Cela fait dix ans déjà que Simon Sinek donnait sa célébrissime conférence TED « Comment les grands leaders inspirent l’action » sur l’extraordinaire réservoir d’énergie et de motivation que libère la réponse à la question « Pourquoi ? ». Son mantra « Les gens n’achètent pas ce que vous faites mais pourquoi vous le faites » n’a pas pris une ride et semble depuis plus d’un an faire des émules en Occident en général et en France en particulier, notamment dans le sillon de la loi PACTE et de ses dispositions destinées à renforcer la responsabilité sociétale des entreprises. Cette lame de fond a poussé et continue d’encourager de nombreuses entreprises françaises à publier leur Raison d’être, et à aller, pour certaines, jusqu’à ambitionner de devenir société à mission. Qui l’eut parié il y a encore 18 mois ?
Derrière l’enthousiasme que suscite ce vent de changement s’exprime aussi çà et là un certain scepticisme quant à sa portée concrète. Le mouvement autour de la Raison d’être suivra-t-il la courbe du Hype pour se dégonfler prochainement comme une bulle de savon ?
On est en droit de vouloir l’éviter si l’on est convaincu – avec notamment le professeur émérite Michaël Porter – que l’entreprise est en excellente position pour résoudre les grands défis auxquels les sociétés modernes font face. Or la pratique permet de relever un certain nombre d’écueils que les entreprises contournent avec plus ou moins de succès dans l’énonciation de leur Raison d’être. En voici quatre parmi les plus fréquents. À bon entendeur, salut !
1. Faire de la Raison d’être un pur exercice de communication
Combien de fois avons-nous entendu l’objection suivante : « Mais qu’est-ce que la Raison d’être apporté de plus par rapport au Mission statement ? ». Cela fait bien longtemps que les entreprises dépensent en effet une énergie non négligeable à noircir ces pages de leur site internet que l’on ne consulte guère plus d’une fois – lorsqu’en processus de recrutement. Souvent insipides et déconnectées de toute réalité, ces déclarations de principes fournissent à juste titre un contre-exemple de ce qu’il convient d’ambitionner en guise de Raison d’être. Les salariés sont les premiers à s’en méfier, puisque selon une étude de l’Ifop pour No Com, Tikehau Capital et l’Essec, 69 % d’entre eux considèrent que la raison d’être est d’abord « une opération de communication ».
Formuler sa raison d’être et la communiquer est deux efforts bien distincts.
Ce qui n’enlève rien à l’important rôle que la communication doit jouer dans un second temps, notamment dans la phase d’activation de la Raison d’être. Il convient pour autant de méditer l’exposé des motifs du projet de la loi PACTE qui introduisaient la Raison d’être comme une « forme de doute existentiel fécond permettant de l’orienter [l’entreprise] vers une recherche du long terme ». Autrement dit,
L’expression de la Raison d’être doit être l’occasion d’une remise en question profonde et lucide, l’occasion d’affronter ses nœuds identitaires.
Comme toute personne vivante, l’entreprise a au fil de son histoire accumulé des traumatismes, vécu des échecs et essuyé des blessures qui la définissent au plus profond. Toutes les entreprises ont leur refoulé, prix de leur résilience. Comme toute personne vivante, il est indiqué que ces personnes morales s’y confrontent. Telle organisation découvrira alors que la fusion dont elle est le fruit n’a toujours pas été véritablement consommée, que les cultures historiques persistent et entravent son développement. Telle filiale de grand groupe affrontera le déni qu’elle a forgé autour de sa relation de dépendance à la maison mère, et qui entrave ses ambitions. Libérer le plein potentiel d’une transformation tirée par la Raison d’être passe inévitablement par cet effort de prise de recul et d’introspection.
2. Se reposer entièrement sur la contribution des collaborateurs
C’est peu dire que les dirigeants ne sont souvent pas accoutumés ni préparés à l’exercice. Or si l’on admet que la raison d’être constitue la pierre angulaire de la stratégie de l’entreprise, il va sans dire que c’est à eux, de mener, ou à minima d’être fortement impliqués dans le travail d’archéologie et de projection qui permet d’y aboutir. C’est par cet engagement dans la démarche qu’ils pourront ainsi prendre du champ et projeter sur le temps long l’entreprise dont ils ont la responsabilité.
L’expression puis la révélation de la raison d’être doit constituer pour les dirigeants un acte de souveraineté, avec sa part d’audace et de choix radicaux. Ce n’est que par le portage et l’incarnation de l’équipe dirigeante que la raison d’être pourra dépasser le stade d’idée et devenir une réalité infusant l’ensemble de l’organisation.
Cet effort ne peut évidemment se passer d’embarquer les collaborateurs qui sont au cœur de l’entreprise et la vivent chacun de manière personnelle. L’ouverture de la démarche à la co-construction est importante tant pour formuler la raison d’être que pour la traduire en actions et la matérialiser petit à petit dans l’ensemble des dimensions de l’organisation
Pour autant nous paraît-il important de ne pas faire reposer l’ensemble de la maïeutique de la raison d’être sur une logique exclusivement collaborative. Si nous ne disposons pas encore du recul nécessaire pour juger de la réussite des toutes récentes initiatives conduites par certains grands groupes et que nous croyons profondément en l’intelligence collective,
nous nous méfions cependant de ce que des colossaux chantiers de brainstorm de masse aboutissent à un consensus mou, où la raison d’être ne sera que la tiède moyenne de l’ensemble des contributions.
3. Imiter les autres
Nous sommes au cœur d’un changement de paradigme dont émerge une vie économique guidée par le sens et la mission des entreprises. Certaines des Raisons d’être que l’on a vu fleurir ces derniers mois matérialisent cette tendance forte et tendent à servir de modèle.
Grande est la tentation de les prendre en exemple et d’en recycler certains éléments.
Pensons à l’emblématique mission dont s’est dotée la MAIF de porter une « attention sincère […] à l’autre et au monde » que chacun pourra désirer reprendre à son compte, oubliant que chaque terme de la phrase compte, a été soigneusement pesé – en particulier au regard de la culture mutualiste – et constitue le cœur de l’engagement de l’entreprise depuis sa fondation.
La Raison d’être d’une entreprise exprime la réponse singulière que cette entreprise apporte à un grand problème sociétal. C’est pourquoi il est essentiel de résister à la tentation mimétique. La Raison d’être doit refléter l’identité profonde de l’entreprise, ce qu’avec Patrick Mathieu nous appelons sa Singularité. Il faut y mobiliser ses propres mots, ceux que l’organisation emploie le plus fréquemment et le plus naturellement, et les assembler dans un souci d’honnêteté et de justesse. Il est enfin essentiel d’en tester la formulation en élargissant progressivement le cercle des contributeurs.
En définitive, le meilleur indicateur de la réussite de l’exercice se situe dans les tripes.
Une Raison d’être exprimée avec justesse et lucidité résonne dans les esprits et les cœurs de chacun des collaborateurs de l’entreprise. Une Raison d’être bricolée à partir des mots-valises à disposition laissera indifférent.
4. Réduire le sociétal à l’environnemental
Nous ne pouvons que nous féliciter de ce que les entreprises, en France et dans le monde, sont de plus en plus nombreuses à assumer leur responsabilité écologique, à s’engager à neutraliser leur impact carbone et à développer l’économie circulaire. Beaucoup reste certes à faire face à ces enjeux cruciaux, existentiels, planétaires, et notre propos ne consiste surtout pas ici à les minimiser. Notre conviction est la suivante :
Si toutes les entreprises doivent, chacune à leur mesure, participer à l’effort, toutes ne devraient pas en faire leur Raison d’être.
Il n’y a aucune surprise à constater que des sociétés comme Patagonia ou encore Veolia proclament leur engagement en faveur du développement durable. Il eut cependant été très surprenant et peu congruent qu’une organisation comme Facebook l’intègre dans sa Raison d’être. Ce qui n’empêche aucunement le géant de Menlo Park de s’engager vigoureusement à réduire l’empreinte carbone de ses data center.
Les enjeux sociétaux comprennent évidemment celui de la transition énergétique et écologique, mais ne s’y résument pas. Ne perdons pas de vue les multiples autres défis de solidarité, d’insertion, d’intégration, d’éducation, de santé, de bien-être, d’alimentation, de sécurité, de logement – pour ne citer que ceux-là – sans oublier les grandes interrogations anthropologiques que posent la robotisation, le développement de l’intelligence artificielle et jusqu’au transhumanisme. Les entreprises ne peuvent se permettre de choisir au hasard, ou selon les modes, le problème sociétal qu’elles souhaitent prendre en charge. Ce choix aussi doit se faire en cohérence avec leur histoire et leurs savoir-faire fondamentaux, de sorte que la pertinence de ce choix ne puisse être mise en question et qu’il résonne.
Le terme est malheureusement galvaudé, mais c’est bien une vocation humaniste des entreprises que nous voyons émerger aujourd’hui. Au-delà de préserver la planète, il s’agit de la rendre aussi habitable que possible pour tous les êtres qui la peuplent.
Texte : Miles Frydman