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Pourquoi ne sommes-nous pas préparés aux rapports de force au travail ?

rapports de forceBusiness colleagues meeting in modern conference room

Imaginez un cadre bloqué dans sa carrière non pas par manque de compétences, mais par un collègue habile à manipuler les rapports de force. Ce scénario, bien que déplorable, est une réalité quotidienne dans de nombreuses organisations. Alors pourquoi l’école ne nous prépare-t-elle pas à affronter ce type de situation ?

Une contribution de François Mattens, Directeur des affaires publiques et de l’innovation, GICAT (2018-2022) · Co-fondateur et responsable de GENERATE

Les bouleversements profonds dans les dynamiques du monde du travail depuis la pandémie de COVID-19 n’ont pas altéré un aspect fondamental des organisations, nos relations sociales. Mais une réalité persistante reste souvent tue : les rapports de force qui façonnent et impactent silencieusement nos carrières. Avez-vous déjà été confronté à un collègue dont l’influence repose uniquement sur sa capacité à nuire plutôt qu’à collaborer ? Ou à un manager qui avance non pas grâce à son leadership, mais en exploitant la peur et la manipulation ? Bienvenue dans la réalité du pouvoir en entreprise.

Ces situations ne sont pas rares. Pourtant, étonnamment, elles sont rarement abordées dans nos cursus scolaires, des bancs de l’université au MBA, en passant par les écoles d’ingénieur. Pourquoi un aspect si crucial de la vie professionnelle est-il systématiquement omis dans nos formations ?

Le rapport de force : un phénomène inhérent aux relations sociales

Dans toute organisation, le rapport de force est parfois inévitable, se manifestant aussi bien dans les relations hiérarchiques que transversales : au sein du top management, entre supérieurs hiérarchiques et subordonnés, entre collègues, ou même entre différentes directions. Les causes sont multiples : égo, jalousie, manque de dialogue, quête de pouvoir ou d’attention, ou encore incompatibilité de personnalités.

Les entreprises ne sont pas seulement des lieux de collaboration harmonieuse, mais aussi parfois des champs de bataille où chacun tente de maximiser ses avantages et l’importance de son rôle. Que ce soit pour obtenir une promotion, influencer une décision stratégique, ou simplement pour conserver son poste, le rapport de force est omniprésent. La montée en autonomie des collaborateurs peut exacerber ces tensions, rendant nécessaire une révision profonde des pratiques managériales.

Le pouvoir de nuisance, compétence ou poison ?

Dans certaines entreprises, des individus réussissent à bâtir leur carrière en entretenant un « pouvoir de nuisance ». Ces personnes ne montent pas en compétence ou en leadership positif, mais exploitent la peur, la manipulation et la division. Ils sèment la zizanie en colportant des rumeurs ou en sabotant discrètement les projets des autres, créant ainsi un climat de méfiance généralisée. Ces individus, souvent des managers intermédiaires, sont bien au fait des dynamiques internes et des équilibres de pouvoir, évitent habilement de franchir la ligne rouge des règles établies. Ils sont souvent craints non pas pour leurs compétences, mais pour leur ancienneté ou leur capacité à manipuler les situations.

Ce type de comportement est parfois toléré, voire encouragé, car il permet à certains dirigeants de maintenir le statu quo ou de neutraliser des profils perçus comme atypiques et dangereux. Dans son ouvrage de 1981, Power in Organizations, Jeffrey Pfeffer montre que ces comportements nuisibles sont parfois considérés comme une compétence stratégique. Cela fonctionne particulièrement bien dans les organisations où les structures de pouvoir sont floues ou peu transparentes, ce qui favorise l’émergence de telles tactiques. Le résultat est un environnement où la loyauté et la compétence sont souvent éclipsées par la capacité à influencer négativement ou à empêcher la réussite des autres, alimentant ainsi une culture organisationnelle toxique. L’exemple du modèle Uber sous Travis Kalanick en est une illustration frappante.

L’omission éducative : pourquoi l’école ne nous dit pas tout ?

Si le rapport de force est aussi présent dans le monde professionnel, pourquoi il est si absent dans les programmes qui sont censés nous y préparer ?

Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer :

  1. Idéalisme académique : Le monde académique tend à promouvoir une vision idéalisée des dynamiques du travail en entreprise, axée sur la coopération, l’innovation et le développement personnel. Bien que louable, cette approche ne prépare pas suffisamment les étudiants à la réalité des rapports de force. Des chercheurs comme Robert Heckman, de l’Université de Syracuse, ont souligné la divergence d’opinions entre employeurs et enseignants : les premiers estiment que les diplômés manquent de compétences pratiques, tandis que les seconds jugent que la préparation au marché du travail ne relève pas de l’enseignement supérieur.
  2. Déconnection des enseignants : Bien que cela évolue, beaucoup d’enseignants issus du monde académique manquent encore d’expérience pratique pour aborder ces questions de manière concrète. En dehors de certaines grandes écoles, les professeurs d’université sont souvent des produits purs de ce milieu, où ils ont effectué l’ensemble de leur carrière. Une étude sur le sujet montre que l’éloignement des enseignants par rapport aux réalités du terrain les empêche de préparer adéquatement les étudiants aux enjeux du pouvoir en entreprise.
  3. Inconfort moral : Aborder la question des rapports de force revient à admettre une certaine forme de cynisme dans les relations humaines. Les enseignants peuvent être réticents à partager cette réalité, de peur de démotiver les étudiants ou de les inciter à adopter des comportements éthiquement douteux. La pression croissante du « politiquement correct » dans les milieux académiques renforce cette réticence, limitant encore plus les discussions sur des sujets sensibles.
  4. Culture du non-dit : Enfin, il existe une certaine culture du non-dit dans le milieu professionnel. Les rapports de force sont souvent implicites et rarement discutés ouvertement. Enseigner cette réalité reviendrait à lever le voile sur des mécanismes que beaucoup préfèrent ignorer. Le silence autour des dynamiques de pouvoir est souvent perçu comme un moyen de préserver une façade de coopération et d’harmonie, bien que cela soit souvent au détriment de la transparence et de l’efficacité organisationnelle.

Vers une formation intégrée aux dynamiques de pouvoir

Ignorer la réalité des rapports de force dans l’éducation des futurs professionnels revient à les envoyer sur le marché du travail sans les armes nécessaires pour naviguer dans la complexité des relations humaines.

Pour que l’enseignement supérieur remplisse pleinement son rôle, il doit intégrer une approche plus pragmatique, ancrée dans la réalité du monde professionnel. Des initiatives telles que des programmes de mentorat ou des cours spécifiques sur la gestion des conflits peuvent jouer un rôle crucial dans la préparation des étudiants.

Les rapports de force ne sont pas une réalité optionnelle à laquelle les professionnels peuvent choisir de se préparer ou non. Ils sont une certitude, une constante des dynamiques humaines en entreprise. Il est temps que l’éducation managériale évolue pour armer les leaders de demain face à ces défis. Sans cette préparation, nous continuons à former des générations de professionnels vulnérables aux jeux de pouvoir, et cela, au détriment de l’efficacité et de l’éthique dans nos organisations.

 


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