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TRIBUNE | Maîtriser la langue française, le nouvel enjeu des managers

Yves Richez
Yves Richez

Yves Richez est docteur en sémiologie, anthropologue et lexicologue (historien des mots). Il dirige la maison d’édition Les Editions de l’Homo-Viator™, spécialisée dans le développement de dispositifs digitaux et gamifiés. Dans cette tribune exclusive pour Forbes, Yves Richez explique pourquoi un bon usage de la Langue française appliquée aux activités humaines peut être un atout pour les managers.

Les mots ont un sens précis et correct. Ils ne sont un terme, ni une expression, ni une idée, ni un concept. Lorsque que chacun, chacune, y va de son avis, de son référentiel, alors, l’ensemble des personnes qui œuvrent dans l’entreprise s’enlisent, ont « mal à l’esprit », agissent de manière discordante et inappropriée, ou… plus du tout (burn out, maladie).

Le mot juste : ce à partir de quoi l’on pense avec objectivité

Le mot n’est pas le terme, ni l’expression (ce que l’on presse en dehors de soi). Le sens propre du mot est celui reçu quand il a été établi dans la langue et qu’il garde tant qu’il existe. C’est aussi la signification naturelle et primitive telle que l’organisation des lettres conduit à le regarder, à le prononcer, à l’écrire.

Par primitif, il faut comprendre, l’état premier en deçà duquel le mot n’existe pas ou n’a pas de preuve d’existence. C’est pourquoi le verbe (verbum), nous rappellent les frères Bescherelle en 1843 dans leur Dictionnaire des Verbes, fonde la pensée, c’est-à-dire, ce à partir de quoi, l’on peut opérer. En effet, le verbe donne trois informations : l’état, l’action et la situation. Le verbe, en tant que mot primitif, se situe à l’amont de tout autre degré de la langue.

Soyons concret avec un exemple : dire « analyse stratégique » est inapproprié, pourquoi ? Parce que le mot « analyse », du grec analusis signifie « retrouver une vérité, une règle générale à partir d’un élément isolé », alors que le mot stratégie signifie « corréler le mouvement tendanciel du cours des choses et le mouvement de l’armée ». Il n’y a – donc – aucune relation mutuelle entre « analyse » et « stratégie ».

Les mots sont rationnels, c’est-à-dire qu’ils éliminent les « pléonasmes »

« Un bon manager fixe des objectifs M.A.L.I.N.S pour réussir à « atteindre » la vision posée par le leader ». Cette expression – illustre – encombre l’esprit et finalement ne dit rien de concret.

Le mot objectif signifie « qui est posé à la vue ». Quant à fixer, du latin fixus, il signifie « enfoncer ; attacher ». Fixer est donc associé à l’idée d’un état constant, indéterminé. Pour le dire autrement quand il est dit que le « leader ou le manager fixe des objectifs », il est utilisé des mots qui obstruent la vue de ces derniers de manière indéterminée et constante, en plaçant entre le réel et leur cerveau (juste derrière leurs yeux), une idée, un chiffre, un nombre (augmenter le CA de 7%). Ils « voient » bien ce qu’il voudrait, mais comment peuvent-ils y arriver puisque leur vue (du grec idein, l’oeil de l’esprit) ne peut plus rien regarder ni observer ?

Alors, il a été inventé une quantité de concepts et d’outils (M.A.L.I.N.S., S.M.A.R.T.) pour y pallier, pour tenter de rendre les « objectifs » stimulants, puis motivants, etc.

Le leader est l’objectif de ses collaborateurs, comme l’a été Napoléon avec les hommes sous son commandement. Pourquoi ? Quand ce dernier est revenu du terrain cette fin de novembre 1905, il leur a décrit la réalité de celui-ci, ainsi, il a rendu ce dernier perceptible à leur esprit. Il a estompé les aberrations pouvant interférer entre leur « vue » de la situation et la réalité de celle-ci. C’est le rôle et la qualité d’un objectif (au sens propre) : éliminer les aberrations afin de « voir » clair.

Les mots offrent la qualité dite de rationalité. Ils éliminent les « effets pléonastiques », c’est-à-dire tout ce qui se répète, encombre et n’apporte rien (monter en haut, incessamment sous peu, etc.) : dire, fixer un objectif, n’apporte rien à la pensée. Il suffit de dire « visualiser le résultat », cela suffit, puisque les mots sont justes. Le leader visualise le résultat escompté, et, en tant qu’objectif (intermédiaire), il le rend perceptible et visualisable à l’ensemble de ses collaborateurs, collaboratrices.

Le leader est passionné (il s’enflamme), le stratège est insipide (il est silencieux)

La langue française se fonde sur trois piliers : la lexicologie, la grammaire et la réthorique. La première signifie, la seconde articule, la troisième brille. La réthorique, ou, le discours de l’éloquence, de l’expression de la pensée, aux artifices du langage, a été préférée pour élaborer autour du leader un discours éloquent, passionné, enflammé, convaincant. Le leader, incarnation du héros grec, est donc celui, celle qui élève les autres, les fait se dépasser. Or, la passion, on le sait, fait souffrir. Elle finit par épuiser, démotiver, fatiguer, s’éteindre, car elle implique une constance dans l’énergie qu’elle « exige » en retour. Le leader est éloquent, brillant, remarquable, au risque de devenir… formidable (lat. formidabilis), c’est-à-dire, à ce point qu’il finit par inspirer la crainte.

Le mot qui devrait être utilisé est exalter (lat. exaltare). Il est simple et précis : faire grandir, nourrir, élever à un haut niveau d’intensité : « Ô capitaine mon capitaine  » clament les élèves debout sur la table de classe, sous le regard ému de leur professeur, alors que l’autre enseignant leur crie de s’assoir.

Le stratège a un propos sans saveur. Rien dans ce dernier n’ajoute à l’esprit, du « brillant » ou du « sucré » pour le stimuler. A l’instar du café, il est cette saveur sans sucre ajouté, au même titre qu’il pourrait donner le sentiment d’être un esprit sans goût, voire, déraisonnable, sans « intelligence ».

L’entreprise est un peu comme un magasin de confiseries pour l’esprit : tout doit y être « bon, goûteux, stimulant ». Or, on le sait aussi, trop de sucre entraîne des caries dentaires, du surpoids, voire de l’obésité. Par analogie, trop de termes sucrés entraînent pour l’esprit : des « caries » (ça fait mal à la tête et à l’esprit), une addiction aux nouveaux « concepts », une « obésité » des idées, une fatigue de l’esprit, des troubles de l’humeur, etc.

Le sens des mots correspond rarement aux intentions des personnes qui les utilisent. L’entreprise ne peut opérer de manière heureuse et bénéfique (y compris au niveau économique) que si les mots utilisés le sont pour la direction, l’action, l’état qu’ils offrent à l’esprit. Ainsi, tout n’est pas « résilience », « bienveillance », « talent », « inclusion », « performance », « violence », « analyse », etc.

Il sera bon, pour réapprendre à penser, de poser un bon dictionnaire sur le bureau où se déroulent les réunions, et l’ouvrir, quand chacun, chacune se pense détenteur de la vérité d’un mot. Car, rappelons-le, seuls les dictionnaires sont la mémoire structurée et organisée de la Langue, celle à partir de laquelle, on pense, décide, et agit en tout lieu et en toute circonstance.

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