La pandémie et ses conséquences sur les modes de travail ont (re)mis en lumière la question de la porosité entre nos « deux vies ». En effet, les télétravailleurs font état d’une difficulté : ne plus vivre une séparation nette entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle…
En imposant le télétravail, la pandémie de covid 19 a entraîné une rupture forte dans la vie de la plupart des cadres et employés dont le contenu du travail pouvait être réalisé à distance : vivre une porosité plus forte entre deux espace-temps, entre le « bureau » et la « maison ». Les trajets pendulaires, qui constituent l’une des principales sources d’insatisfaction évoquées lorsque l’on parle de satisfaction au travail, ont néanmoins pour vertu de constituer autant de sas facilitant une progressive concentration versus déconcentration, aidant au basculement d’un rythme à l’autre, d’une forme d’énergie à l’autre, d’un rôle aussi – celui de manager, d’agent d’accueil… – à l’autre – celui de mère ou de père de famille.
Dans ce débat qui s’est rouvert sur les mérites et les limites du télétravail, dans lequel figure donc cette question de la frontière, il me semble que plusieurs points méritent d’être rappelés pour adopter un regard plus juste. D’abord, cette porosité n’a rien de bien nouveau, sauf à considérer que, depuis l’avènement des réseaux sociaux et des smartphones, le bureau comme la maison n’étaient pas déjà les lieux d’une intrusion réciproque ! Et, même en remontant un peu plus loin dans le temps, nos vies personnelles comme professionnelles ont toujours été reliées par des membranes sensibles, quand nous apprenions par téléphone une heureuse ou une mauvaise nouvelle sur notre lieu de travail, par exemple.
Il existe donc une illusion première, celle de l’imperméabilité qui se manifesterait entre les sphères domestiques et professionnelles. Croire qu’il existe une frontière étanche entre la vie personnelle et professionnelle relève d’une illusion d’optique : on souffre, on rit et on aime (ou déteste) au bureau, on poursuit une réflexion engagée ou la maturation d’une décision le soir à la maison, on vit des moments forts qui viennent percuter ce que nous sommes, indépendamment du « rôle » que nous sommes censés jouer ici ou là. Le flux de nos émotions ne s’interrompt jamais, ne se referme pas lorsque l’on arrive au travail ou quand nous passons le seuil de nos domiciles.
C’est ici que la notion de travail émotionnel, que l’on doit à la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild, professeure émérite à l’Université de Californie à Berkeley, apporte un éclairage intéressant : en tant que professionnel, comme en tant que personne, nous sommes en permanence entraînés dans des jeux d’intrication des émotions vécues, éprouvées/masquées autant que (sur)jouées, parce que certains registres émotionnels sont attendus de nous (et d’autres, proscrits), à la maison comme au bureau.
La sociologie des émotions a ainsi conceptualisé le fait que nous devons témoigner d’une forme d’engagement dans la relation qui est sans frontière, qui mobilise nos énergies ici et là. De fait, l’hôtesse de caisse, l’hôtesse de l’air ou l’hôtesse d’accueil qui a pu subir des propos injurieux, à caractère sexiste ou autres, ne referme pas le casier de son vécu parce qu’elle a quitté les locaux de son employeur. A son domicile, tout cela demeure présent et doit être soit masqué, soit partagé, mais dans tous les cas rien ne s’efface comme par magie.
Les émotions sont ainsi de puissants passeurs de l’invisible qui se jouent de la séparation des deux sphères. Il n’y a qu’à lire le dernier et magnifique ouvrage de la rabbine Delphine Horvilleur pour s’en convaincre : lorsque l’on fait son métier, lorsque l’on accompagne notamment les endeuillés, il est évident que la notion d’imperméabilité perd toute consistance… Or le travail émotionnel est présent, certes à des degrés divers, dans TOUS les métiers (y compris les miens : consultant, manager et enseignant), comme dans tous nos rôles (de conjoint et de parent compris).
En ce sens, ce qui est inédit c’est que la brutalité d’une interpellation, lors d’un échange en visio vécu depuis son domicile (pour prendre un exemple concret), se ressent entre les murs de nos maisons. Le sas que constituent les trajets quotidiens domicile – travail n’a pas permis de tenter une mise à distance, aucune distraction n’est venue en atténuer les effets : le télétravail nous livre brut de décoffrage, sans l’espoir d’un temps de digestion qui dure l’espace d’un trajet en voiture, à vélo ou sur une trottinette. L’émotion est plus vive, non filtrée. Mais, pour le reste, quand les enfants rentrent de l’école je dois avoir repris un visage de parent attentif et dévoué, sans que cela ne perce…
Un second prisme intéressant concerne la question des jeunes actifs. Des études ont montré que l’activité professionnelle était d’abord perçue comme un moyen de s’épanouir – ils sont une toute petite minorité à considérer que le salaire est primordial. Ce besoin d’épanouissement au travail s’accompagne d’une attente nouvelle qui a de quoi surprendre : l’employeur doit davantage prendre en compte leur vie personnelle. En d’autres termes, les lignes sont en train de bouger : si, pour les générations précédentes, perdurait un attachement pour le moins symbolique (cf. plus haut) à la ligne de démarcation, il semble que pour nos jeunes collaborateurs les frontières doivent être franchies par l’employeur afin de mieux prendre soin d’eux !
Si la recherche d’une meilleure conciliation vie personnelle – vie professionnelle, et d’une forme d’épanouissement trans-sphères (recherchée dans la vie privée comme dans l’univers professionnel, sans réelle distinction), étaient déjà bien présentes, on peut donc faire l’hypothèse que la pandémie aura contribué à renforcer encore cette quête. Ce que les jeunes actifs nous disent, c’est alors que pour eux, l’entreprise doit oser sortir des frontières établies pour leur proposer des services, des solutions, des pratiques managériales et des modes de travail qui les aident concrètement à mieux gérer cette conciliation ; et que cela implique de mieux prendre en considération leur vie personnelle, que le sujet n’est plus tabou – du moins dans certaines limites bien sûr.
Les jeunes générations au travail s’inscrivent donc clairement dans ce que le sociologue Jean Viard appelle la « société des deux piliers » : le travail et les loisirs, cette vie « pour soi » et pour ses proches. Les jeunes actifs défendent ainsi une vision équilibrée qui, pour eux, est aussi la condition d’un engagement durable et d’une performance sur le long terme (qui plus est dans le contexte d’un allongement de la durée de la vie professionnelle). Mais nous avons là deux piliers qui ne s’opposent plus, dans la mesure où la quête d’épanouissement doit aussi se vivre au travail, qui n’est plus perçu comme un ailleurs, un espace vitré – glacé – déshumanisé.
Il n’est pas surprenant alors de constater combien les Français, sans distinction d’âge cette fois, sont, parmi les Européens, les plus insatisfaits sur le thème de la conciliation travail-famille selon l’enquête Eurofound (2015). Claudia Senik souligne ainsi, sur la base notamment de ladite enquête, combien cette quête d’épanouissement au travail, particulièrement forte chez nos concitoyens, constitue dans le même temps une source d’insatisfaction majeure, eu égard « au souci d’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale ».
C’est précisément parce que nous autres Français attendons tant de notre vie professionnelle que l’insatisfaction est grande, quand l’épanouissement recherché se heurte à cette difficile conciliation : devoir quitter une réunion importante et passionnante, parce que l’on doit aller chercher les enfants à l’école, crée une frustration d’autant plus forte que ladite réunion nous a été imposé à 17h, quand elle aurait pu (dû ?) être positionnée sur un horaire facilitant la conciliation recherchée.
Loin de la thématique de la souffrance au travail, il est heureux de lire cela et de retrouver, chez le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, l’importance du travail en tant qu’axe de résonance : un travail porteur d’une relation au monde accueillante, apaisée et efficace (au sens de l’auto-réalisation). « Dans notre travail, nous nous sentons réellement reliés au monde. Nous œuvrons à un bien commun », nous dit-il ; de fait, « nombre de salariés considèrent « leur » entreprise comme un havre de résonance au même titre que la famille ». Ce n’est plus l’un ou l’autre, l’un contre l’autre, mais bien et l’un, et l’autre.
Aux entreprises d’en tirer les enseignements qui en découlent dans le cadre de leurs démarches de marque employeur / expérience collaborateur, avec nuance bien sûr, car il ne s’agit pas d’être intrusif mais bien de s’efforcer de décoder des attentes qui changent et qui questionnent cette frontière vie pro / vie perso, au service de politiques RH et de pratiques managériales renouvelées.
<<< À lire également : Du télétravail imposé au télétravail choisi >>>
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