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Seniors, juniors, le tourbillon de la vie ?

seniorsThree multi-ethnic business people have a meeting in a modern office.

La chanson de Jeanne Moreau renvoie à un amour inconstant. Tantôt passionnel, tantôt battant de l’aile, il vit, évolue au gré du contexte et des émotions perçues et affichées par chaque partie prenante de cette relation. Le lien, plus ou moins fort, plus ou moins tendu, qui unit les seniors et les juniors dans l’environnement si particulier de l’entreprise, pourrait correspondre à la même métaphore du tourbillon. Chaque tranche d’âge subit parfois les clichés dont elle est affublée. D’autres fois, elle les porte sur elle comme l’on porte un manteau en hiver. Alors que le monde est de plus en plus polarisé, où en est le tourbillon générationnel en entreprise ? 

Une contribution de Laurence Dubois, Directrice des ressources humaines chez Prodware.

 

 

On s’est connus, on s’est reconnus

Le senior prend sous son aile le junior, le junior apprend, écoute. Il y a quelques années encore, le schéma était clair, connu de tous. Invariable et inexorable. Chacun avait un rôle, une mission à la fois définie et précise, qui ne laissait de fait pas de place à la transgression. Elle laissait aussi peu de place à l’originalité, au « hors cadre ». Cette répartition des rôles s’observait dans les entreprises comme si elle était le reflet d’une société à la fois plus rigide et plus ordonnée, plus lisible, pas encore soumise aux récents bouleversements technologiques qui ont rebattu tant de cartes.

Dire que les rôles étaient admis de tous ne signifie en revanche pas que tout le monde acceptait la situation. L’âge et la prédominance de l’expérience comme facteurs de reconnaissance professionnelle ont toujours été des critères discutés, questionnés, mais le schéma directeur était stable et limpide. Il avait en outre pour effet de donner une ligne de fuite, un horizon net à toutes les générations. Le senior pouvait observer depuis son piédestal les jeunes générations arriver, sans crainte d’être remplacé trop vite, mais avec au contraire la sérénité de pouvoir les former à sa guise pour préparer l’avenir. Le junior, a contrario, savait certes que de longues années de mises à l’épreuve l’attendaient, qu’il allait falloir courber l’échine et manger son pain noir, mais que l’aboutissement était affiché, que la trajectoire ne laissait pas de place au doute. Les longues carrières en entreprise étaient la norme, le senior reconnaissait le junior comme son successeur vassal, le junior reconnaissait le senior comme son prédécesseur mentor. 

 

On s’est perdus de vue

Rome ne s’est pas faite en un jour, le changement de cet état de fait non plus. Mais peu à peu, l’essor des nouvelles technologies, donnant de plus en plus de voix à de plus en plus de monde, surtout parmi les plus jeunes générations qui ont davantage de maîtrise de ces outils, a brouillé les pistes. Pour résumer, les jeunes demandent à avoir voix au chapitre, les seniors craignent une remise en question de leur position statutaire. Le sujet devient de plus en plus important, il prend de plus en plus de place dans le débat public. Les exemples de réussite de « jeunes » ont le vent en poupe et soufflent le renouveau comme une vertu inébranlable sur les terrains flétris d’une vieille garde dépassée par une société qui va désormais trop vite.

Les seniors observent sans comprendre, en se réfugiant derrière des normes qui ne s’appliquent ostensiblement plus. Ils voient dans ces envies de renouveau une menace, un désordre, une perte de légitimité qu’ils jugent bien sûr illégitime. Le ton se durcit, les échanges se tendent, le fossé entre les générations se creuse. Ces jeunes générations qui n’ont rien connu que la croissance et la paix ont été bercées d’illusions et de trop d’affection. Elles ne se sont pas suffisamment endurcies et ne sont pas prêtes à assumer les responsabilités qu’elles exigent. Elles manquent de respect aux anciens qui ont pour eux le recul et la sagesse.

Les générations s’éloignent. La rupture est proche. 

 

On s’est retrouvés

Puis, comme une danse endiablée qui voit les mains s’unir et se délier, peu à peu, chacun retrouve une place qu’il accepte plus fluctuante. Les jeunes apportent une connaissance et une expérience plus connectée au monde digital, un regard plus moderne, souvent plus engagé aussi. La posture est de moins en moins liée à l’expérience et à l’âge. Symbole de l’évolution de cette perception générationnelle, la phrase la plus célèbre prononcée par Kylian Mbappé, star parmi les stars hexagonales, aborde justement cette thématique : « Tu ne me parles pas d’âge » se répondait-il à lui-même alors à peine majeur, en imaginant une discussion fictive avec un entraîneur qui choisirait de le laisser sur le banc de touche en raison de sa maigre expérience. Entre assurance et folie, celui dont le monde louait la sagesse s’affirmait comme un porte-étendard d’une génération qui exige désormais d’être jugée sur ses actes. Cette affirmation de soi témoigne d’une certaine maturité. Nourris plus tôt aux enjeux de la société aussi bien qu’aux problématiques économiques et écologiques, ils sont aussi plus rapidement familiarisés avec le contexte auquel ils prétendent prendre part. En un sens, les juniors sont parfois devenus de jeunes seniors.

À l’inverse, les seniors apportent leur expérience métier, leur vécu, leur expertise technique, mais profitent aussi de cet élan d’émancipation des jeunes générations sans forcément lutter pour conserver leur place au sommet de la hiérarchie. Ils expriment ainsi plus d’envie d’autonomie, de liberté, acceptent plus facilement de laisser une place de plus en plus prépondérante à leurs cadets s’ils y trouvent un équilibre professionnel et personnel cohérent. Cette quête d’équilibre est une dimension récente, contagieuse, qui fait aussi écho à des aspirations venues des plus jeunes. Les aînés s’inspirent des juniors pour réévaluer leur place et celle du travail dans la société, acceptent que les rôles soient moins définis, plus fluctuants. De jeunes seniors, en somme. Les rôles sont tantôt inversés, tantôt fidèles à ce qu’ils étaient. La frontière ancienne n’existe plus, vive la nouvelle frontière. Comme si finalement, l’âge ou l’expérience étaient devenues des notions caduques pour déterminer la place d’un individu en entreprise. Si les critères existent toujours, ils ne peuvent plus résumer une posture, instituer un rôle, définir une position. Il y avait les juniors et les seniors, les uns devenant les autres. Il y a désormais les juniors, les seniors, mais aussi les juniors séniorisés et les seniors juniorisés, et toutes celles et ceux qui sont en dehors de ces catégories. Sonnant le glas d’une ère binaire qui n’a plus de prise dans l’entreprise contemporaine.

L’âge n’est donc plus un facteur si déterminant, mais au même titre que l’ensemble des critères sociodémographiques, c’est sa variété qui crée la richesse d’une société, comme celle d’une entreprise. On parle beaucoup de faire société avec chacune de ses composantes, faire entreprise répond à la même injonction. Pour qu’aucun de nous ne reparte chacun pour soi, dans le tourbillon de la vie. Et que la séparation ne reste que la conclusion de la chanson. Car après tout, comme le disait Jean Cocteau : « on peut naître vieillard comme on peut mourir jeune ».


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