Depuis le premier confinement, il ne se passe pas un jour sans que dans les journaux spécialisés ou sur les réseaux sociaux, des articles ne traitent du management, de la nécessaire transformation des pratiques managériales, de l’impérative nécessité de reformer l’action collective dans les entreprises comme dans les institutions publiques. En effet, chahuté depuis plusieurs années par un management infantilisant lorsqu’il n’est pas autoritaire ou incapacitant voire les deux en même temps, le collaborateur, cette « ressource » vitale pour l’entreprise malgré les sirènes technologiques, est aujourd’hui, souvent noyé dans un flot continu d’injonctions paradoxales, saupoudrées d’humanisme à vil prix et de communication novlanguienne.
Le confinement a permis une prise de distance avec cet embrigadement managérial et a renforcé les velléités d’un management renouvelé devant les mutations du travail (le télétravail notamment) et la nouvelle configuration concurrentielle nécessitant plus d’innovations bottom-up. Malgré la légitimité d’une telle demande, je pense que le grand soir managérial n’aura pas lieu et pire, il n’est pas exclu que « l’indoxication » managériale ne redouble d’intensité.
En voici quelques raisons :
On ne change pas une culture comme on change de chemise : changer une culture ne se décrète pas
En effet, le discours souvent pertinent d’un management renouvelé se heurte au réel. Le réel, ce sont des pratiques ancrées dans l’organisation au fil des années et qui finissent par constituer des réflexes tout en esquissant une philosophie gestionnaire. Ces pratiques imbibent le corps social jusqu’à devenir des marqueurs du « faire ensemble » qu’on ne questionne que prudemment. Tout projet de renouveau managérial devra cohabiter dans le temps long avec ce passif gestionnaire. Il ne peut pas y avoir de big bang culturel, d’ailleurs, il suffit de lire des écrits d’ethnologues pour se rendre compte de la difficulté d’accéder à une culture et ne parlons même pas de la transformer. Les projets dits de transformation culturelle pullulent mais bien souvent, dans ces projets, il y est question de tout sauf de culture. On y saisit bien souvent que des apparences et dans le meilleur des cas, les manifestations des opinions collectives. La culture ne se pilote pas car elle ne répond pas mécaniquement à des stimuli externes. Les outils de gestion de l’ingénieur comme du gestionnaire sont donc quasi inopérants pour l’appréhender car elle est le fruit de multiples interactions aux interstices du mental et du social, du singulier et du collectif, de l’histoire des vies et de l’histoire collective. Travailler sur la culture est une activité sérieuse qui ne s’enquiquine pas de prêt-à-penser managériaux. L’humilité, le réalisme et le travail de longue haleine doivent donc être de rigueur.
Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : d’en faire perdre (Jean-François Lyotard)
Contrairement aux plans de transformation managériale usinés avec délicatesse et réflexion, le réel du travail s’inscrit souvent dans l’urgence. Il faut faire « bien », vite et rapidement, d’ailleurs, on essaie de faire ce qu’on peut. Pour « domestiquer » l’urgence, les entreprises ont conçu des myriades de dispositifs, de procédures, de réflexes qui anesthésient la pensée afin de routiniser le « bon sens », de prévoir le pire pour l’écarter tout en développant le sentiment de maîtrise des risques. Le prix à payer a été l’infantilisation progressive du corps social et un désengagement croissant des collaborateurs. Rompre avec le management autoritaire et incapacitant, c’est créer un environnement capacitant qui développe l’initiative et la responsabilité en promouvant les conditions de la rencontre, de la perte de temps efficace et de la revanche de la réflexion sur le réflexe : ce sont des moments où se construisent les identités personnelles comme les identités professionnelles car on y apporte sa contribution symbolique et concrète à l’œuvre collective. Ces temps sont nécessaires pour domestiquer l’urgence qui met entre parenthèses les résolutions managériales les plus ambitieuses et les plus porteuses de sens y compris la bienveillance minimale dévolue à tout être. C’est un truisme de dire que l’urgence cannibalise l’important. Ces moments qu’un gestionnaire ou un manager peu avisé qualifierait d’inutiles sont donc fondamentaux car ils sous-tendent, au moins en partie, les attributs d’une action collective soutenable et de qualité.
Le pouvoir vient d’en haut et la confiance d’en bas comme nous le rappelle Sieyès. Ceux qui ont le pouvoir sont-ils prêts à accepter de perdre du temps (à court terme) pour gagner des collaborateurs engagés et par voie de conséquence, à redistribuer leur pouvoir et les rétributions symboliques qui y sont liées ? La transformation managériale doit aussi porter sur le rééquilibrage de la balance des pouvoirs. Le renouveau managérial est aussi à ce prix.
Sans une réforme du lien de subordination et de ses effets, nous continuerons à souffler dans un violon
Il y aura toujours des raisons « objectives » et même de « bonnes » raisons pour préférer la procédure à la confiance, pour faire faire en usant du grade au lieu de convaincre par des arguments, pour décider parce qu’on est le chef, pour se passer d’un avis pour ne pas apparaître tributaire des autres… Bien souvent, ce qui est souverain en entreprise, ce n’est pas la limite, l’altruisme mais la force qui ne s’oppose que pour obliger ou tordre. L’éthique de discernement ne prendra que rarement le pouvoir sur les raisons (bonnes ou mauvaises) qui obligent à l’efficacité hic et nunc ; cette « efficacité » qui transforme l’autre en ressource car nous ne le percevons plus comme un autre nous-même. Cet autre, liquéfié par un lien de subordination qui, de facto, le prive non seulement de la plénitude de sa puissance d’expansion mais bien souvent, lui ôte la singularité de son être. Donner au collaborateur la place qui lui revient en entreprise, ce n’est pas juste transformer les pratiques, c’est concéder une révolution ontologique presque impossible aussi longtemps que le lien de subordination ne sera pas reformé pour permettre le commerce entre égaux. Cela passera, entre autres, par la reconnaissance des travailleurs comme des investisseurs en travail comme le prône notamment la chercheuse Isabelle Ferreras c’est-à-dire un renouveau véritable de la gouvernance des entreprises. D’ici-là, il est vain de penser qu’une transformation managériale entraînera ipso facto le recul de l’utilisation de la force au profit du consensus.
En conclusion, pour éviter les lendemains managériaux qui déchantent, il faut, d’une part, que les discours soient alignés aux actes et d’autre part, que les projets de transformation managériale soient réalistes car si ce n’est pas le cas, le remède sera pire que le mal, au désengagement se rajoutera le cynisme et une défiance qui met à mal le corps social des entreprises au moment où les défis sont de taille : concurrence exacerbée, transformation digitale, rôle social et sociétal accru. Mon propos ne se veut pas pessimiste mais l’optimisme requiert une exigence, celle de voir les choses telles qu’elles sont non pas telles qu’on aimerait qu’elles soient : nous n’expulserons pas l’opportunisme égotique, la force, la violence symbolique en entreprise, d’un coup de baguette magique managériale. Le grand soir managérial n’aura donc pas lieu.
Les soubassements d’une véritable transformation managériale dépassent de loin les pratiques qui l’expriment car ils réinterrogent les fondamentaux de toute collectivité : le sens, le sujet et le sacré. Les réformes organisationnelles sont nécessaires mais ne seront pas suffisantes. Il faut « réformer les cœurs avant que de redresser les têtes » disait Mirabeau : en l’espèce, il faut réformer les mentalités, convaincre du caractère essentiel de « l’inutile » dans toute action collective, promouvoir le courage du discernement et de la quête de la vérité en lieu et place du conformisme égoïste, assumer le fait que ce qui est efficace est souvent invisible et ce qui compte ne peut pas forcement être compté, acter que le rôle de l’entreprise déborde son simple pouvoir économique pour embrasser un rôle institutionnel et sociétal. On ne peut donc pas séparer les ressorts du management d’une vie d’Homme et de citoyen, et c’est toute la difficulté des projets de transformation managériale, mais c’est aussi ce qui fait l’intérêt intrinsèque de l’action collective.
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