Les vertus de la collaboration sont largement reconnues par les chercheurs comme par les professionnels. Cependant, certaines mauvaises pratiques peuvent parfois remettre en cause les efforts de co-innovation avec les fournisseurs stratégiques et limiter les effets bénéfiques des partenariats.
Par Hugues Poissonnier (Grenoble Ecole de Management), Oihab Allal-Chérif (NEOMA Business School), et Marie-Anne Le Dain (Grenoble INP-UGA)
La collaboration verticale entre acheteurs et fournisseurs favorise la création d’écosystèmes d’innovation résilients face aux crises. La coopétition, collaboration horizontale entre concurrents, permet de développer de la valeur économique, sociétale et environnementale. Ces pratiques collaboratives se développent donc en s’appuyant sur des valeurs partagées, sur des compétences et des ressources complémentaires, et sur des intérêts économiques convergents.
Si la volonté commune est de créer de la valeur durable en co-innovant, le naturel dominateur et l’obsession du contrôle des acheteurs reprend souvent le dessus. Ils expriment parfois un niveau d’exigence intenable pour les fournisseurs sans respecter leurs propres engagements. Par des comportements paradoxaux agressifs ou laxistes, les acheteurs peuvent sans le percevoir saboter leurs propres efforts d’intégration et de valorisation des fournisseurs. Nos recherches se sont donc focalisées sur les facteurs clés de succès de la collaboration entre acheteurs et fournisseurs dans un contexte d’innovation. Nous mobilisons la théorie des Deux facteurs de Herzberg pour démontrer le rôle clé du respect et du partage dans cette relation collaborative.
Transposer la théorie des « deux Facteurs » de Herzberg
Dans les années 1950, le psychologue Frederick Herzberg, élabore la théorie des « deux facteurs » selon laquelle la motivation des salariés au travail est le fruit à la fois de leur satisfaction et de leur absence d’insatisfaction. Pour lui la satisfaction seule n’est pas suffisante, car un salarié peut à la fois être très satisfait en termes d’accomplissement et très insatisfait pour des raisons socio-économiques, par exemple très satisfait de ses missions au travail et très insatisfait de son salaire. Puisque l’un ne compense pas l’autre, il apparaît nécessaire non seulement de maximiser les motifs de satisfaction mais aussi de minimiser les sources d’insatisfaction.
Théorie des deux facteurs de Herzberg présentée par Alain Thiry.
Herzberg livre des clés de compréhension à la fois simples et puissantes puisqu’il distingue les « facteurs moteurs » pour augmenter la satisfaction, et les « facteurs d’hygiène » pour diminuer et même éventuellement supprimer l’insatisfaction. Longtemps oubliée, puis redécouverte dans les années 1980, cette théorie a inspiré des managers soucieux de développer la motivation – et donc l’engagement et la performance – des salariés au sein de leurs équipes.
Pour ce faire, il apparaît nécessaire de donner à ces salariés des moyens d’être satisfaits par la reconnaissance, l’autonomie, la responsabilisation, la formation, et la gestion des carrières, et des moyens de réduire leur insatisfaction avec une rémunération, un environnement de travail, un management, un statut, des avantages, des garanties et des règles adaptés et appropriés.
La théorie des deux facteurs est aussi mobilisée en marketing pour expliquer les motivations d’un consommateur à acheter un produit ou un service. Nous considérons qu’il est pertinent de transposer cette théorie dans le contexte de la collaboration acheteurs-fournisseurs, plus particulièrement pour co-innover. Nous cherchons à déterminer les facteurs moteurs et les facteurs d’hygiène sur lesquels les acheteurs peuvent agir pour motiver leurs fournisseurs stratégiques à devenir leurs partenaires et à les considérer comme leur « client préféré ».
Facteurs moteurs et facteurs d’hygiène de la collaboration acheteurs-fournisseurs
Notre étude est le fruit d’un long travail de recherche et de réflexion qui avait permis de proposer dès 2017, dans un article pour The Conversation, quelques exemples de bonnes pratiques collaboratives pouvant s’apparenter à des facteurs moteurs et à des facteurs d’hygiène. Depuis, nous avons échangé avec des dizaines de praticiens et nous avons organisé des groupes de discussion destinés à déterminer et caractériser avec plus de précision ces facteurs moteurs et facteurs d’hygiène destinés à améliorer la qualité de la collaboration pour innover et à stimuler la motivation des fournisseurs.
Les facteurs moteurs que nous avons pu identifier consistent à partager :
- Une vision, des valeurs, des intérêts et des objectifs, c’est-à-dire une forme d’alignement stratégique ;
- Des coûts, des ressources, des compétences et des risques, ce qui conduit à faire preuve de solidarité et de loyauté d’un point de vue tactique ;
- Des gains, des opportunités, des succès, une bonne réputation, toutes ces victoires devant être célébrées ensemble ;
- Une communication permanente, interactive, transparente et basée sur la confiance, ce qui se traduit par une forte intégration ;
- Des efforts et des sacrifices, avec des renoncements de part et d’autre pour privilégier la création de valeur conjointe et durable.
Les facteurs d’hygiène s’expriment plutôt en termes de respect :
- Des partenaires qui doivent avoir une relation équilibrée et harmonieuse sans chercher à manipuler ou à dominer ;
- Des contrats avec une attention particulière portée aux délais de paiement des fournisseurs ;
- Des engagements qui vont au-delà des contrats et qui font des parties prenantes de véritables partenaires d’affaires ;
- Du collectif qui développe sa propre identité et qui prime sur les intérêts exclusifs de chaque acteur ;
- Des contributions de chacun qui doivent être reconnues et valorisées.
La mise en évidence de ces cinq objets de partage et cinq objets de respect nous conduit à proposer le « modèle des 5P et des 5R » des bonnes pratiques collaboratives entre acheteurs et fournisseurs. Certaines de ces pratiques sont déjà adoptées par des entreprises comme Tefal, propriété du groupe Seb, qui délègue certains ingénieurs chez ses fournisseurs stratégiques pour les aider à monter en compétences. Le partage des coûts associés à ce mécénat de compétence correspond à un facteur moteur.
Le respect des intérêts des fournisseurs peut prendre la forme du label relations fournisseurs et achats responsables, issu des efforts conjoints du médiateur des entreprises et du CNA (Conseil national des achats) depuis 2010, et soutenu par les pouvoirs publics.
Les 10 engagements de la Charte relations fournisseurs et achats responsables (RFAR).
Parmi les exemples d’entreprises qui font preuve de respect, et qui prennent donc en compte les facteurs d’hygiène, on peut citer Nestlé qui paie un certain nombre de ses fournisseurs au comptant, et Safran qui s’efforce de lisser ses achats sur l’année. Ces multinationales cherchent ainsi à réduire l’insatisfaction de leurs fournisseurs en respectant mieux leurs besoins face aux risques financiers.
La hiérarchisation des 5P et des 5R
D’après les résultats de notre étude, les facteurs moteurs, soit les 5P, et les facteurs d’hygiène, soit les 5R, peuvent être regroupés dans des catégories qui associent partage et respect en fonction de leur importance dans le succès de la collaboration acheteurs-fournisseurs. Ces catégories sont représentées dans le schéma ci-dessous.
Les 5R et les 5P de la collaboration acheteur-fournisseur réussie.
Les éléments stratégiques qui apparaissent en orange sont les plus importants. En effet, le respect réciproque des partenaires et l’alignement de leur vision et de leurs valeurs sont déterminants et peuvent rapidement s’avérer fatals pour la collaboration s’ils ne sont pas suffisamment pris en compte.
Les facteurs de second ordre en jaune apparaissent comme essentiels à un niveau plus tactique avec un respect permanent des contrats et un partage continu de la communication et des efforts. Puis, par ordre décroissant d’importance, viennent les éléments en vert, bleu et gris. Les facteurs moteurs et les facteurs d’hygiène apparaissent entremêlés et complémentaires.
Ce modèle apporte une vision globale des facteurs moteurs et facteurs d’hygiène qui sont déterminants dans la réussite de la collaboration acheteurs-fournisseurs dans le contexte d’innovation. Un résultat complémentaire est l’importance prépondérante des facteurs d’hygiène, c’est-à-dire des différentes formes de respect, en période de crise ou de tension. Des recherches complémentaires permettront de mieux approfondir ce point.
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