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Télétravail | « Le 100% télétravail n’est pas une bonne chose parce qu’il déshumanise l’entreprise et l’affaiblit »

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La semaine dernière, les salariés d’Ubisoft se sont mis en grève pour protester contre la fin de la possibilité de travailler en « full télétravail », avec le retour de trois jours obligatoires en présentiel. Si derrière cette décision, on pourrait voir un possible plan social déguisé au sien d’une société en difficulté, ce conflit pose question sur la gestion du télétravail parles employeurs, et les confrontations avec les salariés que peut occasionner une restriction sur le « TT ». Forbes a posé ses questions à Jean-Marc Morel, associé et directeur du pôle social et Rh Rhône-Alpes chez RSM France, réseau de cabinets de conseils. 

 

Forbes : Qu’est-ce que nous raconte cette grève Ubisoft ?

Jean-Marc Morel : Nous assistons aujourd’hui à un effet de balancier. Après avoir massivement adopté le télétravail ou le full télétravail, les entreprises amorcent désormais un retour progressif à une présence plus soutenue au bureau. Cela soulève une problématique cruciale pour celles qui ont misé sur le 100 % télétravail : comment maintenir la motivation des collaborateurs et garder une cohérence d’entreprise lorsque les salariés ne sont pas au bureau ? Les effets du télétravail ne sont pas immédiatement visibles, ils se manifestent de manière plus évidente après quelques années. Un fonctionnement exclusivement à distance atteint rapidement ses limites : avec des collaborateurs qui uniquement sont à distance, il y a un moment où l’on ne peut pas gérer correctement, où on ne peut pas travailler correctement au niveau de l’entreprise.

La direction d’Ubisoft a évoqué ce point en soulignant l’importance de retravailler ensemble pour favoriser la créativité. C’est un fait indéniable : quand on travaille de manière trop isolée, et qu’on ne se voit pas, on casse cette créativité. 

Peut-on dire que le télétravail est devenu, au moins dans une certaine mesure, un acquis social pour les salariés ?

J-M. M. : Le télétravail n’est pas un acquis social, mais une demande forte des salariés. Bien avant les obligations imposées par le Covid, de nombreuses entreprises l’avaient déjà adopté. Au fil du temps, le télétravail est devenu un acquis : il s’est inscrit dans les habitudes, offrant aux collaborateurs un certain confort.

Cependant, il y a une problématique majeure, comme le montre l’exemple d’Ubisoft. Avec la généralisation du télétravail à 100 %, certains collaborateurs ont déménagé. C’est ici que réside le problème : comment gérer le retour au bureau de ces salariés qui ont réorganisé leur vie autour de cette flexibilité ? Ce retour à la présence en entreprise devient particulièrement complexe à gérer.  

Les syndicats considèrent comme une mesquinerie les justifications apportées par la direction pour le retour au télétravail : y-a-t-il des raisons rationnelles qui poussent un employeur à faire revenir ses troupes au bureau ? N’est-ce pas une façon de faire du « TT » le bouc émissaire des difficultés d’Ubisoft ?

J-M. M. : À mes yeux, il ne s’agit pas de mesquinerie, mais d’un constat : le télétravail à 100 % ne peut pas fonctionner sur le long terme. J’ai étudié ce sujet il y a quelques années, bien avant la pandémie, et les retours des entreprises montraient que celles ayant adopté le full télétravail rencontraient des problèmes d’organisation et que disparaissait le sentiment d’appartenance à l’entreprise.

Un exemple de travail à distance qui fonctionne bien concerne les équipes commerciales. Il ne s’agit pas véritablement de télétravail, mais plutôt de management à distance. Cela fait des années que les commerciaux travaillent ainsi, mais pour que cela fonctionne, les entreprises mettent en place des rituels de management : des challenges, des réunions fréquentes, des séminaires. 

En revanche, lorsque le télétravail s’est généralisé et que les salariés sont à ce mode de fonctionnement, on a tenté de les manager comme s’ils étaient toujours au bureau, et cela ne fonctionne pas.

Dans le cas d’Ubisoft, il ne s’agit pas d’un retour total au bureau, mais d’une réorganisation nécessaire. La limite de cette flexibilité est fixée par l’entreprise. Sans entrer dans le débat de savoir si cette mesure est trop restrictive ou non, ce qui est évident, c’est que le télétravail à plein temps entraîne une perte de contact entre les équipes et une diminution de la créativité. Globalement, si on veut redynamiser tout le monde, il faut quand même pouvoir se voir et travailler ensemble. 

Ubisoft est-il dans son bon droit ?

J-M. M. : Nous n’avons pas connaissance des accords d’Ubisoft en matière de télétravail mais il est important de rappeler que, pour qu’une entreprise autorise le télétravail, elle doit établir des accords spécifiques qui en fixent les règles.

C’est là que réside une problématique fréquente : de nombreuses entreprises n’ont pas clairement défini les cadres du télétravail et nous ne savons pas si Ubisoft avait prévu dans les accords la possibilité de déménager. Dans de nombreux cas, les accords stipulent que les salariés doivent rester disponibles pour l’entreprise, même en télétravail. Cela signifie qu’en cas de projets spécifiques, les employés peuvent être tenus de revenir sur site, malgré leur situation à distance.

D’un point de vue juridique, c’est l’accord de télétravail qui détermine précisément le cadre de cette pratique. Il est également important de noter qu’un tel accord peut être renégocié ou dénoncé.

N’est-ce pas une décision contreproductive pour l’atmosphère de travail et l’engagement des salariés ?

J-M. M. : Pour l’atmosphère de travail, sans doute puisqu’on le voit avec les réactions à la suite de cette annonce.
Quant à l’engagement des salariés, toutes les études sont unanimes : en télétravail à 100 %, il tend à diminuer. Pour restaurer cet engagement, il est essentiel de créer des moments où les collaborateurs peuvent se retrouver, donc c’est plutôt l’inverse.

Attention, je ne prône pas un retour à 100% au bureau, mais il faut être conscient des risques liés à un désengagement progressif des salariés sur le long terme. 

Aussi, il y une problématique majeure sur le recrutement de nouveaux collaborateurs : comment voulez-vous former et attirer des nouveaux collaborateurs s’il n’y a personne au bureau et s’ils ne voient pas la culture de l’entreprise, s’il n’y a pas d’appartenance à l’entreprise ?

N’est-ce pas aussi une décision cynique pour pousser certains salariés à partir ?

J-M. M. : Je préfère retourner la question, est-ce que Ubisoft n’a pas constaté une forte démotivation de certains collaborateurs et un fort désengagement ?  Nous ne savons pas, la question peut se poser dans un sens ou dans l’autre.

Comment éviter que des changements de politique sur le télétravail ne créent des tensions ou des frustrations parmi les employés ? 

J-M. M. : Il y a trois règles :

  1. Communication
  2. Communication
  3. Communication

Il est indispensable d’ expliquer aux collaborateurs les décisions prises. Bien sûr, il y aura toujours une certaine frustration, car il est impossible de satisfaire tout le monde. Cependant, il est primordial de communiquer sur les raisons de cette décision. Pour Ubisoft, en l’occurrence, il faut appliquer ces règles. Il existera toujours des mécontentements de la part de certains collaborateurs qui ont déménagé, qui ont un confort de vie à des kilomètres de leur bureau, qui ont leur propre rythme de travail. Mais le télétravail reste du travail, ça reste des règles et les valeurs de l’entreprise, qu’il faut respecter. 

Quelles sont les valeurs d’une entreprise où les collaborateurs sont en full télétravail ? Ce n’est pas une entreprise, ce sont des électrons libres en télétravail qui ne sont plus managés de la même manière. C’est pour ça qu’il faut recréer cette force. 

Aujourd’hui, le 100% télétravail n’est pas une bonne chose parce qu’il déshumanise l’entreprise et affaiblit la force de l’entreprise.

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