Dans le cadre de ses réflexions sur l’avenir de la démocratie, le Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprise (CJD) a souhaité mettre la focale sur le traitement de l’information par les médias. C’est tout naturellement que l’association patronale a accueilli Gérald Bronner, auteur de la Démocratie des crédules (PUF) et plus récemment de Déchéance de rationalité (Grasset). L’occasion de revenir sur la manière de s’orienter sur le marché dérégulé de l’information et d’insister sur l’importance de mener le combat rationaliste.
Lionel Meneghin : Comment réagir face aux fake news qui inondent les réseaux sociaux ? Comment apprécier la qualité d’une information qui circule ?
Gérald Bronner : Il faut adopter des mesures minimales d’hygiène mentale. En premier lieu, il importe de ne pas diffuser une nouvelle dont on n’est pas absolument sûr qu’elle soit vraie. Il faut se poser préalablement la question suivante : « pourquoi ai-je envie que ce soit vrai ? » Une expression populaire dit : « Dans le doute, abstiens-toi ! ». Ensuite, si je veux creuser la question et me forger un point de vue sur la question, il faut aller sur des sites solides : celui des Académies des sciences, de Pharmacie, des Technologies… On peut aussi se rendre sur les sites de l’Association Française pour l’Information Scientifique (AFIS), Hoaxbuster et Conspiracy Watch. Bien sûr, la liste n’est pas exhaustive. Nous n’avons pas d’autre choix que de faire confiance à certains sites.
L.M. : Contrebalancer notre émotion première par l’exercice de la raison…
G.B. : Il faut veiller à ce que notre émotion ne contamine pas notre capacité à raisonner, notamment via le biais de confirmation qui consiste à privilégier les informations confirmant nos idées préconçues ou nos hypothèses. L’émotion précède souvent le raisonnement. Mais cette émotion ne vient pas de nulle part : elle est le fruit d’un récit et de stéréotypes (élite/peuple, riches/pauvres, etc.). Nous pouvons être dupes de ce type de récit. Et puis il y a des affirmations dont on n’ose pas douter. Si on vous dit qu’il y a 75 000 enfants qui meurent chaque jour pour telle raison, on ne vérifie pas spontanément l’information, on baisse la tête… Mais si finalement on décide d’interroger cette affirmation, notamment en ayant recours à des éléments statistiques, on se rend très vite compte que celle-ci ne tient pas. Face à cela, l’objectif pour chacun d’entre nous est de faire sa déclaration d’indépendance mentale. C’est une utopie ; on n’y arrive jamais complètement. Mais l’important, c’est de s’efforcer d’atteindre cet idéal.
L.M. : Il y a la fake news – la contre-vérité, le mensonge — et l’information orientée, non pas fausse, mais abordée sous un prisme idéologique. « Les faits n’existent pas ; seules existent les interprétations », écrivait Nietzsche. Après tout, comment un journaliste peut-il ne pas interpréter ? La neutralité de la présentation de l’information n’est-elle finalement qu’un mirage et l’objectivité qu’un leurre ?
G.B. : La neutralité absolue est en effet impossible. Nous baignons dans des représentations culturelles. Max Weber a forgé le concept de neutralité axiologique, la liberté par rapport aux valeurs. Bien entendu, j’ai des valeurs, mais je vais utiliser des processus intellectuels qui vont me permettre temporairement de m’en émanciper. Le journaliste ne traite jamais l’information de façon neutre, mais le fait de préciser l’endroit d’où il s’exprime idéologiquement ne suffit pas à l’exonérer de sa responsabilité. Certains en effet, en se déclarant d’extrême gauche, s’estiment lavés de toutes responsabilités intellectuelles. Le journalisme, comme la science, est une méthode, toujours approximative. Elle consiste en premier lieu à présenter les faits en les pensant correctement, c’est-à-dire sans tomber dans des erreurs de raisonnement statistique, erreurs aujourd’hui courantes. Ensuite, il faut s’attacher à l’honnêteté intellectuelle de l’éditorialisation. Tout journaliste a le droit d’avoir un point de vue, mais celui-ci ne doit pas sélectionner les faits qui vont dans son sens et passer les autres sous silence. C’est ce qu’on appelle faire du « cherry picking »[1]. Par exemple, quand Eric Zemmour dit que les terroristes du Bataclan sont courageux, ce n’est pas faux… mais stupide. Oui, c’est peut-être courageux d’aller au-devant de la mort, mais entre toutes les caractéristiques psychologiques qui pouvaient être mises en avant dans le temps de réponse très court que nous offre le temps médiatique, fallait-il réellement que le polémiste mette cette caractéristique en avant ? Il y a des vérités qui sont comme des mensonges.
L.M. : La polémique est un bon moyen d’attirer de l’attention…
G.B. : Dans l’économie de l’attention, la polémique est un bon produit. Notre cerveau est fait pour détecter la polémique, la violence, les rapports agonistiques, le danger. Quand dans une soirée, vous élevez le niveau de votre voix tout en étant menaçant, tout le monde s’arrête de parler. Cela capte notre attention. La question aujourd’hui réside dans le fait de savoir comment libérer le marché de l’information — qui est un bien public — des réalités de l’économie sauvage de l’attention. Si on laisse faire la logique du marché, cela va engendrer un dévoilement des aspects les plus primaires de notre cerveau. Tout en étant attentif aux libertés fondamentales et à la liberté d’expression, je pense qu’il faut une régulation. Cela nécessite des décisions politiques. Face à ces menaces qui pèsent sur le marché de l’information, il faut une révolution pédagogique. Il se passe des choses, mais il y a une déperdition énergétique. Tout le monde agit dans son coin. Les grands opérateurs du net comme Facebook sont impactés et veulent faire des choses.
L.M. : Vous avez travaillé avec de jeunes radicalisés et tenté d’ébranler leurs certitudes. Pourquoi est-il si difficile de faire changer d’avis une personne ?
G.B. : Quelque chose me paraît fondamental ici : le biais d’ancrage mis en lumière par Daniel Kahneman. Quand on est neutre sur un sujet, les premières informations créent un sillon de dépendance narrative. Souvent des groupes constitués porteurs de représentations du monde et d’idéologies vont investir très vite la narration, notamment en termes de santé publique. Si une situation énigmatique survient comme une intoxication alimentaire d’origine indéterminée ou des malformations de naissance, les récits proposant d’en rendre compte précéderont le plus souvent l’analyse scientifique et les médias s’en empareront en utilisant éventuellement le conditionnel. On a tendance à réagir aux attaques faites à la rationalité, mais il est souvent trop tard. L’effet d’ancrage est déjà constitué. L’énergie nécessaire pour revenir sur un point de vue est plus importante que celle pour aller vers ce point de vue. La temporalité est donc fondamentale. Le premier récit possède un avantage concurrentiel. J’avoue ne pas avoir de données scientifiques sur cette question, mais une intuition forte.
L.M. : Dans cette nébuleuse informationnelle où tout semble avoir la même valeur et chacun détenir sa vérité, comment retisser du lien social ?
G.B. : Aucun récit collectif n’émerge aujourd’hui. Nous n’avons plus de récit en commun, mais il existe des récits communs. L’islamisme en est un, d’un point de vue sotériologique, de la façon de vivre ensemble, de régir les mœurs, etc. Il y en a un autre, très fort, c’est un récit apocalyptique : la collapsologie. Certains sont persuadés que tout va s’effondrer et à force de le marteler, cela peut constituer une forme de prophétie autoréalisatrice, ou tout du moins avoir un fort effet de découragement, une démobilisation généralisée. Il faut en revenir à la rationalité, même si ce discours semble aujourd’hui un peu désuet. Le rationalisme est un humanisme. C’est aussi un universalisme. Dans le débat public, il faut combattre certains acteurs – peu nombreux, mais très actifs, comme le PIR – qui visent à segmenter, à fragmenter nos identités et qui nous disent que finalement, nous n’arrivons pas à nous comprendre les uns les autres. Si vous êtes blancs, vous ne pouvez pas comprendre un noir. Ces acteurs vont alors pratiquer l’intersectionnalité. Une expérience plus subtile consiste à intégrer de nouvelles variables. Si vous êtes noir, homosexuel et gros, vous vous situez alors à un croisement. A la fin ne subsistent que des identités individuelles, situées aux croisements d’une infinité de variables. Quid alors du vivre ensemble ? Cela pose un problème. Les intersectionnels ont raison d’une certaine façon : nous sommes tous très différents, notamment par notre socialisation. Il y a bien une infinité de variables qui nous définissent et nous déterminent. Mais ils oublient quelque chose de fondamental : il y a aussi de grands invariants. Les biais cognitifs par exemple. Nous les possédons tous, quels que soient nos origines éthiques, nos confessions religieuses, notre genre, nos orientations sexuelles… L’erreur révèle notre universalité et c’est là son aspect positif. Nous devons revenir à la philosophie des Lumières, mais informés du développement de la psychologie de l’erreur et des neurosciences. Et sans naïveté ! Nous devons tenir compte du fait que nous sommes extrêmement faillibles, mais cela nous rappelle que nous sommes tous des êtres humains. Il y a bien une commune humanité qui permet de nous comprendre. Même avec un salafiste radicalisé, il y a possibilité de fraternité mentale à un moment donné. Nous possédons le même système nerveux. Et c’est cela qui nous permet d’ailleurs de défendre l’égalité. Quel autre argument ? Pourquoi les femmes sont-elles les égales des hommes ? Elles sont pourtant physiquement plus faibles en moyenne. Implicitement, quand nous parlons d’égalité, nous parlons d’égalité du système nerveux, c’est-à-dire de nos capacités cognitives. Il y a de petites différences à la marge, mais il y a égalité. Les compétences sont les mêmes. C’est la même chose avec la couleur de peau. D’ailleurs une personne dont le système cognitif est altéré perd un certain nombre de droits. Les personnes séniles ou déficientes mentalement ne peuvent voter que sous la tutelle d’un juge. Ils ont des droits, mais aménagés. Donc la substance même qui fonde l’égalité et l’universalisme, ce sont les caractéristiques cognitives de l’humanité. C’est pourquoi je le répète : le rationalisme est un universalisme. C’est de cette base, très solide scientifiquement, que nous pouvons refonder un récit, y compris peut-être un récit politique. C’est une invitation à vivre ensemble, quelles que soient nos différences. Mais à condition de ne pas céder sur la défense de la rationalité dans le débat public. C’est la condition de la reconstruction de ce récit commun. Il faut faire attention aux minorités actives. Certains croyants se sentent offensés par certains propos ou théories (comme celle de Darwin) et ne veulent plus les entendre. A un moment donné, l’arbitre, ça doit être la rationalité, le consensus de la communauté scientifique. La rationalité ne doit pas être défendue de manière abstraite. Je crois en la fraternité et ça m’émeut de le penser. Il y a un dispositif émotionnel dans ces propositions. L’histoire n’est pas écrite. Aux rationalistes de relever leurs manches et d’être convaincants. C’est notre aventure. Chacun peut œuvrer à sa façon, à son niveau.
[1] Le cherry picking (« la cueillette de cerises ») ou picorage consiste « à signaler des faits ou données qui soutiennent son opinion, tout en ignorant tous les cas qui contredisent cette position. Ce raisonnement fallacieux, pas forcément intentionnel, est un exemple typique de biais de confirmation » (source : Wikipédia).
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