La pérennité d’une entreprise familiale réside notamment dans la réussite de sa transmission, soit dans la capacité à transformer des héritiers en actionnaires responsables. Une performance de gouvernance qui met au défi le dirigeant de poser les bases d’un avenir qui se décidera sans lui.
Nous avons depuis longtemps nourri la conviction qu’un bon dirigeant d’entreprise était un personnage un peu atypique, à la fois leader, entrepreneur, visionnaire, inspiré. Quelqu’un de cette trempe qui ose, prend des risques et s’engage corps et âme pour offrir un avenir à son entreprise, en particulier quand il en est le dirigeant-fondateur. Des caractéristiques intrinsèques qui participent à faire de l’exercice de la transmission une opération délicate et peu réussie au niveau national.
En effet, avec un taux de transmission des entreprises familiales en France sensiblement l’un des plus bas d’Europe[1], une réflexion s’impose sur le sujet. D’autant que cela conduit à de nombreuses disparitions d’entreprises et à l’affaiblissement de tissus économiques. Au-delà des questions culturelles et des mécanismes juridiques qui peuvent expliquer en partie la plus grande survivance des entreprises familiales chez nos voisins européens, d’autres raisons sont à évoquer comme l’incapacité à mobiliser les héritiers et à en faire, à travers le temps, des dirigeants-actionnaires ou a minima des actionnaires responsables. Or, cette mobilisation des héritiers, enjeu majeur du dirigeant, est encore trop souvent reléguée à des questions juridiques et patrimoniales alors même qu’elle préfigure le destin de l’entreprise et constitue un gage fort de sa performance.
La transmission de l’entreprise : un enjeu de performance du dirigeant
Et la raison en est simple. La transmission de l’entreprise n’est pas considérée comme l’un des critères de performance du dirigeant. Encore aujourd’hui les radars valorisent la bonne tenue d’indicateurs financiers, voire extra financiers. Mais qu’en est-il de la question de la transmission de l’entreprise ? Les success-story des entreprises familiales qui perdurent ne portent jamais sur cette capacité attribuable à leurs dirigeants d’avoir réussi à passer le relais. Comme si ce passage de relais s’effectuait naturellement, sans préparation minutieuse et l’adoption d’une certaine posture pour le dirigeant. C’est évidemment tout le contraire.
Les dirigeants qui réussissent cet exercice délicat sont des leaders et des performers qui forcent le respect et dont il faut tirer les enseignements en matière d’évaluation de la performance et de la performance de la gouvernance en particulier. A la différence du gestionnaire qui n’a pas d’affectio societatis dans l’organisation, le dirigeant d’entreprise familiale est dépositaire d’un héritage qu’il se doit d’abord d’accepter, puis de développer, avant d’assurer les conditions de sa transmission pour que cet héritage lui survive. Et ce n’est qu’à l’issue réussie de ces trois passages obligés que peut s’apprécier sa performance.
C’est probablement pour le dirigeant-fondateur que l’exercice est le plus difficile, surtout s’il a eu l’habitude de décider seul ou en petit comité. Une force de caractère indispensable pour celui qui entreprend mais qui peut devenir une faiblesse lors de la transmission de l’entreprise familiale. Alors qu’hier, le dirigeant était seul à bord, à décider souvent vite et de tout, il doit désormais mettre en partage les décisions d’avenir de l’entreprise, ouvrir le dialogue avec une génération nouvelle – ses propres enfants – qui aura nécessairement des idées en prise avec son époque, parfois radicalement différentes des directions du passé.
Le gage de réussite de la transmission de l’entreprise familiale pour le dirigeant-fondateur, mais aussi pour ceux qui suivront, est dans l’acceptation d’être un passeur de relais et dans la mise en place de toutes les conditions qui rendront possibles ce relais : l’anticipation des scénarii de transmission, la préparation des héritiers et leur accompagnement en s’effaçant progressivement pour que leurs idées émergent et portent l’entreprise.
La gestion nécessaire de la donne familiale
Dans les faits, la transmission d’une entreprise familiale nécessite une grande préparation car elle intervient dans une sphère, celle de la famille, où d’autres enjeux se font jour. Il y a nécessairement des questions personnelles, du ressort de l’intime et de l’irrationnel qui entrent dans le champ de la gouvernance qu’il faut savoir gérer, organiser et canaliser pour que cela n’entrave pas le bon fonctionnement de l’organisation.
Il y a aussi le temps et ses effets. A mesure que les générations se succèdent, le nombre d’héritiers croit, ce qui conduit au fil du temps les héritiers à perdre tout contact direct avec l’entreprise familiale ; certains même – arrière-arrière-petits-enfants, cousins éloignés… – ne savent pas toujours qu’ils en sont des héritiers et donc des actionnaires. La transmission du patrimoine familial est souvent appréhendée avec des avocats ou des notaires sous l’angle de la fiscalité, avec des donations aux enfants et petits-enfants, par les donateurs de leur vivant. Cela crée une communauté d’héritiers en nue-propriété d’une partie des actions de leurs parents qui en gardent l’usufruit, ou des héritiers en pleine propriété. Une réalité qui participe au démembrement progressif de l’entreprise parce qu’au fil des générations, rien n’a été fait pour empêcher que cela se produise.
Très souvent, passées les deux premières transmissions, les héritiers ne savent pas précisément de quoi ils ont véritablement hérité, quels sont leurs droits – régime, dividendes… – et encore moins leurs devoirs vis-à-vis de l’entreprise familiale. Sans dividende perçu, ni investissement de leur part, ces héritiers, peu informés et impliqués, se préoccupent rarement de l’entreprise et de son devenir et, sans vraiment le savoir, ils la pénalisent durement. L’entreprise risque fort en effet d’être fragilisée si l’actionnariat ne soutient pas ses projets d’investissements par manque d’intérêt, de connaissance ou s’il se sent floué car les dividendes envisagés ne sont pas au rendez-vous.
La gouvernance : cet actif immatériel au service de la pérennité de l’entreprise familiale.
De là naît tout l’enjeu d’une mobilisation des héritiers afin d’en faire des actionnaires éclairés, responsables et engagés à travers la mise en place d’une gouvernance actionnariale, seul rempart aux problématiques si spécifiques de l’entreprise familiale et gage de sa pérennité sur le long terme. La constitution et l’animation de la communauté des héritiers, et ce, dès la seconde génération, est un préalable nécessaire qui peut prémunir l’entreprise familiale contre les effets du temps sur sa pérennité. Faut-il seulement rappeler qu’à peine 30% des entreprises survivent au passage de la deuxième génération pour seulement 15% de survie à la troisième et 3% à la quatrième génération ?
En instaurant un cadre de jeu clair avec des règles transparentes, bien en amont des éventuelles difficultés – pacte d’actionnaires, charte familiale, conseil de famille, instances de gouvernance de l’entreprise, le dirigeant de l’entreprise familiale qui organise sa succession à travers la mobilisation des héritiers pose les bases d’une transmission réussie. Il permet aux héritiers d’être informés, formés et ainsi à même de déterminer plus aisément la place qu’ils décideront le jour venu d’occuper dans l’entreprise. Il permet aussi d’anticiper les conflits familiaux et les démembrements si courants dans les entreprises où les héritiers n’ont plus de lien avec l’affaire familiale. Il se créé les conditions qui faciliteront, le moment venu, la détermination en toute sérénité et en toute transparence du ou des membres de la génération suivante qui seront les plus à même de prendre part à la gouvernance de l’entreprise ou de la diriger.
En ouvrant suffisamment tôt la gouvernance aux héritiers, les dirigeants de l’entreprise familiale assurent à leur projet d’entreprise des développements sur plusieurs générations ; ils agissent donc en passeurs de relais responsables au service de la performance de leur entreprise, mais aussi de leurs territoires d’appartenance. Il en va de la préservation de toutes les santés : individuelle, financière et territoriale… un modèle inspirant en cette période de crise où sens et raison d’être des entreprises seront plus que jamais des facteurs clés de rebond et de pérennité.
[1] D’après une étude réalisée par l’Edhec Family Business Center, le taux de transmission des entreprises familiales françaises serait de seulement 12%, contre 65% pour les entreprises familiales allemandes et 76% pour les entreprises familiales italiennes.
Par Dominique Druon, présidente-fondatrice d’aliath et Marianne Dajon, présidente-fondatrice de Strateira.
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