L’Histoire a montré que les crises sont à l’origine de progrès soudains. Les questions soulevées actuellement sur notre modèle de société doivent conduire à des transformations profondes. Des enjeux stratégiques, politiques, économiques… et naturellement des implications dans le monde l’enseignement. Quels modèles, quels nouveaux schémas pour les Grandes Écoles d’ingénieurs ? Par François Rousseau, directeur général de MINES Nancy.
De nombreux enseignements doivent être tirés de la crise actuelle. Un premier est la nécessité de rendre à l’Europe – et tout particulièrement à la France – une stature de puissance industrielle. En effet, difficile de ne pas interroger notre modèle économique qui organise le pilotage de nos fleurons industriels par les dividendes et les bonus, au détriment d’une vision stratégique à long terme. Mondialisation, tentation d’exporter les nuisances de nos activités et optimisation à court terme ont conduit à délocaliser notre industrie vers la Chine – alors que c’est précisément les révolutions industrielles qui avaient donné à l’Europe son rôle de premier plan –, notre orgueil nous rassurant quant à ses capacités à s’approprier notre savoir-faire et nos connaissances. Le résultat est là : aujourd’hui, dans beaucoup de domaines technologiques, la Chine nous a supplanté. En lui ayant confié la création de richesses, nous sommes face à elle dans une situation de dépendance, pour nous fournir en masques et en médicaments, mais aussi en smartphones, en métaux stratégiques, etc.
Les Français découvrent subitement et avec effroi que le roi est nu : aujourd’hui, l’industrie en France ne représente plus que 10% du PIB environ, soit à peu près le même pourcentage que le tourisme.
Un second enjeu est l’opportunité d’initier une action forte en faveur de la transition écologique. En effet, si la crise actuelle est un traumatisme mondial, il faut s’attendre à ce que le changement climatique soit une crise moins brutale mais aux conséquences plus lourdes et plus durables. Or, les experts du GIEC nous le rappellent régulièrement, nos modèles de société n’évoluent pas assez rapidement par rapport à la trajectoire qui nous permettrait de rester dans le scénario de référence d’un réchauffement de deux degrés. Cette crise n’est-elle pas l’occasion de transformer profondément nos modes de vie et notre modèle de société ?
En effet, ces deux derniers mois nous ont imposé diverses expériences de changements qui, choisis et pensés, pourraient se poursuivre et se transformer dans le cadre de notre action de transition écologique. La sobriété : les outils numériques se sont imposés comme des alternatives efficaces aux déplacements ; nous avons distingué l’essentiel du frivole dans nos consommations. La nécessité de coopération pour être plus résilients. Subis ou volontaires, ces changements ont eu lieu en un temps record. La crise que nous traversons est le révélateur que les lignes peuvent bouger.
Face à ces enjeux, les Grandes Ecoles ont plus que jamais un rôle à jouer en tant qu’accélérateur de changement et acteur incontournable du « New Deal » qui se profile.
Tout d’abord en raison de leur ADN : les Grandes Ecoles ont l’avantage d’être désintéressées tout en ayant un positionnement naturel aux interfaces entre des mondes multiples – recherche, monde économique, société civile, collectivités, etc. Elles peuvent ainsi insuffler l’indispensable dynamique de coopération entre acteurs complémentaires poursuivant des objectifs différents, et agir en catalyseurs de solutions à des problèmes complexes.
Nous en avons fait l’expérimentation avec le développement du « Réseau mine et société[1] » créé avec des entreprises, le ministère chargé de l’environnement et des ONG pour répondre à la délicate question de la poursuite indispensable des activités minières dans le meilleur respect de l’environnement physique et humain. Un changement d’approche incontournable à la fois pour la souveraineté industrielle – incompatible avec le principe de délocalisation de la pollution – et pour la transition écologique. Ces initiatives doivent se multiplier dans les domaines industriels et scientifiques pour devenir la nouvelle donne.
Ensuite dans leur mission de formation. Les Grandes Ecoles doivent aider à repenser le rôle de l’ingénieur. Nous devons fondamentalement repenser tous nos modes de production et de consommation, à l’image de ce qui se fait dans la nature. Aujourd’hui il est nécessaire de passer d’une chaîne de valeur linéaire (qui se traduit par des déperditions et déchets irrécupérables) à une chaîne de valeur circulaire (où les sous-produits retrouvent eux-mêmes une utilité dans d’autres chaînes), passer d’une approche par activité à une approche systémique (qui considère l’ensemble de ses interactions), d’une logique de propriété (une voiture individuelle) à une logique de fonctionnalité (se déplacer d’un point A à un point B, ce qui peut se faire avec une voiture autonome partagée). Cela ne doit pas être vu comme une contrainte qui va peser sur notre productivité. Au contraire : ceux qui développeront les premiers des solutions pour répondre à ces enjeux seront ceux qui fixeront les standards de demain et qui seront les leaders de la prochaine révolution industrielle. Nous voulons que ce soit nos futurs ingénieurs !
Nos futurs ingénieurs devront donc, bien sûr, être brillants techniquement, mais devront également avoir la culture générale et l’ouverture d’esprit pour avoir conscience de ces enjeux, pour les appréhender dans toutes leurs dimensions et toute leur complexité. Des ingénieurs sensibilisés aux grands enjeux de notre siècle, avec l’envie de s’y attaquer avec des approches où long terme, coopération et harmonie systémique prendront la place d’immédiateté, intérêt individuel et performance. Des ingénieurs généralistes et humaniste.
Pourquoi n’est-ce pas déjà le cas ? Un élément de réponse tient dans la place accordée dans nos écoles à la géopolitique, l’environnement, l’économie, la sociologie, etc. Car si dans les écoles d’ingénieur l’effort consenti envers les soft skills est important, celles-ci sont plus souvent tournées vers des savoirs et des savoir-faire – finance de marché, comptabilité, management, communication, etc. – que sur des réflexions sur notre modèle de société et l’aptitude à l’ouverture. Mais comment intégrer cette dimension dans une maquette pédagogique déjà saturée, comment ajouter des « humanités » sans réduire la quantité de sciences dures et dénaturer le diplôme d’ingénieur ? L’objectif d’une formation généraliste n’est pas d’approfondir tous les sujets, mais de « semer des graines », afin que nos diplômés puissent comprendre les questions que pose le monde, et puissent imaginer des visions alternatives pour y répondre. Il faut « marquer » nos futurs diplômés, en leur donnant l’occasion de se confronter aux plus grands penseurs de notre siècle, aux plus inspirants.
Interviewé par Le Monde, Edgar Morin estime que « toutes ces régressions (et au mieux stagnations) sont probables tant que n’apparaîtra la nouvelle voie politique-écologique-économique-sociale guidée par un humanisme régénéré. » Il est nécessaire que nos dirigeants puissent éclairer cette évolution, et pour cela, il faut qu’ils y soient préparés dans nos écoles.
[1] Ce réseau est devenu une chaire intitulée « Industrie Minérale et Territoires » portée par quatre écoles : Mines Nancy, l’Ecole Nationale Supérieure de Géologie, IMT Mines d’Alès et Mines Paris.
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