Je vais attaquer ma seizième année de découverte du Congo Brazzaville, dans un premier temps et du Congo Kinshasa. Et je dois avouer que cette Afrique-là me fascine toujours autant.
La colonisation a quelque peu modifié les rapports entre les Blancs et les Noirs et même si l’acculturation forcée ou l’assimilation (au sens que leur donnait Roger Bastide) ont été les modes opératoires favoris des colonisateurs français qui détenaient là deux leviers efficaces pour développer l’Empire, les Africains voyant en nous des porteurs de « modernité », ont parfois abandonné leur histoire au second plan, préférant embrasser la nôtre. Mais si nous pouvons entendre régulièrement la célèbre phrase « Nos ancêtres les Gaulois », ne nous méprenons pas car même si elle n’est pas écrite, ce qui complexifie significativement le travail des historiens dans sa reconstitution chronologique, l’histoire africaine est très ancienne et de surcroît très riche. Mais même si cette même colonisation a sans aucun doute permis de mettre en place des codes communs entre nos peuples, à commencer par la langue, la religion, le système éducatif et des associations spirituelles et humanitaires (Lions Club, Rotary, Franc-maçonnerie), il n’en demeure pas moins que plus je passe du temps à observer, avec une posture quasi-anthropologique, les habitus de mes amis africains, plus je me rends compte qu’en réalité, nous sommes très éloignés.
Avec mon frère Pierre, co-fondateur avec moi-même de la structure éducative que nous avons créée en 2002, j’ai eu l’occasion de participer à de nombreux rites coutumiers tels que les veillées mortuaires, les offices religieux ou encore les mariages. Beaucoup de similitudes en apparence mais surtout beaucoup de différences sur le fond avec nos pratiques. C’est, du reste, fort dommage, que trop peu de formations au management inter culturel ne soient dispensées aux futurs expatriés, mais ce n’est pas le sujet que je souhaite traiter dans ce billet.
Comme nos amis Chinois, les Congolais ne disent jamais « non ». Aujourd’hui je sais, à l’intonation de la voix de mon associé si le projet se réalisera à très court terme, moyen terme ou s’il est considéré comme totalement loufoque et ne pourra de ce fait voir le jour. Et pourtant, je suis aujourd’hui très loin de comprendre tous les mécanismes des rituels qui régissent les relations sociales chez les bantous[1]. Cette société de l’oralité diffère de la nôtre par le fait que l’homme s’engage par la parole. Chez nous, c’est également le cas, mais c’est l’écrit qui demeure la trace de l’engagement. Il suffit de rajouter à cette différence notoire une temporalité quelque peu élastique pour que le Blanc en perde radicalement ses repères et commence à se raccrocher à son histoire, à comparer et (trop) souvent à critiquer la terre qui l’accueille. Pour ce dernier, il est vrai que la chose n’est pas simple. A ses yeux, une impression de désordre règne. L’irrationalité est omniprésente tout comme la spiritualité (traditionnellement animiste) où les Livres monothéistes, revisités, cohabitent avec les religions coutumières et un rapport à la nature particulier. Pour nous autres qui sommes habitués, voire rassurés, par les règles établies, la compréhension et l’adaptation peuvent s’avérer douloureuses. Et pourtant, n’en déplaise à celles et ceux qui ne prennent pas la peine de faire le pas de l’acculturation, de très belles choses se font en Terre d’ébène. Il suffit de constater que de nombreux principes, dont nous nous sentons si souvent dépositaires tels que la responsabilité sociale (RSE) ou bien la bienveillance dans les relations sociales, sont des notions fondamentales en Afrique Noire et plus particulièrement dans les deux Congos.
A chacun sa place
Le chef joue un rôle central dans la communauté. Qu’il s’agisse de l’environnement professionnel ou personnel, deux mondes mêlés par l’action d’une porosité totale, il incarne l’élément fédérateur, le pouvoir et l’autorité. Il est le garant des valeurs de l’entreprise, du groupe, du village ou de l’ethnie. Ceci n’est pas sans affoler certains « européens » qui prennent des responsabilités et qui peinent à comprendre le sociogramme de l’entreprise qu’ils intègrent. En effet, pour cerner la problématique, il convient tout d’abord d’intégrer le fonctionnement de l’organisation sociale chez les Bantous où tous les membres d’un clan sont censés descendre d’un même ancêtre mythique[2]. C’est pourquoi on parle de « parents », pour les plus anciens, et de « frères et sœurs » pour ceux appartenant à la même génération. La notion de parenté est donc un élément crucial dans la construction du lien social et de la solidarité. Donc, quand un Africain vous affuble d’un sympathique » papa ou maman « , d’un » mon frère ou ma sœur « , inutile de vous offusquer, c’est là une marque d’appartenance, de reconnaissance, de respect, en quelque sorte.
Un jour, atterrissant à Pointe-Noire, j’arrive dans notre école et je remarque que tous les collaborateurs détournent leur regard lorsqu’ils me croisent. J’ai peine à comprendre pourquoi ils me renvoient ainsi une expression de crainte alors que, justement, mon management est plutôt bienveillant (j’appelle tout le monde par son prénom, embrasse les enseignantes et « touche le front » aux plus anciens). Je me rends donc au bureau pour demander à Pierre de m’expliquer ces comportements quelque peu insolites et là il m’explique la situation :
« Je leur ai dit que le Blanc allait venir et que s’ils ne travaillaient pas et n’atteignaient pas les résultats escomptés le Blanc allait les renvoyer… « . Surpris, je lui rétorque que » cela n’était en aucun cas ma vision du management et que jusque-là j’avais toujours fait preuve de compréhension et d’adaptation à l’environnement pour faire avancer les projets ». Sa réponse fut pour moi la plus belle leçon de management interculturel reçue de toute ma vie, anéantissant toutes les représentations » Boboïsées » de celles et ceux qui sont des adeptes indéfectibles de la bien-pensance, soit par idéologie soit par méconnaissance tout simplement.
« Et bien, mon cher Richard, toi, quand tu rentres en Europe, les problèmes, eux, ils restent ici. Moi, je ne peux pas risquer des « tracasseries » à la Cité et je dois manager les relations de proximité. Tu as son Nègre et j’ai mon Blanc. Assume ce que tu es et ce que tu représentes ici, tu es Blanc, mon jeune frère !!! « . Stupéfait, je lui rappelle que j’ai toujours veillé aux collaborateurs, ce à quoi il me dit « oui, mais tu es trop « cool ». Ils attendent de toi que tu sois plus distant et moins » familier » (il faisait référence au prénom et à la bise faite le matin). Si tu continues ainsi, ils ne te respecteront pas et ne se sentiront pas respectés « .
Depuis cet épisode, je me suis fait violence pour manager » à l’africaine « . J’ai mis de la distance, je suis beaucoup plus ferme quand je demande quelque chose. En fait, je ne fais plus que demander, j’exige parfois, souvent. Mais je suis dans le rôle du Blanc et Pierre dans celui du Noir…. Je me comporte comme un chef Blanc, à la limite du nga-Moundélé[3] et Pierre comme un nga-Moyindo.
Voici comment est né ce que nous appelons tous les deux » le Management Black & White « , un concept-clé qui ne doit pas exclure l’éthique, la connaissance des rites et mythes locaux et que doit cerner tout étranger désireux de créer ou d’intégrer une entreprise dans cette zone géographique ô combien riche et prospère pour celui qui sait y évoluer.
[1] Le terme utilisé n’est pas totalement exact car on utilise généralement ce dernier désigné des peuples ou des ethnies africaines alors qu’il s’agit en réalité d’un groupe de langues négro-africaines parlées dans le centre et le sud du continent à partir d’une ligne allant de Douala, au Cameroun, à Mombasa, au Kenya.
[2] http://www.ammafricaworld.com/le-peuple-bantu-dans-l-histoire-de-l-humanite
[3] Préfixe nga indiquant un rang social de dignitiaire, maitre, possesseur ou tributaire et moundélé correspondant à l’homme Blanc et moyindo à l’homme Noir (en lingala, langue locale parlée dans les deux Congos).
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