par le Brexit. Le retour des expatriés ou la délocalisation de certains postes pourront notamment renforcer les grands centres européens de services comme Paris, Francfort ou Luxembourg. Le cas de l’Irlande, et de Dublin, est remarquable : le pays a bâti son succès économique sur son appartenance à la zone euro, sa fiscalité attractive pour les entreprises et sa proximité avec les marchés anglais et mondiaux. Il est toutefois encore trop tôt pour savoir comment le pays sera affecté par le Brexit. Enfin, il est possible que les pays d’Europe de l’Est profitent du retour sur leur marché du travail de certains de leurs ressortissants expatriés au Royaume-Uni. Ces pays font en effet face à une crise démographique qui freine leur développement et entrave le bon fonctionnement de leurs services publics, notamment dans la santé.
Le marché français est-il le plus séduisant pour les travailleurs anglais ?
Malheureusement, pas vraiment… Si l’on regarde par exemple le taux de clics venant du Royaume-Uni sur les postes dans la finance en France sur Indeed, celui ci a été divisé par deux depuis 2015 ! Et le secteur financier est souvent un secteur plus internationalisé que les autres, où la langue anglaise est assez souvent utilisée. Si nous voulons être plus attractifs, nous devons d’abord nous atteler à régler nos problèmes structurels. Ils concernent notre système économique autant que notre marché du travail. D’abord, il faudrait simplifier nos réglementations. L’OCDE souligne que la France est un des marchés développés qui réglemente le plus les biens et les services. La réglementation est souhaitable lorsqu’elle sert un objectif d’intérêt général comme le maintien de la santé publique par exemple. Mais elle devient vite très nocive pour l’activité économique dès lors qu’elle empêche les innovations de se diffuser et de nouveaux acteurs d’émerger. Cela se traduit in fine par moins d’emplois créés. Ensuite, il serait nécessaire d’améliorer l’efficience de la sphère publique. Nous avons la chance, en France, d’avoir un système de protection sociale étendu qui repose sur une forte solidarité nationale qui fait pour le moment plutôt consensus. Mais force est de constater que pour notre niveau de dépense publique, les résultats ne sont pas toujours au rendez-vous, et que les pays scandinaves par exemple, parviennent à de meilleurs résultats avec des moyens proportionnellement à peu près équivalents. Cela passe notamment par une redéfinition des missions des administrations publiques, au-delà d’une approche purement budgétaire, trop souvent adoptée par nos gouvernants. Enfin, il n’y a pas de fatalité à ce que les Français restent en bas des classements pour les compétences en anglais ! La maîtrise des langues étrangères reste sans doute en effet l’un des meilleurs gages d’attractivité, d’ouverture aux autres et de compréhension du monde.
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