Après la spectaculaire opération « anti-corruption » menée il y a deux semaines, tous les yeux sont à nouveau rivés sur l’Arabie saoudite. Une « purge » sans précédent a lieu dans le royaume : 200 personnalités ont été appréhendées, parmi lesquelles des princes, ministres et hommes d’affaires. L’opération coup de poing, décidée par le jeune prince héritier, Mohammed ben Salmane, interroge par son ampleur et sa brutalité : quelles sont les intentions de celui que l’on surnomme « MBS », et auquel de nombreux observateurs prêtent volontiers des ambitions hégémoniques ?
A Washington, après les bruyantes félicitations tweetées par un Donald Trump estimant que les Saoud père et fils « savent exactement ce qu’ils font », l’heure est à la prudence. Le chef de la diplomatie américaine, Rex Tillerson, a depuis fait part des « quelques inquiétudes » soulevées par cette vague d’arrestations. Si « l’intention est bonne », estime le secrétaire d’Etat, l’incertitude demeure sur le sort réservé aux personnes arrêtées.
Une tabula rasa nécessaire
Pour brutale qu’elle soit, la purge en cours à Riyad n’a rien d’étonnant. Elle s’inscrit, au contraire, dans le prolongement des efforts récemment menés par le prince héritier afin de moderniser une société saoudienne qui est restée, à bien des égards, profondément archaïque. En somme, il fallait un coup de pied dans la fourmilière.
Les sujets de MBS sont en effet en demande de changements, eux qui sont sept sur dix à être âgés de moins de 30 ans, dans un pays longtemps corseté par un conservatisme religieux de moins en moins compatible avec la marche du monde. Le prince a bien compris cet enjeu générationnel, lui qui s’est assuré, grâce à ce nécessaire coup de balai, de n’être plus entouré que de responsables de son âge. Place à la jeunesse. Par ailleurs, il ne faut pas nier la dimension géo-économique de cette reprise en main du monde des affaires: affaibli par l’effondrement des cours du brut et la concurrence désormais durable du pétrole de schiste américain, le gouvernement saoudien a voulu reprendre le contrôle de certaines ressources économiques en particulier naturelles: cette modernisation à marche forcée passera par l’introduction en Bourse de certains géants publics tels qu’Aramco.
Cette attaque frontale contre la seconde génération des Saoud poursuit celle menée contre ce que la spécialiste des monarchies du Golfe, Fatiha Dazi-Heni, qualifie « d’establishment religieux ». Ces milieux conservateurs régissent, de fait, la société saoudienne depuis les années 1980. Et professent une vision rigoriste de l’islam, avec laquelle MBS entend consommer la rupture. « Nous n’allons pas passer 30 ans de plus de notre vie à nous accommoder d’idées extrémistes, et nous allons les détruire maintenant et tout de suite», a-t-il déclaré lors d’un forum économique. Et de se prononcer pour un retour à « un islam modéré, tolérant et ouvert ».
L’objectif du prince est double : en s’adressant à la jeunesse saoudienne et particulièrement aux femmes, il renforce le soutien populaire dont il a besoin pour consolider son pouvoir. En endossant les habits du réformateur en lutte contre l’influence des religieux, MBS adresse également un signal fort aux investisseurs étrangers, dont son pays va avoir plus que jamais besoin avec la raréfaction de ses réserves de combustibles fossiles.
L’ultraconservatisme wahhabite n’est tout simplement plus en phase avec une jeunesse saoudienne connectée au monde, qui bien souvent étudie à l’étranger et revient dans la péninsule avec des idéaux d’ouverture et de tolérance. Et des compétences, dont l’Arabie saoudite va avoir plus que jamais besoin si elle entend réussir le défi de la diversification économique et de l’après-pétrole.
« Vision 2030 » : une mutation attendue du modèle économique
Changer le modèle économique saoudien : c’est bien le second chantier de Riyad, indissociable de la modernisation sociale. Confronté à la chute des cours du pétrole et contraint d’adopter des mesures d’austérité budgétaire, le royaume doit à tout prix réduire sa dépendance extrême aux hydrocarbures, qui représentent 90% de ses exportations et 70% de ses revenus. Pour ce faire, MBS a piloté un gigantesque plan de transformation nationale, intitulé « Vision 2030 » et lancé en avril 2016.
Si le plan intègre des mesures destinées à faire passer la place des femmes de 22% à 30% dans la population active saoudienne, il prévoit surtout de faire gagner de la compétitivité au secteur de l’énergie, en développant par exemple les énergies renouvelables et le secteur minier. La part des exportations de produits non-pétroliers devrait passer de 16% à 50% du PIB.
Le modèle saoudien, dominé par le secteur public, va également accorder davantage de place aux entreprises privées, qui devaient créer 450 000 emplois d’ici à 2020. Les investissements étrangers seront encouragés, et de nouveaux secteurs investis, comme celui des loisirs ou encore du numérique. MBS a également mis 500 milliards de dollars sur la table pour créer une cité futuriste, baptisée NEOM, une Silicon Valley du Golfe grande comme deux fois l’Ile-de-France…
Qu’on ne s’y trompe donc pas : si les transformations en cours en Arabie ont tout d’une opération dirigiste, voire autoritaire, elles répondent à de véritables enjeux. Pour le royaume, dont les anciens dirigeants désormais écartés ont trop longtemps pensé qu’il pouvait éternellement se contenter de vivre de ses rentes, le moment est crucial. La France ne peut se permettre de manquer ce point d’inflexion, tant elle a tout intéret du point de vue de sa sécurité intérieure à accompagner cette lutte contre le rigorisme religieux. Les relations avec Riyad seront la clef du Grand Jeu au Moyen Orient au cours des prochaines années. Que ceux qui critiquaient, à bon droit, l’immobilisme et le conservatisme de Riyad ne soient pas aujourd’hui trop prompts à dénoncer une méthode qui semble bien être la seule possible pour en finir, précisément, avec cette inertie.
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