OPINION | Tout commence par la lecture de cette vidéo d’Isabelle Barth, professeure en management, intitulée, non sans provocation, « Apprendre à manager des crétins ». Elle nous explique comment, de temps en temps, les systèmes ne fonctionnant pas pour faire face à une crise ou une urgence, ou tout simplement pour prendre une décision qui ne peut plus attendre, qu’on a pas le temps d’expliquer ou lorsqu’on n’a pas tous les arguments, il n’y a pas d’autre solution que de recourir à une décision autoritaire mais rapide, qu’elle appelle les « 5C », – « c’est crétin mais c’est comme ça ! ». Une situation que nous avons tous vécue dans notre vie professionnelle comme privée.
S’inspirer du monde de l’entreprise pour progresser
Je ne peux m’empêcher de rapprocher cela de la période troublée que nous traversons avec la crise sanitaire. Quelle pression que celle portée par les dirigeants de notre pays ! Et c’est sans doute cela qui les a conduits à utiliser les « 5C » à plusieurs reprises pour faire avancer les choses, comme beaucoup d’autres l’auraient fait à leur place. Or, cela vient souligner la nécessité, l’urgence de s’outiller en nouvelles manières de manager, et de reconsidérer la gouvernance de nos institutions. Car, la meilleure manière de gouverner est, sans aucun doute, de se débarrasser, une fois pour toutes, de cette épée de Damoclès qui nous menace et nous enferme dans une logique qui induit un recours quasi systématique aux « 5C ». Le mode « 5C » ne devrait être qu’un recours exceptionnel. Mais, concrètement, comment faire pour éviter d’y recourir mécaniquement dès qu’une nouvelle crise s’annonce ou sévit ? Il y a là sûrement matière à s’inspirer du monde de l’entreprise.
Agir court en gérant le stress provoqué par le pass sanitaire
Le « pass sanitaire » annoncé le 12 juillet et déployé par nos gouvernants est l’archétype des « 5C ». Problème, il est aussi fortement générateur de stress pour certains, suscitant manifestations, pétitions, etc. Une réaction qui est souvent le résultat d’une rupture, d’un changement brutal qui en désarçonne plus d’un. De façon évidente, la perception du changement semble neutre pour certains, vécue comme un drame par d’autres. L’émotionnel prend parfois le dessus. Le ressenti est fort et souvent non proportionné à la réalité du changement. Il est donc nécessaire de le gérer pour remettre en mouvement ceux qui ont pu être déstabilisés, voire paralysés. C’est de la responsabilité de l’exécutif ! Pour autant, le « pass sanitaire », tel que mis en place, est bien l’archétype des « 5C ». Le propos ici n’est pas de venir le contester mais plutôt le souhait de faire avancer les choses de sorte que le recours à ce mode de décision devienne inutile.
Ainsi, ce qu’on apprend à faire dans les entreprises lors de forts changements, c’est de faire appel à ce que nos amis de Toscane appellent le « moteur à trois temps » : ressenti, sens et mouvement. L’objectif est de mettre les personnes en mouvement en traitant d’abord des ressentis, ce matériau porteur des élans de vie de chacun. L’occasion de les transformer en énergies créatrices. Et, pour ce faire, il convient de créer un espace pour les accueillir et les traverser, ce qui permet ensuite de contacter le sens duquel émerge une énergie profonde et créatrice. Le mise en mouvement, individuelle comme collective s’enclenche alors naturellement. Les personnes peuvent alors retrouver l’énergie positive qui les met en mouvement et leur permet d’avancer.
On peut donc dire que le recours aux « 5C » est acceptable à condition d’avoir recours, dans la foulée, à ce « moteur à trois temps ». Si on ne le fait pas, invariablement, les positions vont se durcir et la situation devenir inextricable. Comme dans les entreprises, ce « moteur à trois temps » agit comme un corollaire aux « 5C » et vient humaniser les choses et permettre, in fine, de gérer la crise.
Voir loin en apprenant du pass sanitaire
Autre corollaire, il faut ensuite voir loin c’est-à-dire apprendre à tirer les leçons de ce qui a pu se passer. Dans le cas de la crise sanitaire que nous traversons, on peut ainsi écouter tous ceux qui ont su prendre du recul comme par exemple le philosophe André Comte-Sponville. Celui-ci nous explique comment nous sommes entrés, lors du premier confinement, dans l’ère de ce qu’il appelle la « pan-médicalisation ». Comme nos gouvernants étaient démunis dans cette situation inédite, les médecins et les scientifiques se sont vu attribuer dans un premier temps une voix prépondérante. Voix qui s’est souvent révélée discordante et parfois inaudible. Problème, c’est à eux que de nombreux choix, politiques pour la plupart, ont été, à tort, affectés : la vie devant l’économie, le social, la solidarité intergénérationnelle, etc. Ici, comme dans beaucoup d’autres situations d’ailleurs, l’absence de recul a été patente.
Alors, comment tirer les leçons de tout cela ? D’autant que, selon toute vraisemblance, cette crise n’est que la première secousse annonciatrice de répliques qui ne manqueront pas de venir, au-delà de la dimension sanitaire que nous traversons aujourd’hui. La période va donc être rythmée par une suite de turbulences selon la théorie du chaos. Et, puisque le système ne sera pas en mesure de revenir « comme avant », celui-ci doit se réinventer pour faire face au chaos qui s’avance. Rien d’une prémonition apocalyptique dans mon propos. Le mot chaos doit être compris comme la traduction d’un état instable, imprévisible, d’une marche en avant marquée du sceau de l’inconnu. Le système change à une telle vitesse qu’il est inutile d’attendre un retour à la normale. Le système s’emballe et s’autoalimente. Plus on fait de « 5C », plus on fera de « 5C ». Or, c’est là qu’il y a une révolution mentale à faire. Si dans le modèle d’organisation dit conventionnel on peut user et abuser des « 5C », avec la nouvelle organisation il convient de changer de logiciel. Il est nécessaire de savoir gérer ces crises permanentes grâce à une nouvelle gouvernance qui vient rompre avec le cercle vicieux du modèle pyramidal où plus de « 5 C » est source d’encore davantage de « 5C » c’est-à-dire vers un mode de fonctionnement de plus en plus « autoritaire ».
Se transformer de la pyramide au réseau…
Si on veut voir loin, il faut donc changer, rompre avec une gouvernance qui n’est plus adaptée. C’est le cas avec les entreprises conventionnelles mais aussi avec la gouvernance de nos institutions qui semble de moins en moins adaptée. Et, pour changer, un certain nombre d’options s’offrent à nous comme celle que propose le prospectiviste Marc Halévy. S’il ne parle pas de la théorie du chaos, il a néanmoins recours à des termes et concepts comme la bifurcation, la période transitoire. Son propos est de trouver des solutions pour gérer la complexité. Pour lui, il faut passer de la pyramide au réseau – un ensemble structuré de petites entités autonomes et en interactions fortes les unes avec les autres ; fédérées par quelque chose, une identité ou un projet commun. Cela va permettre une grande agilité et rapidité de réponse en phase avec la complexité croissante du monde. Et ce réseau qui se veut une solution aux difficultés de notre monde et de nos gouvernants, va s’appuyer sur huit principes incarnés par huit mots clés.
D’abord chaque entité à l’intérieur va être autonome. Il faut ensuite une identité. Pour notre pays, ce serait : quelle est la raison d’être de la France ? Viennent ensuite les principes de subsidiarité – c’est celui qui sait qui fait – et de solidarité. Cinquième principe, celui de la fractalité. L’organisation ne peut être différente de tout ce qui est vivant. Par essence, elle doit donc être fractale. Elle se positionne, par conséquent, à l’inverse de la bureaucratie. Vient après le principe de la gouvernance qui consiste à donner le pouvoir à ceux qui détiennent l’expertise, tout en laissant la place à un leader qui se tient en retrait, celui que j’aime à appeler « la source » au sens de Peter Koenig. Puis, principe suivant, l’essaimage c’est-à-dire le développement du réseau. Un réseau qui grandit en se divisant tel un système moléculaire. Enfin, dernier principe, qui veut que chaque rôle se sente responsable de la raison d’être de l’ensemble, pour la création de valeurs. On est bien sûr encore très loin d’une telle situation dans toutes les entreprises conventionnelles comme au niveau de nos administrations et de la façon dont nous sommes gouvernés. Là est pourtant la seule voie, selon Marc Halévy, pour faire émerger une organisation réticulée, un système capable de faire face au chaos, aux crises qui s’annoncent.
Voir global et local de façon réticulée
Mais, si l’on pousse la réflexion encore un cran plus loin, force est de constater que ce sujet va bien au-delà de notre seul pays. Les États ne sont plus souverains depuis longtemps déjà. Le rôle de l’OMS dans cette affaire mondiale le prouve, sans parler de notre endettement qui nous fait être gouvernés de fait par des financiers globalisés ; ni de ces énormes entreprises dont certaines sont devenues plus puissantes que des États. Ce qui signifie que tout ce qui précède implique d’aborder la question à une échelle globale dont le local apparaît comme une partie de cette organisation réticulée.
Vision de l’Homme, raison d’être de l’Humanité ?
Comme dans toute transformation d’organisation, il convient d’abord de travailler sur les croyances limitantes implicites afin de les remplacer par de nouveaux fondamentaux. L’une des plus importantes concerne la vision de l’Homme. Et l’éternel débat que Rutger Bregman a instruit dans son livre “Humanité, une histoire optimiste”. L’Homme est-il bon naturellement même si la société peut le corrompre selon les dires de Jean-Jacques Rousseau, ou l’Homme est-il un loup pour l’Homme selon les dires de Thomas Hobbes ? Le lecteur comprendra bien que selon la croyance retenue, les modèles de gouvernance qui seront construits seront diamétralement différents. Ceux qui existent aujourd’hui sont plutôt de la philosophie de Hobbes.
Un autre fondamental à poser au départ est celui de la raison d’être de … l’humanité. Est-elle centrée sur l’Homme ? Ou devrait-on la centrer sur la Vie – dont l’Homme fait partie mais pas que – et sa prolifération organique en réseaux ? Selon ce qui sera répondu à ce type de questionnement en amont, nos institutions et leur gouvernance seront très différentes, et par exemple, ce qu’on appelle écologie sera ou non aux premières loges.
En conclusion, les « 5C » sont parfois inévitables mais il est de la responsabilité de ceux-là même qui ont pris ce type de décision, de gérer les corollaires qui s’imposent. Un, celui de faire face et avec le monde des sensations qui existe qu’on le veuille ou non. Cela fait partie de notre humanité. Il s’agit d’accompagner les personnes affectées pour qu’elles puissent traverser les zones de stress qu’elles ont pu ressentir. On se rappelle que dans le monde des ressentis, il n’y a pas de relation directe et proportionnée entre le changement objectif et la sensation de changement. Deux, il y a matière et nécessité de prendre du recul, afin d’apprendre et de trouver du sens à la situation pour ensuite se mettre en mouvement individuellement et collectivement afin de transformer concrètement le système.
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