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Quelques Croyances Qui Mènent Joyeusement À L’Échec De Toute Transformation

Source : Pixabay

Le désengagement des travailleurs voire le ras-le-bol managérial, pointé par bon nombre d’études ces dernières années alors même que les entreprises s’évertuent à améliorer les conditions de travail, est juste un paradoxe apparent. En effet, il n’existe pas de lien de causalité entre l’environnement de travail et l’engagement des travailleurs ni entre l’investissement dans les changements et la réussite des transformations. Corrélation n’est pas causalité !

Ni l’engagement des salariés ni les transformations ne répondent à des influx externes. Croire le contraire, c’est se heurter inexorablement au réel qui cogne comme disait Lacan.  

La bonne nouvelle est que l’entreprise ne souffre ni d’un manque de volonté, ni d’un manque de ressources pour relever les défis technologiques, écologiques, sociaux et politiques sur son chemin ; elle est tout simplement victime d’une « indoxication », d’un embrigadement par des croyances qui l’empêchent de penser le réel du travail au profit d’un réel fantasmé, auréolé d’un pragmatisme verbal et des outils classiques de l’ingénieur et du gestionnaire.

 Ces croyances sont nombreuses et scotomisantes malgré l’abondante recherche en sciences humaines et sociales sur l’action collective.  En voici un certain nombre :

Une organisation, ce sont les structures (organigrammes, processus, procédures, systèmes d’information…) c’est-à-dire les relations formelles : s’il y a une croyance bien ancrée, c’est bien celle-ci. L’organisation est ainsi réduite à sa dimension extrinsèque au détriment de ce qui fait sa substance : les relations, l’entité sociale. Une telle croyance découle d’une vision instrumentale de l’action collective pour laquelle, « savoir, c’est pouvoir, comprendre, c’est être capable de refaire, le réel est ce qui se répète ». L’organisation comme entité sociale est réduite à sa plus stricte expression : le feedback au détriment des espaces de délibérations. Les modes de fonctionnement, les comportements, les modes de régularisation découleraient ainsi de l’organisation formelle, structurelle c’est-à-dire des prescriptions. Le « grand sens » inhérent à la stratégie et porté par les dirigeants de l’entreprise est réputé, grâce à des dispositifs d’enrôlement, se traduire en « petit sens » (sens du travail quotidien) pour le travailleur en contact direct avec le réel. La cohérence se confond dès lors avec la cohésion, la coordination avec la coopération, le travail prescrit avec le travail réel, le savoir agir avec le pouvoir d’agir, l’environnement structurant avec l’environnement capacitant. Les outils de l’ingénieur et du gestionnaire sont jugés suffisants pour penser l’organisation donc l’homme au travail nonobstant des dizaines d’années de recherche sur l’action collective notamment dans les sciences du travail (ergonomie, sociologie, psychodynamique, psychologie du travail, etc.).

Changer, c’est transformer : « Changer » et « transformer » font partie des mots qui pensent à ta place. Ces mots maîtres dont parlait Paul Valéry qui chantent plus qu’ils ne parlent, ces mots qui, bien souvent dans leur utilisation, ont « plus de valeur que de sens ». Dans le management des entreprises, le mot « changement » a longtemps saturé l’environnement lexical mais depuis quelques années, il est supplanté par la « transformation ». Désormais, dans le discours managérial, ces deux mots sont devenus des quasi-synonymes, on emploie l’un ou l’autre mot sans discernement. Cette confusion n’est pas sans conséquence. En effet, changer, c’est passer d’un état A à un état B (état B étant souvent connu). Transformer, c’est changer les modes de fonctionnement, les comportements, les modes de régulation ; c’est appréhender et « travailler » l’entité sociale. On peut changer sans transformer, transformer sans changer. Les modes de fonctionnement et les comportements résistent aux outils instrumentaux même les plus sophistiqués. Pour transformer, outre les changements d’outils, de processus, etc., il faut instituer les conditions qui permettent aux individus, malgré les contingences du réel, de continuer à se reconnaître dans ce qu’ils font. Un projet de transformation nécessite une approche sociale capable de faire émerger un environnement capacitant à partir des méthodes et des attitudes des sciences du travail : le commerce de la considération, la légitimité, la confiance, la coopération, ingrédients du « faire ensemble » ne se décrètent pas donc ne se prescrivent pas. Il va sans dire que les techniques de conduite du changement (identification des populations impactées par le changement, analyse des impacts, choix des actions et mise en œuvre) sont inopérantes lorsqu’il s’agit de transformations.

La qualité du travail est une notion objective :  L’une des réminiscences du « passé » (encore bien présent) d’ingénieur du management comme théorie (le management a été théorisée par des ingénieurs, Taylor aux Etats-Unis et Fayol en France) se cristallise autour de la notion de qualité du travail. La qualité du travail découlerait de prescriptions qui mettent d’accord toutes les parties prenantes à une action collective. De fait, on fait fi du décalage irréductible entre le travail prescrit et le travail réel et on réduit ainsi le travail au « travail mort » (versus travail vivant). En obstruant les possibilités de penser le travail au plus près du terrain par une saturation prescriptive qui prive les opérateurs d’espaces de délibérations sur les critères de travail du bien fait, nous empêchons le travail réellement de qualité. En effet, comme le précise Yves Clot, professeur émérite en psychologie du travail « par essence, le réel divise les gens. Chacun perçoit celui-ci différemment selon la place qu’il occupe. Il est donc intrinsèquement difficile pour un groupe de s’accorder sur une vision des choses qui unisse toutes les parties. Ainsi, dans une entreprise, même petite, tout le monde n’aura pas la même idée de ce qu’est un travail « bien fait ». Pour les uns, la priorité sera la qualité du geste, pour d’autres ce sera celle du produit ou encore le rendement ». D’ailleurs, les inclinaisons des uns et des autres, parties prenantes à l’action collective peuvent même fluctuer en fonction des circonstances d’autant plus que le travail est vivant. La qualité du travail est donc tout sauf une notion objective. Elle ne se prescrit pas mais se négocie.

Manager, c’est trouver des solutions à des problèmes :  le mythe de la solution découle d’une vision faustienne de l’action collective. En entreprise (comme ailleurs), une solution ne peut exister que pour un problème mathématique ou technique c’est-à-dire touchant aux représentations formelles (organigramme, processus, procédures, outils…). Dès lors qu’il s’agit de l’organisation comme entité sociale, nous ne sommes plus dans une relation technique mais dans une relation organique voire politique (« ne pas perdre le sens des ensembles »). Il ne s’agit plus de concevoir et de mettre en œuvre des solutions mais d’instituer et de mettre en dialogue un ensemble de conditions pouvant faire émerger des initiatives (innovation, coopération…), un consensus, un règlement au niveau des acteurs. C’est une des raisons pour laquelle, la transformation ne se décrète pas. Transformer, ce n’est pas résoudre un problème. L’institutionnalisation de la transformation par le biais des « directions de la transformation » souffre de cet écueil. Cette institutionnalisation les oriente machinalement vers la résolution de problèmes en mode gestion de projet au détriment d’un travail organique sur les conditions de possibilité d’une véritable transformation des modes de fonctionnement. Pour mémoire, selon les études, 60% à 80% des projets dits de transformation digitale sont des échecs : les entreprises n’atteignent pas les objectifs business qui avaient été fixés.

La procédure est plus efficace que la confiance : du moment où le mythe de la machine hante toujours l’organisation des entreprises, il n’est pas étonnant que la procédure y soit force de loi au détriment de la confiance. L’excès de procédures a au moins deux effets néfastes sur le travail. D’une part, il amoindrit les marges de manœuvres des travailleurs car une procédure est avant tout une décision prise à l’avance et dès lors, elle les prolétarise en réduisant fondamentalement l’intérêt des métiers (amoindrissement des arguments pour négocier le réel). D’autre part, l’excès de procédures aboutit inévitablement à des conflits de prescriptions, de règles entre directions et fonctions. Ces conflits conduisent à l’inversion des hiérarchies, phénomène que Francois Dupuy, sociologue des organisations a bien étudié, avec un encadrement de proximité qui finit par décider seul quelles procédures appliquer pour ne pas entraver le travail et un encadrement intermédiaire sorti de fait du jeu. Le reflexe pavlovien de la procédure ne peut être contrebalancé que par la mise en œuvre des conditions de possibilité de la confiance. En effet, la confiance est une hypothèse sur un comportement à venir. Elle se fonde sur le respect de la légitimité des compétences et des métiers et demeure un préalable à la coopération. En effet, lorsque les conditions de la coopération sont réunies, au plus près du terrain, les individus sont capables de concevoir les règles déontiques indispensables pour faire un travail de qualité avec un minimum de prescriptions qui s’imposent à eux. Outre la coopération qui peut être instituée grâce entre autres à la confiance, le théorème de la diversité de Scott Page s’applique aussi à l’entreprise. En effet, sous certaines conditions, la diversité des points de vue prime sur la compétence : des individus non spécialistes sur un sujet mais dont les perspectives diffèrent aboutiront à des solutions plus satisfaisantes que les spécialistes.  La centralité de la confiance dans les relations de travail est donc évidente. C’est pourquoi nous ne pouvons que nous réjouir de l’idée lumineuse de l’université Paris Dauphine de consacrer une chaire à la confiance dans le management.

Alors, comment rompre avec ces croyances humainement et financièrement coûteuses ?

Toute rupture avec ces croyances passera par une réforme des systèmes de représentation du réel en entreprise. Cela passe par une formation au management et à l’action collective augmentée des apports des sciences humaines et sociales au-delà des extrapolations hyperboliques de résultats partiels (saupoudrage de connaissances pour des effets rhétoriques). En effet, les sciences de l’ingénieur et les sciences de gestion sont aveugles quant aux dynamiques réels de l’action collective (le travail réel). Il faut donc former les étudiants et les intervenants en entreprise aux sciences du travail.

Il faut en outre enrichir les modes d’intervention en entreprise par l’apport de ces sciences plus particulièrement durant la phase de recueil des données : plus d’observation participante, moins d’approches hypothético-déductives sans prise avec le réel mais partir des faits pour faire émerger des propositions.

Enfin, il faut rapprocher les décisions au plus près du terrain en promouvant la coopération. Cela permettra aux travailleurs de continuer à se reconnaitre dans ce qu’ils font mais aussi de mettre de fin aux réflexes de création d’une nouvelle fonction support dès qu’une nouvelle classe de complexités émerge.

A défaut de ce travail sur les représentations et l’enrichissement des outils, méthodes et approches de l’action collective par les apports des sciences humaines et sociales, les entreprises continueront à « bricoler dans l’incurable » avec les résultats que nous connaissons : novlangue managériale qui ne mobilise presque plus personne, des travailleurs en quasi rupture de ban dans certaines entreprises (cf. la difficulté de faire revenir au travail les salariés après le confinement), des projets de transformation couteux qui n’atteignent pas les objectifs, un coût social conséquent pour la communauté nationale (burn-out, bore-out, brown-out, suicides). En effet, nier l’organisation comme entité sociale, c’est nier la puissance d’expansion des travailleurs, leur besoin de se sentir à l’origine des phénomènes, tout au moins d’un certain nombre d’entre eux (Antonin Artaud) car c’est ce qui rend la vie défendable, même (et surtout) en entreprise. Redonner une place prépondérante aux collectifs humains et aux dynamiques humaines dans l’entreprise, rééquilibrer la vision techniciste du travail par une vision réaliste du travail portée par les sciences humaines et sociales, c’est se donner les moyens de réussir les transformations qui s’imposent dans une économie en pleine ébullition. Cela ne consiste nullement à faire preuve d’un humanisme forcené, il me semble qu’une performance soutenable des entreprises est à ce « prix » car comme Adam Smith, je pense que « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ».

 

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