Déconfinés ou semi-déconfinés, les télétravailleurs d’aujourd’hui sont souvent des parents avec enfants. On l’oublie trop souvent lorsque l’on évoque le « management à distance » d’aujourd’hui. Quels sont donc les vécus de part et d’autre de cette relation managériale toute particulière ?
En plus de mes enfants d’1 et 4 ans à la maison, alors que mon conjoint travaille à l’extérieur et que nous ne pouvons faire appel à l’aide des grands-parents, j’ai eu à gérer entre autres : la maladie au cœur de notre petite cellule familiale (mon mari et moi avons eu tous les deux le Covid), un « pétage de plomb » d’une de mes collaboratrices qui ne supportait plus le confinement, le report de certains de ses projets, l’impression qu’on lui piquait ses dossiers…, le départ d’une collaboratrice qui avait démissionné avant la crise mais qui est loin d’être remplacée car l’ensemble des process ont pris du retard, etc. Et par dessus le marché, notre entreprise qui communique sur le fait que le télétravail est un cadeau qu’elle nous fait ! J’ai l’impression que mon cerveau va exploser. La sensation aussi de n’être jamais à 100% dans quelque chose, de ne pas réussir à profiter pleinement d’aucun moment avec les enfants, ne pas réussir à aller au fond des choses côté pro alors que c’est dans ma nature, ne pas pouvoir profiter de cette parenthèse pour me projeter dans des réflexions plus « long terme » car happée par le quotidien et l’opérationnel, lâche Victoire. Maman télétravailleuse et manager, où donner de la tête ? On a frôlé et on frôle toujours les arrêts maladie, voire le burn-out, pour nos collaborateurs, en particulier ceux avec charge d’enfants, témoigne Madeline. Car le télétravail a augmenté la charge de travail d’au moins 25%, couplé à l’arrivée de problèmes complexes à résoudre très rapidement.
Quelles sont les ressources improvisées par les « managers de parents » pendant cette période ?
Au départ, ça m’a fait rire, quand j’ai fait mes premières réunions en ligne ; car je pensais qu’il n’y avait que moi à galérer avec mes enfants qui passaient derrière l’écran et puis j’ai vite laissé tomber en me montrant telle que je suis : mère et manager. Mais en face, j’ai senti une grande solitude chez des personnes qui vivaient la conviction qu’il n’y avait qu’elles qui n’arrivaient pas à gérer ce conflit entre le professionnel et le personnel. Il a donc fallu « normaliser ».
D’abord identifier les parents avec une situation compliquée, explique Madeline, membre d’un comex. Repérer les mères célibataires avec enfants, pour lesquelles c’est le plus compliqué. Elles ressentent une grosse pression pour décider à qui consacrer leur énergie : leurs enfants, leur manager ou même les professeurs de leurs enfants ! Je suis vraiment interpellée par le poids de la charge mentale sur les femmes en cette période.
La personne a la liberté de me confier ce qu’elle souhaite
Qu’est-ce qui est juste par rapport à la matinée, l’organisation avec ses enfants et la tenue de la réunion ? Qu’est-ce qui serait ok pour elle ou pour lui ? Je la trouve pratique cette question en ce moment. Pour permettre à la personne de tenir le curseur et d’elle-même se situer, comme quand on évalue la douleur en médecine ; « est-ce que tu penses que tu vas avoir ta fille sur les genoux puisque que ton mari est à l’extérieur » ; « est-ce que tu penses pouvoir tenir comme ça, ou alors il ne faut pas faire cette réunion car cela ne va pas être gérable ; qu’en penses-tu ? ». Ce n’est pas à moi de décider au fond, dit ce manager.
Globalement c’est une question que je pose à des personnes dont je sais qu’elles savent se décider et se fixer un cadre ; j’ai senti que cela soulageait les gens d’évaluer eux-mêmes ce qu’ils sont en capacité de faire, surtout dans ce moment-là. Quand on est dans un cadre purement professionnel comme en présentiel, c’est différent mais là, il y a beaucoup de choses que j’ignore sur leurs besoins d’organisation et que je ne veux pas savoir. (comme les problèmes de couple…), mais si eux sont ok, tout va bien. Ils sont responsables de tenir compte de leurs besoins et de m’en faire part et nous trouvons ensemble des aménagements qui sont « justes » de leur côté comme du mien.
Par contre, ce qui n’est pas facile, c’est quand ce qui est juste pour mon collaborateur et pour moi manager, n’est pas juste pour mon N+1 ! Il y a des situations qui me mettent en colère car elles viennent heurter des valeurs assez fondamentales ; sur le rapport au travail, le rapport au temps… ce que c’est que donner des bains à 19h ; je l’ai vécu, moi, et je me suis dit « ne l’oublie pas pour les autres ! ». Cela m’a aidée à trouver ma jauge à moi entre l’écoute des besoins dans cette situation si particulière et la part managériale, organisationnelle de mon rôle de manager. Conjuguer la priorité de l’entreprise et la priorité des parents collaborateurs, le management de parents semi-confinés est un art subtil qui vient percuter chacun dans la manière dont il vit ou a vécu sa propre situation familiale.
Cette réalité des parents débordés a pu aussi être partagée au sein des Comités de Direction avec des représentations diverses entre les membres, certes, mais la conscience qu’il faut apporter des réponses et un cadre. Entre urgence de remettre l’entreprise sur pieds et la bonne manière de s’adresser à ces parents télétravailleurs, l’exercice est loin d’être aisé.
En Codir, nous avons adopté les principes suivants :
- Ne pas augmenter l’angoisse vécue par ces collaborateurs parents, en se donnant un cap, une posture commune la plus alignée.
- Lister les collaborateurs concernés par des situations personnelles difficiles et avoir un entretien avec chacun ; comment vis-tu la situation ? as-tu des options possibles ?
- Faire preuve de transparence sur ce qu’on est en mesure de faire en tant que manager et en tant que managé.
Un parent qui préfère rester en télétravail est-il moins motivé que les autres ? C’est la question qui tue dit une directrice. Avec des questions du type : « est-ce que la volonté de revenir en présentiel est un marqueur de motivation ? », le risque est de faire peser sur le parent le choix entre sa famille et son entreprise, s’insurge Madeline qui plaide au sein de son Codir pour une sensibilité individualisée au sens, au lien et à chaque situation professionnelle et personnelle.
Maintenant que le déconfinement est amorcé, alors que la plupart des enfants sont encore à la maison, c’est pire, car les dirigeants (plutôt des hommes de 50 ans et plus) considèrent qu’ «il est temps de reprendre le travail (sic) ». Les parents télétravailleurs et encore plus particulièrement les femmes sont vraiment fâchés en ce moment.
S’ajoute maintenant la problématique des réunions entre parents toujours à la maison et personnes au siège, un grand moment de complexité. Et puis comment ne pas exclure le parent qui reste à la maison alors que les autres sont « revenus » ?
Coincé entre la loyauté à la famille et la loyauté à leur fonction et à l’entreprise, les parents télétravailleurs n’ont pas fini de composer avec ce grand écart. La capacité des entreprises à gérer cet équilibre-là est stratégique pour pérenniser énergies individuelles et performance collective.
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