L’avènement prochain d’un « âge d’or de la colère » du capitalisme. Christine Lagarde ne croyait pas si bien dire. Entre la montée des populismes un peu partout en Europe, les tensions commerciales extrêmes entre Washington et Pékin ou encore l’arrivée au pouvoir ces dernières semaines au Brésil du candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, la défiance politique et sociale a atteint cette année un point culminant. Une situation critique contre laquelle la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) a tenu à mettre en garde les Etats lors de son discours devant la prestigieuse Bibliothèque du Congrès américain, le 16 décembre dernier à Washington.
Faut-il espérer que 2019 chasse pour autant ces mauvais démons et fasse refluer les périls auxquels notre monde est exposé depuis plusieurs mois ? La tentation est évidemment forte d’espérer qu’on solde les comptes et qu’avec janvier, on passe à autre chose.
Mais les incertitudes géopolitiques, économiques et financières que notre pays a trouvées sur son chemin l’an dernier peuvent-elles être levées par un simple coup de baguette magique de Nouvel An ? Une chose seulement est sûre : dans le rétroviseur, on aperçoit dès 2018 un début marqué de « désalignement des planètes », transformant les belles promesses du premier trimestre en grisaille tout le reste de l’année.
Jusqu’alors soutenue, l’activité, sans doute dopée par la relative euphorie qui avait accompagné l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République au printemps 2017, a rapidement marqué le pas ensuite. En cause, non seulement les perturbations de l’économie mondiale (remontée du prix du baril de pétrole, décisions protectionnistes unilatérales de Donald Trump…) et européenne (affaiblissement de la croissance en Zone euro, discussions interminables sur le Brexit, bras de fer entre l’Italie et l’Union européenne autour du déficit budgétaire de Rome), mais aussi depuis le 17 novembre, la facture de la contestation sociale et politique en France – les « gilets jaunes »- que les économistes estiment déjà autour de -0,2 point de croissance.
La conjoncture n’explique cependant pas tout. Notre économie a continué à s’enfoncer, sans montrer de signes évidents de redressement, alors que les premières réformes structurelles engagées en début de quinquennat Macron (Ordonnances Travail, réforme de la formation professionnelle et de la SNCF, aménagement de la fiscalité du capital, etc.) peinent encore à porter leurs fruits. Grand témoin de cette pente baissière, les espoirs de reconquête industrielle se sont de nouveau envolés, avec un solde net de créations et de fermetures de sites industriels retombé à 15 à mi-décembre 2018 contre 27 pour l’ensemble de l’année précédente.
Malgré les mesures de soutien, il est vrai moins vives après l’extinction du dispositif de « suramortissement » (avril 2017), l’investissement industriel a finalement reculé, sans doute de 1% sur un an. La France n’a pas profité pleinement de la reprise mondiale, faute à la fois des équipements en haute technologie pour le faire, mais aussi de flexibilité de son appareil productif ainsi que des compétences nécessaires pour répondre à la demande mondiale. Une inadaptation relative qui se paye cash sur le plan commercial : en septembre dernier, notre économie ne pesait plus que 11,4% des exportations de marchandises de la Zone euro, soit près de 7 points de moins qu’il y a vingt ans…
Or, les raisons de penser que l’année qui s’ouvre sera plus dure encore pour notre économie, déjà reléguée au septième rang mondial par l’Inde qui l’a dépassée en volume de PIB en 2017, sont hélas plus nombreuses et plus fortes que celles d’imaginer un scénario moins défavorable.
L’économiste John Kenneth Galbraith avait beau affirmer que les prévisions économiques ont pour « seule fonction de rendre respectable l’astrologie », l’avenir ne s’en écrit pas moins à la lumière, et souvent à l’ombre, du présent. Un présent aujourd’hui plus obscur que clair.
Notre analyse des perspectives économiques 2019 est par conséquent construite autour d’un scénario central reposant sur quatre séries d’hypothèses prenant appui sur l’état actuel du monde et de la France et qui, mises bout à bout, doivent aider à reconstituer pour ses grandes tendances au moins et -selon la formule consacrée, « toutes choses égales par ailleurs » – la physionomie de l’environnement des affaires à laquelle s’attendre dans l’Hexagone.
- 1ère hypothèse: le repli déjà amorcé de la demande mondiale, combiné à la volatilité des marchés, va peser assez nettement sur la dynamique productive française
Il va falloir se faire une raison : la croissance américaine, jusqu’à présent solide, pourrait entraîner le reste de l’économie mondiale dans sa chute. Si l’activité de l’autre côté de l’Atlantique a progressé de plus de 3% au cours des douze derniers mois, trois éléments objectifs amènent à penser que le retournement est proche. La combinaison d’une politique fiscale moins expansive (après les baisses d’impôt du premier trimestre 2018), d’une politique monétaire toujours plus restrictive (en décembre, 4ème remontée des taux cette année, passés de 2,25 à 2,50%, décidée par la Réserve fédérale américaine) et de tensions commerciales toujours fortes avec la Chine, pourrait coûter aux Etats-Unis un recul significatif de sa création annuelle de richesses de l’ordre de -0,5 point de PIB.
Moins exposée à ce repli du fait de sa faiblesse à l’export, la France subira malgré tout ce retournement car les dégâts commerciaux que le géant américain inflige à son homologue chinois provoqueront des dommages collatéraux jusqu’en Zone Euro, dont la prévision de croissance a d’ailleurs été revue à la baisse par la Banque centrale européenne (BCE), à seulement +1,7% en 2019.
Restent trois inconnues. La première est celle de l’ampleur des tensions géopolitiques, avec un grand nombre de « poudrières » potentielles, de la Syrie à la Corée du Nord, alors que la Russie de Poutine et les Etats-Unis de Trump pourraient être tentés de remettre de l’huile sur le feu ici ou là. La seconde incertitude provient de la manière dont l’OPEP et ses alliés vont s’y prendre pour stabiliser le prix du baril du pétrole, qui a perdu plus de 30% en deux mois, le baril de brent terminant même l’année non loin de la barre fatidique des 50 dollars.
Enfin, les entreprises françaises ne seront pas non plus à l’abri cette année de nouveaux soubresauts des monnaies émergentes (peso argentin, livre turque, ou encore real brésilien), fragilisées depuis plusieurs mois par la guerre commerciale sino-américaine, les resserrements monétaires américains et la chute du pétrole. Selon l’enquête annuelle de Mazars, 36 groupes du CAC 40 ont mentionné l’impact des devises dans leur communication financière, contre 19 seulement sept ans plus tôt.
D’une manière générale, les sévères corrections enregistrées sur les marchés financiers (-11% sur l’année 2018 pour la seule Bourse de Paris) pourraient aussi s’aggraver tant la fébrilité des investisseurs est déjà forte en ce début d’année avec la crainte d’un retournement du cycle haussier, qui aura été anormalement long (environ 9 ans, alors qu’il est d’ordinaire plutôt de 5-6 ans) et pourrait bien s’interrompre sous l’effet des annonces à venir au premier trimestre d’un ralentissement de l’économie américaine et d’une reprise des hostilités commerciales entre Washington et Pékin.
- 2ème hypothèse: le Brexit et un éventuel nouvel épisode de « printemps des peuples » européen pourraient siphonner une partie de la croissance française
L’Europe risque de ne pas être épargnée par les troubles de toute nature. Non seulement à cause de son exposition aux risques exogènes mais surtout à cause de ses propres vulnérabilités. Certes, le Sommet de Bruxelles (13-14 décembre 2018) a permis de terminer l’année sur une touche positive, avec l’acceptation de la proposition française d’un « instrument budgétaire » pour la Zone euro. Mais il s’agit plus à ce stade d’une victoire en trompe-l’œil pour la diplomatie économique française, car ni le montant ni le périmètre précis de l’enveloppe, qui sera adossée au cadre financier 2021-2027, n’ont encore été décidés.
Surtout, les risques qui pèsent sur les économies voisines de la France sont extraordinairement élevés. L’Italie est en récession, et la seule bonne nouvelle la concernant est sans doute que Bruxelles soit parvenu à remporter (provisoirement au moins) le bras de fer qui l’opposait à la troisième économie de la Zone euro, en lui imposant de rester à un niveau de déficit qui ne devra pas dépasser 2% en 2019.
L’économie allemande tourne également au ralenti, et Angela Merkel apparaît comme plus affaiblie que jamais depuis son accession au pouvoir fédéral pour la première fois, le 22 novembre 2005.
Enfin, l’indécision sur le Brexit perdure au Royaume-Uni, dans l’attente de validation par le Parlement de l’accord trouvé avec les « 27 », le tout à moins de trois mois de la sortie officielle de l’Union européenne (UE), programmée pour le 29 mars prochain. Une étude publiée en septembre dernier a montré que la décision de Londres de quitter l’UE lui coûterait déjà la bagatelle de 560 millions d’euros par semaine. Pour notre pays, les conséquences économiques du Brexit seront évidemment moindres, mais pas nulles compte tenu des liens commerciaux qui nous unissent à nos amis britanniques (le Royaume-Uni étant le 5ème client de la France et son 8ème fournisseur).
S’ajoutent les imprévisibles résultats de l’élection européenne (23-26 mai), alors qu’un sondage d’Ipsos pour le journal L’Opinion (13 décembre 2018) donne gagnant chez nous le Rassemblement national de Marine Le Pen, avec 24% des intentions de vote, loin devant le parti de la majorité, LREM, qui ne recueillerait que 18% des voix.
- 3ème hypothèse: le bazooka monétaire et budgétaire ne pourra être mobilisé qu’avec une grande modération pour infléchir la trajectoire d’activité
Face à ces risques, peut-on imaginer des « amortisseurs » solides, liés à l’emploi d’un instrument adapté de politique économique, destiné à compenser un éventuel repli conjoncturel marqué ?
Au niveau mondial, face aux incendies allumés méthodiquement par Donald Trump pour faire brûler le multilatéralisme, il faut s’attendre à une réponse hélas assez lente et insuffisamment proportionnée des Etats. Certes, le sommet du G 20 de Buenos Aires (30 novembre – 1er décembre 2018) a appelé à réformer l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais le temps presse, car la fonction d’arbitrage des conflits de l’Organisation est à ce jour presque paralysée avec seulement trois juges. Or, la diplomatie commerciale n’avance qu’à pas feutrés, aboutissant pour l’heure à une simple trêve dans la guerre commerciale opposant les Etats-Unis à la Chine. Et en aucun cas à la paix.
Le retour à un libre échange avec de faibles entraves n’est donc pas pour demain, ce qui réduit d’autant l’activité mondiale qu’on peut anticiper pour cette année.
Comment faire face à la panne de croissance européenne qui peut en résulter ? Probablement pas par l’emploi d’armes contracycliques efficaces. Car même si Mario Draghi, le président de la BCE, reste un équilibriste hors-pair, la fin du programme d’achats d’actifs (Quantitative Easing – QE), qui a représenté jusqu’à 2 600 milliards d’euros – environ 20% du PIB de la Zone Euro – va avoir pour conséquence de moins stimuler l’activité via le robinet du crédit, qui tournait à plein régime depuis mi 2015.
En cas de rechute de l’économie, il sera donc difficile de compter sur l’arsenal monétaire à court terme.
Les marges de manœuvre sur le plan budgétaire s’annoncent également des plus réduites pour la France. Avec un déficit public prévisionnel abyssal de 107,5 milliards d’euros (3,2% du PIB) lié aux mesures de stimulation du pouvoir d’achat annoncées par le président de la République le 10 décembre dernier, comment espérer tirer davantage encore sur la corde ? Une corde qui pourrait finir par se rompre, tant se creuse la dette publique, en marche vers le seuil des 100% de PIB.
Bien sûr, le train de mesures annoncé par le chef de l’Etat pour calmer la grogne des « gilets jaunes » devrait permettre d’augmenter le PIB de +0,2 point en 2019, mais ce qu’on oublie généralement de rappeler, c’est que la production française n’est capable de fournir qu’au grand maximum une petite moitié de ce surcroît d’activité. La relance de la consommation qui est en train de s’opérer (augmentation de la prime d’activité, exonération de cotisations des heures supplémentaires…) pour un montant de plus de 10 milliards d’euros va inéluctablement se traduire par une accélération de nos importations. Comprendre : un plongeon supplémentaire de notre balance commerciale.
Ce ne sera malheureusement pas la seule conséquence douloureuse du plan « gilets jaunes » sur notre économie. Alors que nos entreprises peinent déjà à redresser leurs marges et à investir, l’effort supplémentaire d’environ 2,5 milliards qui leur est demandé cette année (principalement sous forme de report de la baisse de l’impôt sur les sociétés de 33 à 31% pour les entreprises de plus de 250 millions d’euros de chiffre d’affaires) pourrait retarder les ajustements structurels à réaliser par notre tissu productif, si indispensables pour retrouver une trajectoire favorable de compétitivité.
Reste à espérer que la hausse des taux d’intérêt, initialement envisagée par la BCE à partir du second semestre 2019, n’intervienne que tardivement et très progressivement. En cas contraire, elle pourrait avoir pour conséquence de réduire les liquidités distribuées dans l’économie, au détriment des entreprises de moins de 250 salariés tout particulièrement, et d’exposer les plus endettées à une remontée de leur charge financière, et donc à une baisse pénalisante de leurs profits.
- 4ème hypothèse: la robustesse et le bon dosage des réformes pourraient infléchir la trajectoire baissière
Notre pays a-t-il encore son destin en main sur le plan économique et la capacité à contrer le ralentissement macro-économique qui s’annonce?
Face à une limitation prévisionnelle de ses débouchés commerciaux mondiaux et européens et à une détérioration probable de sa position compétitive, le tout dans un environnement marqué par une certaine impuissance des politiques conjoncturelles (monétaire et budgétaire), l’ampleur exacte du recul de la croissance française en 2019 va aussi dépendre de sa capacité à maintenir le cap des réformes (à venir) et à accélérer la mise en œuvre de celles qui ont déjà été adoptées.
Le gouvernement ne devra pas subir les événements. Il a les moyens d’influencer leur cours.
Les grandes entreprises se sont déjà largement emparé des Ordonnances Travail. L’ambition pour cette année doit donc être la meilleure appropriation de celles-ci par les PME, notamment avec l’objectif de préparer des accords types ou des accords pré-négociés avec les syndicats.
L’adoption définitive et conforme au calendrier prévu (printemps 2019) du projet de loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) représente aussi un enjeu considérable. Selon l’Institut Anaxagore, à elles seules la suppression du seuil de 20 salariés et des obligations afférentes pour les entreprises et la suppression (partielle) du « forfait social » pour encourager l’épargne salariale, prévues par le texte adopté par l’Assemblée nationale en première lecture en octobre dernier, devraient rapporter un gain sous forme de réductions de charges d’environ 1,2 milliard d’euros en année pleine pour les entreprises françaises concernées.
Le plus important est de maintenir cette année la trajectoire de redressement prévue, à la fois en ce qui concerne les réformes sociales (la négociation sur les retraites doit toucher à sa fin dans les toutes prochaines semaines) et la politique fiscale. Ainsi, le handicap de compétitivité entre la France et ses principaux concurrents européens provenant d’abord du poids élevé des cotisations sociales dans l’ensemble des prélèvements obligatoires (36,8% en 2017 contre seulement 26,2% en moyenne dans les pays de l’OCDE), le maintien des baisses de cotisations patronales, toujours prévu actuellement pour le mois d’octobre prochain, s’impose comme une priorité absolue.
Envoyer des signaux en faveur du redressement du pouvoir d’achat est absolument indispensable car le niveau de vie moyen des Français a reculé entre 2008 et 2016. Mais il importe que les gestes accomplis dans cette direction, tout particulièrement pour atténuer les tensions sociales et maintenir la cohésion de la nation, n’aboutissent pas à neutraliser une politique économique devant prioritairement conduire à remettre de l’innovation et de la compétitivité dans un appareil productif qui s’est affaibli depuis quinze ans.
Dans l’automobile par exemple, les recompositions à venir vont encore s’accélérer avec le basculement des voitures du thermique à l’électrique. Dans un nouvel environnement technologique et concurrentiel qui verra sous peu la domination des batteries (40% de la valeur ajoutée d’une voiture électrique), pour l’heure non produites sur le continent européen, on doit se poser la question de l’avenir de notre industrie et des efforts à consentir pour sa survie et/ou sa reconversion.
L’économie française n’a créé, au total, que 15 000 emplois au troisième trimestre dernier. Pas suffisamment pour faire reculer sensiblement le chômage, qui reste le mal endémique de notre société.
Les signaux de retournement conjoncturel se multiplient depuis le troisième et le quatrième trimestre 2018. Dans le bâtiment, les experts du secteur s’accordent pour dire qu’après trois petites années de reprise, les créations d’emplois pourraient ne pas excéder le seuil de 5 000 cette année, la seconde partie de la présente année étant fortement exposée au risque d’une croissance en berne.
L’année 2019 n’est pas encore totalement jouée ni écrite. Les dernières prévisions disponibles de l’Insee pour cette année tablent sur une croissance autour de +1,5%. A chacun de prendre sa part pour qu’elle ne soit pas une annus horribilis pour l’économie française. De nombreux indicateurs et signaux faibles (défaillances d’entreprises, créations d’emplois…) trahissent déjà le fait qu’elle sera chahutée, à la fois par des tempêtes extérieures, mais aussi par des vents intérieurs qu’il importe cette année de canaliser, afin qu’ils soufflent de manière équilibrée vers le développement économique et la cohésion sociale.
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