Le sociologue Howard S. Becker (2009) a largement contribué à légitimer, dans le champ des sciences humaines et sociales, le recours aux arts pour parler de la société : « Je n’ai jamais considéré que les sciences sociales détiennent le monopole de la connaissance sur ce qui se passe dans la société. J’ai trouvé autant de bonnes idées dans les romans, le théâtre, le cinéma et la photographie que dans ce que j’étais censé lire ».
C’est donc sous son « patronage » que je vous propose ici un détour par deux situations fictives, l’une cinématographique, l’autre littéraire (mais elle renvoie à un vécu), afin de bien préciser la notion de care, de prendre soin, dont il a été beaucoup question ces derniers temps.
J’articule ici éthique du care, sociologie et matériaux de fiction afin de livrer mon éclairage sur la notion de « care » et son lien avec les métiers de service.
L’exemplarité de deux garçons de café
Les hommages télévisuels rendus récemment à Michel Piccoli ont permis de revoir le merveilleux Max et les ferrailleurs. L’une des dernières scènes montre Romy Schneider effondrée, seule dans un bar, attablée, son sac à main tombé à terre avec tout ce qu’il contient, éparpillé alentour. Elle est désespérée. Discrètement, un serveur se rapproche d’elle, ramasse son sac et tout ce qu’il contenait, puis il repose cela silencieusement, respectueusement, sur la table, devant elle. Cet acte si simple, si anodin, traduit une forme de care « évidente », dans l’instant qui se joue, de façon spontanée, sincère et attentionnée. Une forme de sollicitude, donc.
Cette anecdote fait écho à un texte de la psychologue Pascale Molinier (2010), à qui nous avons emprunté la citation présente dans le titre : elle y évoque une autre scène, littéraire celle-là, dans laquelle l’écrivain Hervé Guibert rapporte une histoire vécue. Alors qu’une chute inopinée l’immobilise au sol, sous les yeux de tous les autres clients du café dans lequel il pénétrait, un serveur pourtant peu aimable ordinairement vient à son secours, l’aide à se remettre sur ses pieds, en silence, tandis que son collègue du comptoir lui propose « un café, monsieur ? », comme si de rien n’était, « si spontanément et si délicatement sans une parole inutile », nous dit l’auteur cité par la psychologue.
Cette forme de care du quotidien, que l’auteure qualifie avec Annette Baier de gentleness, a ceci de fantastique qu’elle illustre à merveille ce qu’est le care : « Peut-être les « clients impuissants » se soucient-ils aussi de Guibert, mais le fait est là : ils ne font rien ». L’éthique du care, qui est une éthique du faire, se mesure ainsi à l’aune de la réalité des actes des serveurs évoqués dans ces deux scènes, elle n’est pas une simple attitude.
Mais l’acte se suffit-il à lui-même pour autant ? La réponse est non, car l’attitude compte aussi.
Comme le soulignait le philosophe Ruwen Ogien (2011) en prenant appui sur la théorie de la « décence » développée par Avishai Margalit, « la justice ne suffit pas », car « il faut qu’elle soit accompagnée d’un souci de ne pas humilier » (et c’est ce souci qu’A. Margalit nomme la « décence »). Or, nous R. Ogien, « l’éthique du care exprime cette exigence de décence ».
Dans le cas présent, nos deux garçons de café font indéniablement preuve de décence, car leurs gestes sont imprégnés d’une résolution silencieuse, d’un réel souci de l’autre. Faire, donc, mais faire avec la bonne posture, c’est bien l’un et l’autre qui compte.
Prendre soin, c’est aider l’autre à ne pas perdre la face
De surcroît, ils font preuve d’une attitude que je qualifierais de « goffmanienne », dans la mesure où, par leurs actes et la manière de les jouer, ils aident les deux « victimes » à ne pas perdre la face : c’est en ce sens que leur comportement fait écho aux travaux du grand sociologue américain Erving Goffman.
S’il est vrai que « la vulnérabilité est d’abord celle de l’ordre social » (Cefaï, 2013), parce qu’ils agissent pour aider les personnes, parce qu’ils le font « comme si de rien n’était », ils les aident par deux fois, d’abord à ne pas perdre la face (en veillant à rétablir une situation inconfortable), puis à ne pas la perdre une seconde fois, par un comportement approprié – ce que ne serait pas le fait de leur venir en aide en joignant au geste une remarque ironique ou déplacée, par exemple.
N’oublions pas, pour finir sur ce point, que le sujet premier de Goffman a toujours été la civilité, celle des rencontres de la rue, des « formes éphémères de sociabilité » (Cefaï, 2013), telles que les vivent nos protagonistes dans nos deux cafés. De fait, pour E. Goffman, « être civil, ce n’est pas seulement se soucier d’autrui, mais se tenir prêt à répondre aux exigences de la situation » (toujours D. Cefaï). Ce qui pourrait constituer une assez juste définition de… l’éthique du care !
Du care dans le quotidien du monde HLM
Cette civilité, ou cette gentleness, dans le contexte de la pandémie on a pu la retrouver dans le monde HLM lorsqu’il s’agissait, pour les équipes de proximité et/ou de la relation client (les gardiens d’immeuble notamment), d’être proactifs durant le confinement en osant aller vers, en prenant tout simplement des nouvelles des personnes les plus fragiles (seniors, locataires en situation de difficultés de paiement…) ; quand il s’agissait, finalement, de prendre soin de l’autre en lui demandant, par téléphone, « comment ça va ».
Cette forme de care, qui est aussi une marque d’engagement de la part des équipes, est ainsi fortement ressortie lors d’un webinaire organisé par l’Union Sociale pour l’Habitat le 9 juin 2020.
Devoir prendre soin des clients dans un contexte complexe
Tout cela peut sembler bien simple, voire simpliste. Il n’en est rien, car partout cette capacité à déployer, au niveau des équipes en contact avec les publics (clients, patients, locataires…), cette forme de care bien élémentaire, demeure un enjeu fort. Pourquoi ? Parce que sur le plan managérial, il n’est pas toujours acquis que les collaborateurs eux-mêmes vivent une telle attention – j’y reviens plus loin.
Ensuite, parce que le quotidien des équipes en contact est aussi fait de tensions, et que l’époque présente tend à les intensifier : les gestes barrières, et les « rappels à la règle » qu’ils peuvent convoquer, sont en effet une source d’incompréhension, d’irritation voire de conflits.
Ce travail « élémentaire » sur la posture relationnelle des équipes en contact, dans les métiers du care, et, plus globalement, dans les métiers de service, demeure et demeurera un enjeu fort pour les stratégies centrées sur la satisfaction client, la relation client ou encore l’expérience client, pour lesquels compte cette exigence relationnelle.
Et la réciprocité ? Prendre soin de nos serveurs…
Le préalable, c’est « naturellement » de le vivre soi-même en tant que collaborateur, de l’éprouver dans sa vie personnelle autant que professionnelle, même si le comportement déplaisant d’un manager ne doit pas, ne peut pas être une excuse pour ne pas « prendre soin ». Car dans les deux scènes évoquées, in fine, nul ne sait si les patrons des deux cafés concernés – l’un fictif, l’autre bien réel – « prêtaient attention à » leurs équipes et leurs clients.
On peut donc faire l’hypothèse que tel était le cas, mais on peut aussi, dans le sillage de l’éthique du care, considérer que les deux serveurs ont pris soin des deux clients tout simplement parce qu’ils n’ont pas pu faire autrement, parce qu’ils n’ont « pas pu ne pas », comme l’écrit très justement Patricia Paperman (« le garçon de café face au client effondré « ne peut pas ne pas » », pour la citation exacte rapportée par P. Molinier, 2010) ; parce qu’ils se sont sentis, individuellement, responsables, et ont agi en conséquence – où l’on voit que l’éthique du care est aussi, et peut-être d’abord, une éthique de la responsabilité individuelle.
Bibliographie
CEFAÏ D. (2013), L’ordre public. Micropolitique de Goffman, postface de l’ouvrage Comment se conduire dans les lieux publics, La Découverte, Paris, p. 209-290.
BECKER H.S. (2009), Comment parler de la société, La Découverte, Paris.
GOFFMAN E. (2013), Comment se conduire dans les lieux publics, Economica, Paris.
GOFFMAN E. (1973), La mise en scène de la vie quotidienne. Les relations en public, Les éditions de Minuit, Paris.
GOFFMAN E. (1968), Asiles, Les éditions de minuit, Paris.
LAURENT Alain (2020), Responsabilité. Réactiver la responsabilité individuelle, Les Belles Lettres, Paris.
MOLINIER P. (2010), « Au-delà de la féminité et du maternel, le travail de care », L’Esprit du temps, Champs psy, N°58.
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