Une contribution de Steve Denning pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
En 2023, Gary Hamel a pris la parole au nom de nombreux managers et enseignants des écoles de commerce en définissant le management comme « l’ensemble des outils, méthodes, processus et structures que nous utilisons pour accomplir collectivement ce que nous ne pourrions réaliser seuls ». Selon lui, ces éléments sont essentiels au management, car ils sont observables, mesurables, objectifs, scientifiques, et incarnent exigence, discipline et rigueur. « À ce titre, le management s’impose comme la technique la plus fondamentale pour structurer les efforts humains », a-t-il affirmé.
Pourtant, considérés indépendamment, les outils, méthodes, processus et structures demeurent inertes et inefficaces. Lorsqu’ils constituent l’essence même de la gestion, ils peuvent aboutir à des configurations qui érodent les valeurs humaines et entraînent un désengagement de la main-d’œuvre ; une réalité observable dans de nombreuses grandes organisations contemporaines.
Une question revient souvent : « La culture managériale n’est-elle pas simplement un outil de plus ? », un peu comme si l’on demandait : « L’eau n’est-elle pas comme l’air ? ». Il est vrai qu’il existe un lien entre les façons de penser en management et les outils de gestion, tout comme il en existe un entre l’eau et l’air. Cependant, sans une définition et une compréhension claires de ces concepts et de leur relation, la confusion peut facilement s’installer.
Les outils et processus en entreprise
Commençons par observer que les « outils et processus » font partie d’une catégorie d’éléments destinés à faire progresser les activités dans les organisations, aux côtés des méthodes, cadres, structures et systèmes. Dans l’artisanat d’avant 1900, chaque artisan choisissait lui-même les outils et processus adaptés à la tâche. Comme l’explique Frederick Taylor dans The Principles of Scientific Management, « l’ouvrage de gestion le plus influent du 20e siècle » : « Autrefois, l’homme était au premier plan. »
En revanche, dans les entreprises du 20e siècle, comme l’avait prédit Taylor en 1911, « à l’avenir, le système doit primer ». Ainsi, ce ne sont plus les exécutants qui font les choix, mais les managers qui :
- déterminent quels outils, processus et méthodes doivent être employés pour chaque tâche ;
- vérifient que le travail est réalisé conformément aux directives ;
- récompensent ou sanctionnent les travailleurs selon leur évaluation ;
- fournissent de nouvelles instructions pour les tâches suivantes.
Les outils, méthodes et processus utilisés dans les entreprises sont donc devenus des leviers de contrôle pour les dirigeants. Par ce biais, contrôle et hiérarchie se sont naturellement intégrés aux outils, méthodes et processus mêmes au sein des organisations.
L’idée selon laquelle la gestion repose sur des outils, processus, méthodes et structures a dominé tout le 20esiècle, confirmant la prédiction de Taylor. L’humanité s’est trouvée encadrée par une succession de « systèmes » influençant son comportement. Ce « système » a pris divers noms selon les époques et les contextes : gestion scientifique, production allégée, production en flux tendu, gestion en flux tendu, entre autres. Cela inclut le taylorisme, le Lean Manufacturing, Lean Six Sigma, la qualité totale, la réingénierie des processus d’affaires, Scrum, la programmation extrême et Capability Management. Ce modèle se reflète aussi dans le World Management Survey et les normes ISO 9000.
Au 20e siècle, les entreprises adoptant ces idées ont réalisé d’importants gains économiques, dont une grande partie de l’humanité a bénéficié en tant que client.
Quel est le véritable but des outils et des processus ?
Définir la gestion comme un ensemble d’outils, de méthodes et de processus ne permet pas de répondre à la question fondamentale de la finalité de cette activité. Par exemple, un maçon peut poser des briques pour ériger un mur (une action utile), bâtir une cathédrale (une entreprise noble), générer des profits pour l’entreprise et ses cadres bien rémunérés (une démarche intéressée), ou encore diviser une ville (une intention malveillante).
Au fil du siècle, l’objectif de l’utilisation d’outils dans les entreprises est devenu le concept intéressé de « maximisation de la valeur pour l’actionnaire » (MSV). En 1997, la Business Round Table a déclaré que la VAS était l’objectif officiel des entreprises américaines.
Si les travailleurs n’appréciaient pas particulièrement qu’on leur dise quels outils utiliser, cela devenait encore plus désagréable lorsqu’ils voyaient que l’objectif de leur travail était principalement de faire gagner de l’argent à l’entreprise et à ses dirigeants. Il n’est donc pas surprenant que l’engagement des travailleurs soit globalement faible. En 2024, aux États-Unis, l’engagement des travailleurs a atteint son niveau le plus bas en 11 ans.
La mentalité d’entreprise
En revanche, les mentalités en entreprise relèvent d’une catégorie d’éléments liés à la manière dont les individus perçoivent et interprètent ce qui se passe dans l’organisation. Cela englobe les modèles mentaux, les objectifs, les valeurs, les attitudes, les émotions et la culture.
Les mentalités, la culture et les objectifs sont des éléments sur lesquels les outils, méthodes et processus demeurent muets. Ils concernent le but ou le sens de ce qui est accompli. Au 20e siècle, dans le domaine de la gestion, ces mentalités, objectifs et finalités n’étaient pas complètement ignorés, mais on leur accordait peu d’importance, voire les rejetait. On les jugeait flous, non scientifiques, non quantifiables, subjectifs et, en fin de compte, secondaires. L’objecti de générer du profit, quant à lui, était concret et mesurable.
Puis, le monde a évolué. Internet a d’abord offert aux entreprises de nouvelles opportunités d’innovation, puis aux clients un choix plus vaste, et enfin aux organisations la possibilité de développer de nouveaux modèles économiques basés sur les effets de réseau. Ainsi, au cours des 25 dernières années, les grandes entreprises ont commencé à adopter une approche opposée à celle préconisée par Taylor. Lorsqu’elles alignent leurs outils, processus, pratiques et méthodes sur les mentalités, objectifs, valeurs et finalités, elles constatent une croissance plus rapide et une création de valeur exponentielle. Dans ces entreprises, la rentabilité est devenue un résultat, plutôt qu’un objectif.
La terminologie employée par les entreprises varie. Apple parle de « culture » distincte, Microsoft d’« état d’esprit », d’« empathie » et de « valeurs », tandis qu’Amazon met en avant des « principes de leadership ». D’autres entreprises évoquent des « modèles mentaux » et des « récits ». Le Manifeste Agile prône l’importance des « individus et des interactions » par rapport aux « processus et outils ». Chez LVMH, le PDG Bernard Arnault évoque une « liberté sans limites » pour les designers. Quel que soit le vocabulaire, ces entreprises adoptent des concepts subjectifs pour guider leurs processus opérationnels, bien que les mentalités et valeurs soient précisément les éléments que la gestion scientifique avait autrefois écartés.
Les mentalités ne constituent-elles pas, en définitive, un outil supplémentaire ?
Les dirigeants tentent parfois d’utiliser les mentalités et les modèles mentaux comme des outils, mais se heurtent alors à la nature subjective de ces concepts, qui entrave leur démarche. Il devient nécessaire de persuader ou de motiver les travailleurs pour qu’ils adoptent ces changements. Demander un changement d’état d’esprit peut inciter les employés à répéter les mots souhaités, mais cela ne garantit pas leur adhésion réelle. Pour être efficace, le leadership doit incarner l’état d’esprit par un langage et un comportement exemplaires, tout en veillant à ce que les actions de l’entreprise soient en harmonie avec cette mentalité. Les cadres se rendent donc compte qu’aborder les mentalités et les valeurs comme de simples outils est contre-productif.
Certes, les outils sont essentiels, mais ils diffèrent fondamentalement de l’état d’esprit, de la culture et des valeurs. Ce n’est que lorsque les méthodes et processus sont orientés par un objectif et des valeurs inspirantes qu’ils deviennent véritablement productifs.
Pour les organisations du 21e siècle, il est crucial de saisir la distinction entre les outils et les mentalités.
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