Avez-vous déjà vu une banque, un énergéticien, un géant de l’immobilier ou toute autre entreprise émanant d’une grande industrie, sans économiste en chef, pour porter la ligne économique, en assurer la cohérence dans tous les compartiments de l’entreprise, analyser les dynamiques économiques exogènes pour s’y préparer, analyser les réussites et les échecs par le prisme de la stratégie économique ?
Une telle question peut sembler saugrenue car personne ne répondrait par l’affirmatif. Dans une banque, chez un énergéticien, dans l’immobilier et dans beaucoup d’autres secteurs d’activités, il serait incongru de ne pas avoir d’économistes de métier, sous prétexte que, tout bon professionnel au sein de l’entreprise raisonne en « économiste », c’est-à-dire, analyse les phénomènes économiques pour exercer convenablement son métier.
Dans les entreprises, par une ruse de l’histoire, un malencontreux déni de l’évidence et malgré l’émergence de nouvelles fonctions (direction de la communication, direction de la qualité, direction des risques et l’audit interne, direction des achats, direction du digital…) dès qu’une nouvelle classe de problèmes apparaît, aucune fonction n’y a en charge le management comme système de relations et de construction des dynamiques sociales pour en garantir la philosophie, l’actionnabilité et la cohérence.
Ceci est d’autant plus paradoxal que le management n’est plus juste le bras armé de l’économie, il se confond avec l’économie, il en impulse les dynamiques et en préfigure les orientations. Le management n’est plus simplement une catégorie de pensée, c’est un paradigme de pensée. Il se situe ainsi au cœur de l’économie dès lors que l’innovation n’est plus simplement descendante mais de plus en plus ascendante (innovation provenant des utilisateurs, des collaborateurs, des partenaires etc.). Le management est devenu fondamental dans une économie, marquée du sceau de la révolution numérique, par l’intensification et l’accélération d’une concurrence polyforme et le droit d’ingérence de l’opinion publique quant aux impacts sociaux, sociétaux environnementaux des entreprises. Or, on continue, malgré des discours enflammés sur le management et sa place dans les entreprises, à faire comme si tout le monde était responsable de la doctrine managériale, de sa cohérence d’ensemble, de la réceptivité sociale. Si tout le monde est responsable, personne n’est responsable, c’est de la dialectique élémentaire.
Aujourd’hui, les raisons pour rompre avec cette « anomalie » de l’histoire en instituant une fonction de managementiste au sein des entreprises sont de deux ordres : incarner la doctrine managériale et s’assurer de l’alignement des démarches managériales aux besoins des transformations, garantir la réceptivité sociale et lutter contre le mille-feuille prescriptif.
La nécessité d’incarner la doctrine managériale et de s’assurer de l’alignement des démarches managériales aux besoins des transformations
L’ISO (Organisation internationale de normalisation), organisation internationale, définit le système de management comme « l’ensemble des processus par lesquels un organisme gère les éléments corrélés ou en interaction de ses activités afin d’atteindre ses objectifs. Ces objectifs peuvent viser différents résultats à atteindre, notamment en ce qui concerne la qualité des produits ou des services, l’efficacité opérationnelle, la performance environnementale, la santé et la sécurité sur le lieu de travail et bien d’autres domaines ». Cette définition porte en filigrane la conception que l’ingénieur, très souvent, a du travail. Pour l’ingénieur (pour rappel, les fondateurs du management moderne sont des ingénieurs Taylor aux USA et Fayol en France), les processus sont souvent tout, l’être et le social presque rien car le réel est supposé être ce qui se répète. Toute singularité ou exception serait une perturbation. Cette vision techniciste se matérialise au travers des processus. Cette conception amputée du travail fait partie des vestiges, toujours actifs, d’un taylorisme qui rationalise autant les gestes que les subjectivités.
Le management, c’est aussi l’art de cultiver la responsabilité chez les autres (Barnard), c’est-à-dire l’art de créer les conditions de la coopération. La coopération permet de corriger les excès des processus managériaux (de type ISO). La gestion des entreprises a longtemps fait fi de cette dimension organique du management, c’était sans compter sur la révolution numérique qui n’introduit pas juste des changements mais de véritables transformations pour lesquelles l’approche ingénierique (processuelle), à elle seule, ne saurait être un gage de succès. Cette dimension organique de la coopération peut être illustrée par la brillante leçon de management qui nous a été donnée par l’éminent ethnobotaniste André-Georges Haudricourt lorsqu’il nous rappela la différence fondamentale entre l’éleveur (traitement pastoral) et le jardinier (traitement horticole). L’éleveur mène son troupeau de moutons en intégrant bien sûr les contraintes du milieu mais aussi en usant de la force (le bâton, les chiens) pour rythmer la marche et pour corriger les récalcitrants car il a décidé de l’itinéraire qu’il impose au troupeau. D’ailleurs, il arrive que les chiens mordillent les bêtes pour mieux les diriger. Le jardinier quant à lui, cultive les plantes, fertilise la terre, irrigue ; il n’impose pas de voie de développement mais se contente de contrer certaines voies (ex : aménagement d’un vide qu’une plante remplira…), en veillant scrupuleusement à ce que chaque plante pousse à son rythme, pour donner ce qu’elle doit au bon moment, dans une harmonie de nuances.
Actuellement, le modèle managérial dominant, c’est le modèle de l’éleveur, le « traitement pastoral de l’homme », un management autoritaire, un modèle qui ignore fondamentalement la sagesse du jardiner c’est-à-dire la souveraineté de la limite et l’action indirecte, synonyme de responsabilisation.
Dans une économie peu concurrentielle et autarcique, le modèle de l’éleveur, bien que redoutable en termes de conséquences sur les existences (misère symbolique, perte de sens, stress…), peut porter ses fruits en termes de performance, au moins à court terme. Dans une économie d’innovations au niveau mondiale, traversée par une révolution numérique qui ne consiste pas juste à s’adapter à des influx externes ni à simplement mettre en œuvre des outils mais à transformer des entités sociales c’est-à-dire les modes de fonctionnement, les comportements, les modes de régulations pour configurer les meilleures approches du « faire-ensemble » au contact du réel, le management coopératif est devenu indispensable et un facteur clé de succès pour toute entreprise.
Asseoir une doctrine managériale coopérative, miroir et régulateur des processus formels de management (coordination) ne se fait pas tout seul, il doit être porté, incarné par un acteur : le managementiste en sera le garant et chef d’orchestre.
L’obligation de garantir la réceptivité sociale c’est-à-dire de rompre avec le mille-feuille prescriptif pour dé-artefactualiser l’autorité et le pouvoir
L’entreprise, devenue tentaculaire et fondamentale dans tous les aspects de la vie de la nation, est interpellée quant à sa capacité à impacter de manière positive son environnement dans les deux sens du terme (écologie et cadre de vie). La responsabilité sociale des entreprises ne saurait être prise en compte sérieusement sans réceptivité sociale c’est-à-dire sans l’écoute, le respect et l’épanouissement du corps social : charité bien ordonnée commence par soi-même dit-on. En entreprise, le corps social est le premier témoin mais aussi le premier vecteur de toute velléité d’impacter positivement son écosystème. Il est tout à fait inconcevable pour l’opinion publique, une entreprise qui communiquerait sur son impact social et sociétal en accumulant des mauvaises pratiques managériales, facteurs de tensions et de désengagement sans même parler des conséquences en termes de performance de telles pratiques. Avec l’entreprise à mission, la réceptivité sociale n’est clairement plus une option. Cette réceptivité sociale se heurte à un management « artéfactualisé » devenu autoritaire. En effet, au fur et à mesure de l’introduction des dispositifs de gestion de toute nature (finalité, processus, enrôlement) l’autorité a changé de nature. Cette dernière est de moins en moins incarnée par les individus et les collectifs de travail mais de plus en plus déléguée à des technologies invisibles, des artefacts qui sont autant d’outils de gouvernement des hommes et de leurs conduites. Ces procédures et règles ne sont pas néfastes en soi. Ce qui pose un problème, c’est leur nombre, c’est-à-dire le mille-feuille prescriptif qui en découle : à partir d’un certain nombre de règles et de prescriptions, ces dernières changent la nature du travail (la quantité change la qualité disait Engels). Les fonctions support, fonctions par excellence productrices de prescriptions ne s’enquiquinent rarement d’une réflexion sur le trop plein de règles du moment où l’objectif consiste à développer la maîtrise ou plus souvent le sentiment de maîtrise des risques opérationnels. Les équipes se retrouvent ainsi corsetées dans leurs actions, empêchées de mettre leur patte dans leur ouvrage, c’est-à-dire, tout simplement de se reconnaître dans ce qu’ils font. Quant aux managers notamment les managers intermédiaires, ils deviennent de simples courroies de transmission entre la direction et leurs équipes par le bais des dispositifs de reporting, ils ne managent plus guère, ils font du « journalisme managérial ». Ils ne font plus la traduction opérationnelle à leurs équipes, des objectifs à atteindre par le travail en fonction des contraintes du terrain, car le terrain, ils l’ont déserté, faute de temps. Ils ne sont plus capables de reconnaissance envers les équipes car pour reconnaître, il faut connaître : ils connaissent de moins en moins plus le travail.
Ainsi, le passif organisationnel (son inertie) est tel qu’il ne suffit pas juste de vouloir coopérer pour en être capable : le savoir-agir, ce n’est pas le pouvoir-agir. Les faits nous donnent raison : aujourd’hui, selon les études (Forrester, Gartner…) entre 60 et 80 % des projets de transformation digitale sont des échecs c’est-à-dire que les résultats opérationnels escomptés ne sont pas atteints. Créer une fonction de managementiste, rattachée à la direction générale, est une réponse rapide et pratique pour accélérer l’avènement d’un modèle managérial qui romprait avec les relents coercitifs du modèle dominant afin d’embrasser une dynamique coopérative dont le but principal est moins « d’humaniser » ou « libérer » l’entreprise que de se soucier du réel.
Le managementiste est le gardien de l’esprit du corps social et le garant de ce qui fait relation entre les hommes, de ce qui ne s’objective ni dans un outil, ni dans le calcul ni dans une formule : c’est le ciment social implicite, « l’âme » du nous
Le managementiste a pour objectif d’aider à ancrer les systèmes de management de l’entreprise dans le réel, en veillant à leur caractère coopératif et à leur soutenabilité dans le temps et dans l’espace. Son rôle ne se confond pas avec le rôle de manager. Il est le garant de la réceptivité sociale et dans cette optique, il mobilise et met à disposition l’ensemble des moyens nécessaires pour faire émerger les conditions de possibilité de la coopération. Ainsi, il est un partenaire important des porteurs des projets de transformation . Son action passe si nécessaire par une remise en question de toute prescription (procédure, règles…) pouvant empêcher les individus et les collectifs de travail de dialoguer efficacement avec le réel du travail, appuyé par un management non plus omnipotent ou omniscient mais qui assure un soutien effectif aux équipes tout en jouant son rôle d’arbitre autant que nécessaire. C’est le référent du système de management coopératif de l’entreprise en interne et son porte-parole en externe. Dans les institutions publiques notamment dans les hôpitaux marqués par une défiance grandissante du personnel médical vis-à-vis du système de management prôné par les directeurs d’hôpitaux sous la houlette de l’état, une telle fonction peut participer à l’objectivation des difficultés managériales et à la recherche des meilleurs dispositifs de régulation. Dans les entreprises à mission, il est, de fait, un des membres du comité de mission.
La fonction de managementiste comme telle pourrait néanmoins être une fonction transitoire si une transformation véritable de la Direction des Ressources Humaines en Direction du Travail (DT) a lieu, transformation que j’appelais de mes vœux dans un article publié en juin 2020[1]. En effet, la fonction GRH acte une conception mécaniste du travail par son rôle de gardien de la « ressource humaine », une telle conception « cognitive-instrumentale » est définitivement anachronique avec l’évolution du travail d’autant plus, qu’outre la révolution numérique, le télétravail s’est abruptement installé, par le truchement de la crise sanitaire du coronavirus, dans le paysage social de l’entreprise en réinterrogeant le « travailler ensemble ». La DT capitalise bien sûr les acquis positifs de la DRH tout en actant un renouveau managérial fondé sur une vision holistique de ce qu’est le travail et l’homme au travail. Elle doit permettre de rompre avec une vision simpliste de l’action collective comme quête exclusive d’efficacité à court terme au prix de la remise en question des collectifs de travail. En effet, outre la gestion des relations sociales, la Direction du Travail a deux autres prérogatives : d’une part, instituer le sujet et le collectif de travail en lieu et place de la ressource humaine en réinterrogeant les dispositifs d’accompagnement (recrutement, formation, développement…) et les amender à la lumière de ce repositionnement ; d’autre part, la direction du travail devra créer les conditions de possibilité de la coopération et s’assurer que cette dernière est effective.
En attendant la transformation de la DRH, le « managementiste » sera indispensable pour instituer la centralité des représentations sociales et des stimuli psychologiques, sociaux, pour une action collective efficace, pour réguler à bon escient la « lutte » par la force des choses, entre coordination (règles formelles) et coopération (relations organiques pour un travail efficace producteur de plaisir et d’efforts soutenables). Il s’agit pour cette nouvelle fonction, de travailler d’arrache-pied, en collaboration avec l’ensemble des fonctions support et des fonctions métier, pour que les projets de transformation ne ressemblent pas à la jument de Roland, projets ayant toutes les qualités sauf celle d’être exécutés avec succès car, l’homme et le social de l’entreprise, restent jusqu’à présent, quoi qu’en pensent les tenants d’un transhumanisme radical, des fondamentaux dans tout processus abouti de création de valeur.
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