Bien que nous ne disposions pas de données précises à ce sujet, il est possible d’estimer qu’environ 90% des articles de presse portant sur le mal-être au travail se focalisent sur les collaborateurs, négligeant ainsi la souffrance potentielle des managers, pourtant soumis à des pressions similaires, voire plus importantes.
Comment expliquer autant d’indifférence envers le mal-être des managers français alors qu’ils sont exposés à plus de risques psychosociaux liés notamment à leur position intermédiaire, comme le met en avant le psychologue Michel Gollac, ainsi que la sociologue Danièle Linhart, qui considère qu’ils sont « pris en étau entre les exigences de la direction et les attentes des salariés » ?
L’influence de la théorie marxiste sur la lutte des classes
La pensée marxiste a eu de profondes influences en France sur le positionnement des managers dans la lutte des classes proposée par ce philosophe.
Rappelons que sa théorie est basée sur son constat que les relations de productions économiques créent des classes sociales distinctes, aux besoins et intérêts opposés.
Ainsi, le système capitaliste oppose deux classes sociales qui sont la bourgeoisie, détentrice du capital et des moyens de production, et le prolétariat, contraint de vendre sa force de travail pour survivre.
Dans ce schéma binaire, les managers sont souvent assimilés aux propriétaires bourgeois ou considérés comme leurs représentants.
Cela expliquerait, du point de vue du psychologue social Henri Tajfel, que les collaborateurs ne perçoivent pas les managers comme des salariés avec leurs propres défis et souffrances, mais comme les représentants d’une classe sociale oppressante.
Une représentation syndicale historiquement centrée sur les salariés non-cadres
Contrairement à d’autres pays, le système syndical français est profondément enraciné dans une histoire de luttes ouvrières et de défense des droits des travailleurs non-cadres, marqué par une très forte « culture de contestation », comme l’a souligné le sociologue Guy Groux.
Selon les données officielles du Ministère du travail de 2021, les organisations représentatives de salariés non-cadres (CFDT, CGT, FO, CFTC, Unsa, SUD et autres) représentent 88% du paysage syndical contre 12% pour les cadres (CFE-CGC, une partie des adhérents du SNALC et autres), ce qui a pour effet de concentrer le dialogue social et les négociations sur les principaux sujets de préoccupation des salariés non-cadres, à savoir le pouvoir d’achat et la qualité de vie et des conditions de travail, alors que les attentes des salariés cadres sont plutôt centrées sur la reconnaissance et l’évolution de carrière.
Le faible niveau de représentativité des cadres dans le paysage syndical français et la faible audience médiatique de leurs organisations semblerait bien contribuer au fait que cette catégorie socioprofessionnelle soit, d’une certaine manière, oubliée dans le débat public sur la bienveillance en entreprise.
Une législation qui fait peser toute la responsabilité de la bienveillance sur les épaules du manager
Le Code du travail français impose à l’employeur, dans son article L4121-1, de « prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».
Bien que cette responsabilité incombe juridiquement à la direction de l’entreprise, elle est souvent déléguée aux managers, qui peuvent même être sanctionnés en cas de manquement, selon la jurisprudence.
Cette focalisation sur le manager occulte souvent les contraintes auxquelles il est lui-même soumis et le fait qu’il soit considéré comme le représentant de l’entreprise semble bien avoir eu pour conséquence de ne pas être concerné par la bienveillance alors qu’il est un travailleur comme les autres.
Pris entre les directives de l’entreprise et les besoins de l’équipe, le manager doit naviguer entre des exigences parfois contradictoires, du point de vue du sociologue Vincent de Gaulejac, qui peut avoir pour conséquence une « souffrance éthique » qui découle d’un conflit intérieur entre ses valeurs personnelles et les impératifs organisationnels, ce qui devrait légitimer une plus grande attention à leur égard en matière de bien-être.
Des dirigeants peu attentifs à la qualité de vie au travail de leurs managers
Comme l’a souligné l’économiste et sociologue Max Weber, la majorité des dirigeants sont animés par des considérations économiques qui priment sur les relations humaines. Leur priorité, surtout pour ceux qui évoluent dans de grandes entreprises, est d’atteindre des objectifs financiers dictés par des actionnaires ou des conseils d’administration. Force est de constater que rares sont les dirigeants qui sont reconnus et valorisés sur leur aptitude à améliorer le bien-être des salariés.
Formés principalement à la gestion des entreprises, seulement 35% des dirigeants se sentent compétents pour aborder les questions de bien-être au travail, selon une enquête réalisée par Deloitte en 2019.
Cela pourrait expliquer les raisons pour lesquelles, selon une étude de McKinsey, 60% des dirigeants déclarent que les initiatives en la matière sont lancées en réponse à des pressions externes plutôt qu’à une volonté interne.
Non seulement l’amélioration du bien-être au travail ne semble pas être une priorité, mais quand elle l’est, elle concerne principalement les salariés non-cadres. C’est ce qu’a mis en évidence une étude de l’INRS de 2019 qui révèle que seulement 20% des entreprises mettent en place des actions d’amélioration du bien-être de leurs managers. Par ailleurs, une étude de l’INSEE a révélé que seulement 30% des managers auraient déclaré recevoir du soutien de leur entreprise sur le sujet.
Pour quelles raisons les entreprises oublient-elles les managers dans leurs programmes d’amélioration du bien-être au travail ?
D’après une enquête mondiale de Korn Ferry menée auprès de 1.500 dirigeants en 2020, 67% d’entre eux estiment que le bien-être des salariés non-cadres a un impact direct sur la satisfaction des clients et seulement 35% pensent que le bien-être des managers pourrait améliorer les performances organisationnelles.
Selon une étude réalisée par McKinsey en 2018, 60% des dirigeants attendent de la part de leurs managers intermédiaires qu’ils soient des « problème-solvers » autonomes, des sortes de « Super-héros » capables de tout gérer sans faillir et qui par conséquent n’auraient pas besoin de soutien.
Cette perception est confortée par une étude réalisée par l’APEC en 2019 au sein de laquelle 65% des dirigeants ont considéré que les managers disposent des ressources nécessaires pour gérer leur propre bien-être et, étrangement, ce sentiment semble partagé par les managers eux-mêmes, si l’on en croit une étude réalisée par l’INRS en 2018 qui révèle que 64% d’entre eux estiment que le stress et la pression font partie intégrante de leur rôle.
Mais il n’y a pas que les dirigeants qui semblent indifférents au mal-être des managers. Leurs collaborateurs le sont aussi.
La déshumanisation du manager
Une dernière explication est liée à l’image qu’ont les ouvriers et les employés des managers.
Selon le sociologue Michel Crozier, la France possède une tradition administrative et hiérarchique forte, héritée de son histoire monarchique centralisée. Cela se traduit par une forte appétence pour la « bureaucratie » et la séparation des pouvoirs, qui sont à l’origine d’une distance aussi bien physique que psychologique entre encadrants et collaborateurs.
C’est également ce qu’a mis en avant le psychologue néerlandais Geert Hofstede lorsqu’il a attribué une note de « distance hiérarchique » de 68 sur 120 à notre pays, alors qu’elle est de 40 pour les Etats-Unis et de 18 pour le Danemark.
Cette forte distance hiérarchique se caractérise par une tendance, pour les collaborateurs, à percevoir leurs managers comme suffisamment capables de gérer les difficultés liées à leurs responsabilités. De plus, dans un environnement très hiérarchisé, les échanges informels entre managers et collaborateurs sont souvent limités et parler de bien/mal-être au travail est considéré comme inconvenant ou inapproprié. Cet éloignement serait à l’origine du faible niveau de compassion réciproque et peu expliquer que les collaborateurs ne considèrent pas nécessaire de se préoccuper des souffrances de leurs managers.
A cela s’ajoute une autre spécificité culturelle française qui se manifeste par un certain tabou vis-à-vis de la fragilité des managers.
Selon une enquête de l’APEC de 2021, 65% des managers estiment que reconnaître des difficultés pourrait nuire à leur crédibilité professionnelle. La culture d’entreprise valorise souvent la force et la résilience chez les managers, laissant ainsi peu de place à l’expression de leur vulnérabilité. D’ailleurs il existe très peu de référentiels managériaux qui reconnaissent ce droit à cette fragilité, bien au contraire.
Pour la majorité des entreprises, un manager se doit d’être fort et courageux, ce qui expliquerait qu’on ne porte pas beaucoup d’attention à leur mal-être qui, s’il survient, doit être géré et dépassé, sans se plaindre.
D’ailleurs, il est extrêmement rare que les salariés, lorsqu’ils sont interrogés dans le cadre de sondages ou d’enquêtes sur leur relation avec leur manager, déclarent se soucier de leur bien-être.
Et pourtant, se montrer bienveillant envers les managers aurait énormément de bénéfices, dont celui, sans aucun doute, d’augmenter le taux d’attractivité de cette fonction qui est passé de 60% dans les années 80, 50% dans les années 2000 à environ 30% à 35%, selon de récents sondages réalisés ces 3 dernières années.
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