Ce mardi 18 juin, le gouvernement d’Edouard Philippe a dévoilé son projet de réforme de l’assurance-chômage, dernière étape de son vaste chantier visant à remodeler le marché du travail. Syndicats de travailleurs et patronat le critiquent déjà vivement. Décryptage du projet avec Anne Pitault, avocate en droit social du cabinet Cornet Vincent Ségurel.
Forbes France : En quoi va consister la mesure sur l’utilisation intempestive de contrats courts ?
Anne Pitault : On ne peut pas parler « d’utilisation intempestive ». Soit vous avez recours aux contrats courts dans le respect des conditions légales et conventionnelles, soit non. Mais ce n’est pas si simple et ça ne date pas d’hier. Aussi, l’origine de cette mesure doit être rappelée et explicitée. Dès le mois de septembre 2018, le gouvernement remettait aux partenaires sociaux un document de cadrage en vue de la négociation de la convention d’assurance chômage. Parmi les lignes directrices imposées par Matignon figurait celle relative à la création d’un mécanisme permettant de limiter le recours aux contrats courts. A l’origine, le texte ne parlait pas expressément de « bonus-malus » sur les contrats courts, mais appelait à mettre en place un « mécanisme réellement incitatif pour responsabiliser les entreprises » à ce sujet. Juin 2019… changement de méthode ! Les gilets jaunes passant par-là, le gouvernement revoit sa copie dans la manière d’envisager de lutter contre le recours aux contrats courts. Le premier ministre annonce désormais vouloir mettre en place un mécanisme de bonus-malus sur les cotisations chômages employeur pour « mettre fin au recours abusif aux contrats courts ». Ce mécanisme serait cependant limité aux « cinq à dix » secteurs les plus concernés et « qui génèrent de la précarité ». Concrètement, cette réforme conduira à ce qu’une entreprise qui use abusivement des contrats courts par rapport à d’autres entreprises du même secteur paie plus de cotisations. C’est la punition des mauvais élèves ou plus exactement un moyen de lutter contre ce que certains appellent de la « concurrence déloyale ». Dans les autres secteurs, le gouvernement entend instaurer une mesure transversale pour décourager le recours aux CDD d’usage (CDDU), au moyen d’une taxation forfaitaire sur chaque CDDU. Forfaitaire et universelle, elle s’appliquerait quelle que soit la branche.
Quels enjeux soulève cette réforme ?
L’objectif affiché de la réforme proposée aux partenaires sociaux est de faire reculer le chômage en favorisant l’emploi durable. Cette réforme cependant ne prend pas en considération la logique court-termiste et consumériste de certains jeunes et les logiques économiques modernes des entreprises. Les contrats courts représentent 14% des contrats de travail ; leur nombre augmente, leur durée diminue et près de la moitié sont conclus par des jeunes. Cette réforme a surtout comme finalité d’accélérer le désendettement du régime d’assurance chômage. Ainsi la « sur-cotisation » imposée aux entreprises abusant des contrats courts viserait à compenser le surcoût supporté par l’assurance-chômage, qui doit indemniser les travailleurs à chaque fin de CDD. En d’autres termes, le projet consiste à maintenir la possibilité des recours au contrats courts tout en affichant une volonté politique contraire. Cela engendre pour les entreprises des injonctions paradoxales; c’est-à-dire une double contrainte : celle qui consiste à limiter le recours aux contrats courts alors que l’activité économique l’impose et qu’une partie de la jeune génération le souhaite ; celle qui consiste à être taxée en cas de recours aux contrats courts alors que la règlementation permet leur utilisation. C’est comme permettre à un automobiliste de prendre un sens interdit tout en lui disant qu’il sera taxé pour avoir pris le sens interdit. En psychologie, l’injonction paradoxale est source de souffrance mentale, et c’est bien dans cette situation que se retrouvent bons nombres de petites et moyennes entreprises.
Quelles entreprises vont être concernées ?
Le bonus-malus ne concernerait que « 5 à 10 secteurs » d’activité, c’est-à-dire ceux dans lesquels le recours aux contrats courts est le plus courant. Si le Premier ministre n’a pas nommément cité ces secteurs, il s’agit vraisemblablement de l’hôtellerie-restauration, de l’audiovisuel, des arts et spectacles, de l’hébergement médico-social, de la santé et de l’action sociale et du bâtiment.
Comment les entreprises vont se préparer pour cette taxe ?
Dans un premier temps, les entreprises devront procéder à un audit interne afin de calculer la part et la fréquence que représente le recours aux contrats courts. Dans un deuxième temps, elles devront procéder à une analyse individualisée pour chaque contrat court, afin de départager ceux qui permettent effectivement de répondre aux aléas de l’activité, de ceux qui sont étrangers à cette nécessité. Dans un troisième temps, elles devront procéder à une « régularisation » en transformant en CDI l’emploi sur lequel il n’existe aucun aléa, et où le recours fréquent aux contrats courts est acquis. Simplification ? le lesteur sera juge…
Cette taxe va-t-elle être difficile à supporter pour les PME ?
C’est la principale critique faite par la confédération des petites et moyennes entreprises : cette taxe conduira à augmenter les charges des petites entreprises pourtant créatrices d’emplois. C’est la raison pour laquelle il a été évoqué le fait que les entreprises de moins de 11 salariés ne soient pas concernées par le bonus-malus.
Quels résultats peut-on attendre d’une telle réforme ?
Tout dépendra de la manière dont la politique visant à lutter contre le recours aux contrats courts sera menée. Si elle est conduite de manière verticale, sans considération des cas particuliers, elle peut conduire effectivement à « charger » toujours plus les petites entreprises et donc à affaiblir l’embauche. Il convient de rappeler que certains secteurs sont incapables d’embaucher à durée indéterminée notamment pour des raisons liées à leur activité et parce que, il faut le dire, certaines personnes ne souhaitent pas de durabilité de l’emploi , préférant consommer de l’entreprise sans objectif de long terme. L’autre résultat peut être dans le entre les « bonnes entreprises » et les « black listées » : est ce compatible avec la « société de confiance « , « le droit à l’oubli, « le droit à l’erreur » si chers à notre époque ? Si à l’inverse cette politique conduit à une analyse individualisée des situations, en accompagnant plus qu’en sanctionnant les entreprises qui recourent massivement aux contrats courts, alors les effets escomptés seront mieux à même d’être réalisés…. Mais n’est-ce pas doux rêve ?…Peut-être celui des avocats conseils qui accompagnent les entreprises au quotidien dans l’application de ces réformes.
Des exemples similaires d’une telle réforme existent-ils ailleurs ? pour quels résultats ?
Une telle réforme fut menée aux Etats-Unis. Ce pays a en effet adopté un système d’assurance-chômage basé sur le principe d’un bonus-malus dès 1935. Ce mécanisme fut institué en fonction du contexte américain, pour se prémunir contre le recours disproportionné à des licenciements temporaires, équivalent à une forme de chômage partiel. Dans le système américain, la modulation des cotisations se fait en fonction de l’historique de licenciement de l’entreprise (« experience rating »). Cette modulation répond dans le cas américain au problème spécifique des licenciements temporaires. La majorité des études ayant évalué le système du bonus-malus américain ont conduit à constater un effet de stabilisation du marché de l’emploi (BERENBERG-GOSSLER P., « l’Assurance-chômage aux Etats-Unis : un système à deux niveaux », Focus du Conseil d’analyse économique, n°11, mai 2016), par la limitation d’épisodes de chômages indemnisés dus à des allers et retours dans la même entreprise. Si la France peut s’inspirer du modèle américain, elle doit cependant l’adapter à la problématique spécifique de l’usage déraisonné des contrats courts par certaines entreprises. Mais comparons ce qui est comparable… n’est ce pas ?
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