Pour Jean-Paul Lugan, « l’entreprise est un recruteur d’egos, elle passe un contrat narcissique avec les cadres dirigeants ». Or en entreprise, l’ego est un frein à la performance car source de stress, de mauvaises décisions… Coach, formateur et spécialiste du management, il accompagne les cadres dirigeants à prendre confiance en eux.
Pourquoi vous intéressez-vous à l’ego en entreprise ?
Jean-Paul Lugan : Je suis parti d’un constat. L’entreprise est une agora où le patron et les employés vivent la peur au ventre des mauvais choix qu’ils pourraient commettre et de leurs conséquences. Peur d’être critiqué, déqualifié, mal évalué, voire licencié. Les gens ont peur de dire certaines choses à leur patron ou à leur collaborateur. Les comportements en entreprise sont guidés par ces peurs qui provoquent des défauts de courage, de la manipulation… Et à l’origine de toutes ces peurs, que trouve-t-on ? l’ego. Chacun vit avec et le subit sans en parler. Or, les conséquences de cette mauvaise gestion de soi pour l’entreprise sont nombreuses : perte de rentabilité, sentiment d’injustice, baisse de l’engagement, stress, conduites addictives, mauvais climat social, absentéisme, dégradation de l’image…
Pouvez-vous nous donner votre définition de l’ego ?
J-P. Lugan : L’ego, c’est l’illusion que l’on a de soi et qui conduit à deux types de complexes. Un complexe de supériorité (narcissisme), qui pousse le dirigeant à ne voir que ses qualités et à les exagérer en niant ses limites et faiblesses. Et le complexe d’infériorité (névrose) qui conduit le dirigeant à ne voir que ses défauts, ses faiblesses et à ignorer ses forces.
Dans les deux cas, ce n’est pas vrai. Un patron qui a un ego positif a des qualités, mais pas uniquement. Et inversement. Tous deux sont dans le déni d’une part d’eux-mêmes. Or, cela devient problématique pour l’entreprise à partir du moment où leur vision biaisée les conduit à ne pas être à la hauteur de la tâche.
Pour protéger son image positive ou négative, le manager va mettre en place des comportements d’agressivité ou d’évitement. Il vit dans l’anxiété de l’adversité et en particulier de la critique ou de l’échec. J’ai ainsi l’exemple d’un cadre licencié parce qu’il avait dit à son supérieur qu’il avait fait des promesses non tenues à ce jour.
Selon vous, comment se construit l’ego ?
J-P. Lugan : L’ego se construit par l’éducation parentale et scolaire. Une personne qui a été survalorisée aura tendance à développer un ego positif. Un ego qui le conduira de penser à tort toute sa vie qu’il est le meilleur, qu’il détient la vérité et que c’est grâce à son talent que l’entreprise réussit. Or l’ego empêche d’écouter l’autre.
Deux exemples de dirigeants qui, persuadés de détenir la vérité, sont victimes du syndrome d’Icare et finissent par se brûler les ailes. Bernard Tapie et Jean-Marie Messier, ce dernier niant l’endettement du groupe Vivendi.
A l’inverse, une personne qui se construit un ego négatif s’est vue trop souvent souligner ses faiblesses, y compris quand elle rapportait de bonnes notes par exemple. Avec un tel ego, toute réussite et compliment seront perçus comme suspects. Ce type de dirigeant a l’impression que son statut relève de l’imposture. Je pense notamment à une cadre dirigeante d’un grand groupe bancaire, persuadée que sa présence au sein du comité de direction n’était pas légitime.
Le système scolaire français produit globalement plus d’ego négatifs que positifs. A l’inverse, aux Etats-Unis, les ego sont positifs et les américains sont élevés en étant persuadés qu’ils sont les meilleurs.
Tout au long de sa vie, l’enfant, puis adulte, le manager, se construit un rôle, un masque pour gérer son rapport au monde. Et la société de consommation n’aide pas à échapper à l’ego car elle appuie sa croissance sur le besoin de valeur et de reconnaissance de l’ego. Tout dirigeant va trouver derrière l’avoir (belle montre, belle voiture, beau conjoint…) une façon d’être ou va en souffrir car il ne pourra l’atteindre. Notre société de consommation vend à chacun l’opportunité de se donner une valeur essentiellement marchande à travers l’acquisition de biens matériels, immatériels ou symboliques. Elle conduit les hommes, et notamment les dirigeants à vouloir réussir dans la vie plutôt que de réussir leur vie.
Dans l’entreprise, les ego vont se développer dans un sens ou dans l’autre. Car l’entreprise est un recruteur d’egos, elle passe un contrat narcissique avec les futurs cadres dirigeants aux meilleurs parcours et aux meilleures écoles. Aux plus brillants, elle promet richesse et pouvoir, aux autres, un emploi et une rémunération. Enfin, aux catégories dites inférieures, elle se contente d’utiliser leur ego négatif pour les faire produire, les sous-payer et les garder où ils sont.
Quelles sont les conséquences négatives pour l’entreprise et ses salariés de ces batailles d’egos ?
J-P. Lugan : les conséquences sur la vie de l’entreprise sont multiples. Tout d’abord, sur la légitimité du manager. En effet, celui-ci ne gère pas des équipes mais son propre ego. Par exemple, un collaborateur arrive pour la première fois en retard et sans excuse valable. Les managers vont avoir deux types de réaction, en fonction du masque qu’ils auront choisi de montrer. Celui qui aura pris le masque de la sévérité va recadrer agressivement son subordonné afin de conserver son image de patron dur. Ce sera un recadrage disproportionné par rapport à la faute commise. De son côté, le collaborateur, habité par un sentiment d’injustice mettra moins de cœur à la tâche et perdra en productivité.
A l’inverse, le manager qui aura pris une posture « cool » va se montrer sympathique et excusera son collaborateur. Il protège ainsi son image de manager sympathique plutôt que de mettre son collaborateur face à ses responsabilités. Le salarié aura alors un sentiment d’impunité quand ses collègues, qui arrivent à l’heure, ressentiront une certaine injustice. Dans les deux cas, le chef ne manage rien d’autre que son ego, au détriment des enjeux de sa mission.
L’ego a aussi des conséquences sur la performance de l’équipe. Car de mauvaises décisions ou réactions provoquent des sentiments d’injustice dans les équipes. Aux ressentiments s’ajouteront une perte de motivation et de productivité, voire des tensions entre les membres.
En entreprise, sommes-nous condamnés à vivre dans l’ego ?
J-P. Lugan : Non, heureusement ! L’alternative est d’être dans la confiance en soi. Le manager doit accepter qu’il a des talents, des forces et des faiblesses, des torts et des limites. Un patron qui reconnaît ses forces mais aussi ses insuffisances sera en mesure d’assumer les réussites mais aussi les échecs. J’ai à l’esprit ce patron dans l’industrie, qui, en prenant ses fonctions, demande à ses collaborateurs de lui indiquer quand il dit une bêtise.
La confiance en soi permet d’être détaché de l’image que l’on a de soi. Il est alors possible de prendre de bonnes décisions, même si elles sont difficiles.
Mon boulot est de conduire les cadres à sortir de l’ego pour aller vers la confiance afin de dire les choses sans avoir peur et en pensant avant tout à l’intérêt de l’entreprise. Imaginez le gain de temps et d’énergie, l’amélioration de la qualité et des performances !
Article publié dans le 4ème numéro de Forbes France, septembre-octobre-novembre
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