Alors que plusieurs milliers de personnes se sont rassemblés en France contre la proposition de loi de sécurité globale et revendiquent leurs libertés, retour pour Forbes France sur l’actualité avec le philosophe André Comte-Sponville : du confinement au terrorisme en passant par Michel de Montaigne.
Comment être libre en temps de confinement ?
André Comte-Sponville : Le confinement restreint notre liberté de mouvement, pas notre liberté de pensée ! Or la liberté de penser importe bien davantage que celle de se mouvoir. Comment la protéger ? Par exemple en résistant à l’affolement médiatique, autour de la covid-19. Il y a, dans le monde, un peu plus d’un million deux cent mille décès résultant de cette pandémie. C’est beaucoup. C’est trop. C’est triste. Et l’on craint d’atteindre les deux millions morts. Faisons tout pour l’éviter ! Mais rappelons aussi qu’il meurt chaque année, dans le monde, environ 57 millions de personnes, dont 3 millions d’enfants qui meurent de malnutrition. Qu’est-ce qui est le plus grave ? 3 millions d’enfants qui meurent de faim chaque année, ou deux millions d’adultes (dont 90 % ont plus de 65 ans) qui meurent, en une année tristement exceptionnelle, de la covid-19 ?
Vous avez récemment dit « Ne vous laissez pas faire ! Obéissez à la loi mais ne sacrifiez pas toute votre vie » ?
André Comte-Sponville : Je m’adressais aux jeunes gens, à la demande d’un journaliste. Oui, bien sûr, il faut obéir à la loi, donc en l’occurrence respecter le confinement, que je n’ai jamais condamné. Mais il faut aussi préserver sa liberté de penser, et, dans toute la mesure du possible, sa liberté d’action. Le philosophe Alain a dit l’essentiel en un texte fameux : « Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance, il assure l’ordre ; par la résistance il assure la liberté. (…) Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie. »
Confiné, comment résistez-vous ?
André Comte-Sponville : En protégeant ma liberté de penser, y compris contre le sanitairement correct (au sens où l’on parle du « politiquement correct ») qui tend à écraser toute parole dissidente. On ne me fera jamais dire que la santé est la valeur suprême, qui mériterait qu’on lui sacrifie tout le reste ! Et en m’exprimant dans les médias, y compris à la télévision, quand il le faut et quoique j’ai horreur de ça.
Face à la succession récente d’attentats terroristes, jusqu’où va la tolérance face à celui-ci ?
André Comte-Sponville : Elle ne va nulle part ! Il ne faut aucune tolérance contre le terrorisme ! On peut tolérer des opinions divergentes (par exemple on a parfaitement le droit d’être contre la démocratie ou pour la dictature, et de le dire). On ne peut pas tolérer des actes contraires à la loi.
Qu’appelez-vous Insistantialisme, ce concept dont vous êtes l’auteur? Est-ce une sorte de Conatus sponvillien ?
André Comte-Sponville : Oui, tout à fait : mon point de départ est le fait que tout être tend à persévérer dans son être, ce que Spinoza, en effet, appelle le conatus. Mais si j’ai formé ce mot d’insistantialisme, c’est aussi contre l’existentialisme, si influent dans ma jeunesse. Je m’en explique dans l’article « Insistantialisme » de mon Dictionnaire philosophique (PUF, rééd. 2013), dont voici le texte :
Il m’est arrivé d’utiliser ce mot, par jeu et par opposition à l’existentialisme, pour caractériser ma propre position. Ek-sister, c’est être dehors, s’arracher à ce qui est et à soi. Insister, c’est être dans, et s’efforcer d’y rester ; c’est persévérer dans l’être, donc aussi dans l’espace et le temps : l’énergéia chez Épicure, la tendance ou la tension chez les stoïciens, le conatus chez Spinoza, la volonté de puissance chez Nietzsche, l’intérêt chez Marx, la libido chez Freud […]
Quels sont vos prochains projets ? Et le projet dont vous êtes le plus fier ?
André Comte-Sponville : Pour la première fois de ma vie, je n’en ai pas, et je m’en réjouis ! On ne peut être fier que de projets réalisés. Pour moi, ce sont des livres. Et les trois livres dont je suis le plus fier, ce sont mon Petit traité des grandes vertus (PUF, 1995), mon Dictionnaire philosophique (PUF, 2001, rééd. augmentée 2013) et mon Dictionnaire amoureux de Montaigne (Plon, 2020).
Quelle est votre définition du succès ?
André Comte-Sponville : Le mot a deux sens différents : une action qui réussit, autrement dit qui atteint le but visé. Et l’approbation, voire l’admiration, qui en résulte, dans le grand public. Les deux peuvent aller de pair (c’est ce qui s’est passé, me semble-t-il, pour mon Petit traité des grandes vertus). Mais on peut réussir une action sans en retirer aucune reconnaissance, comme on peut être approuvé ou célébré pour une action qui ne le mérite pas. Exemple du premier cas : Schubert, génial musicien mort à peu près inconnu, à 31 ans. Les exemples du second cas sont plus nombreux, mais vous me permettrez de ne pas citer de noms. Ma définition personnelle du succès : une action qui réussit et qui est reconnue comme telle, donc qui réussit à convaincre le public qu’elle est réussie. Notion relative, dans les deux cas. Il n’y a pas de réussite absolue, ni de gloire définitive. Au demeurant le vrai critère du succès est ailleurs : dans le nombre d’envieux qui vous jalousent et font semblant de vous mépriser !
Vous avez récemment publié: dictionnaire amoureux de Montaigne : pourquoi aimez-vous Montaigne ?
André Comte-Sponville : D’abord parce que c’est le plus libre des esprits libres ! Ensuite parce qu’il est un écrivain de génie. « Le plus grand écrivain français », disait André Gide, qui s’y connaissait en littérature. Je dirais quant à moi : « l’un des deux plus grands écrivains français », le second étant Victor Hu go. Cela dit assez le niveau auquel Montaigne se situe. Mais je l’aime aussi parce que cet écrivain de génie est un excellent philosophe, qui « a lu tous les Anciens et que tous les Modernes liront », comme disait mon regretté ami Tzvetan Todorov. À ce titre, il est comme la plaque tournante de l’Occident, qui ouvre notre modernité. Il inaugure spécialement ce que j’appelle la tradition française en philosophie, faite de subjectivité, de clarté, de lisibilité, et aussi de beauté littéraire. Enfin, je l’aime parce que c’est un homme formidable ! Tous les plus grands l’ont dit : lire Montaigne, ce n’est pas seulement rencontrer un immense écrivain, c’est aussi se faire un ami.
Si Montaigne a profondément impacté votre existence, quelles influences ont eu Louis Althusser ou Jules Laforgue sur votre vie ?
André Comte-Sponville : Louis Althusser a été mon maître puis mon ami. Il a beaucoup compté dans ma formation intellectuelle, mais n’influence guère, aujourd’hui, ma pensée. J’en garde le souvenir d’une homme infiniment délicat et malheureux. C’est cet homme-là qui m’accompagne, beaucoup plus que le penseur.
Quant à Jules Laforgue, je parlerai moins d’influence que de reconnaissance. Il m’émeut, parce que je me sens proche de sa sensibilité, faite de mélancolie, d’humour et de lucidité. Il m’a moins influencé que Baudelaire. Mais il me touche davantage.
Quel livre conseillez-vous enfin au lectorat de Forbes ?
Evidemment, les Essais de Montaigne ! Ou bien, si les Essais leur semblent trop difficiles, mon « Dictionnaire amoureux » !
Dictionnaire amoureux de Montaigne – © Plon
Citons une dernière fois la formule de Montaigne : “C’est chose tendre que la vie, et aisée à troubler… La philosophie, pour la plupart d’entre nous et quoi qu’ait pu prétendre Épicure, n’abolit pas ce trouble, toujours possible, mais rend cette tendresse-là un peu plus précieuse, un peu plus consciente, un peu plus réfléchie, un peu plus forte, un peu plus libre, un peu plus sage… Puis il y a le plaisir de penser, qui est l’un des plus vifs qui soient ! »
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