La question du lien de subordination reste un sujet majeur, une obsession pour tous ceux qui s’intéressent à la question de l’organisation des entreprises. Sans conteste, l’holacratie suscite un certain nombre d’avancées sur le sujet. Elle permet de sortir du « pouvoir sur » dans le domaine opérationnel mais ne permet pas, seule, d’éradiquer toute forme de domination.
Dans ces conditions, comment faire pour se débarrasser une fois pour toutes de cette domination qui caractérise si profondément les relations entre les hommes ? Avec l’holacratie, on passe d’un « pouvoir sur » – quelque chose ou une équipe – à une autorité « au service de ». Le pouvoir n’est plus attribué à des personnes mais à des rôles. De fait, il ne peut y avoir de rapport de pouvoir entre les personnes. Chacun est désormais détenteur non d’un « pouvoir sur » mais d’une « autorité pour ». Chacun est libre d’agir et de décider dans le cadre du référentiel choisi par et connu de tous. Il ne s’agit pas non plus de partager ou de distribuer le pouvoir mais de le disrupter. Dès lors, on passe d’un pouvoir hiérarchique à un pouvoir constitutionnel pour tout ce qui concerne le travail opérationnel.
Mais il reste toujours un « pouvoir sur », émanant du contrat de travail et qui induit de fait un lien de subordination. D’où la nécessité d’explorer à court terme les possibilités pour se libérer de ce qui reste de ce lien de subordination.
Lien de subordination : de quoi parle-t-on ?
Pour définir le lien de subordination, rien de plus simple que de reprendre la définition qu’en donne le Code du travail : « Quel que soit le type de contrat de travail, il s’agit du lien par lequel l’employeur exerce son pouvoir de direction sur l’employé : pouvoir de donner des ordres, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner la mauvaise exécution… »
Dès lors, si vous avez des contrats de travail dans votre entreprise, même si vous avez choisi de changer la forme et la nature du pouvoir de votre organisation, le lien de subordination continue d’exister au travers de cette interface avec les systèmes légaux qui subsistent (statuts juridiques et contrats de travail). Si les questions des statuts juridiques ont pu être traitées par l’holacratie, il en va donc autrement avec le contrat de travail.
Droit du travail et structure holarchique
Quelle que soit la définition d’un rôle, le légal tient toujours. Or, la notion de lien de subordination ainsi induite va à l’encontre de la responsabilisation de chacun. Comment être responsable d’un rôle sachant que l’on a un responsable hiérarchique ? Comment peut-on intégrer ces deux polarités et les faire coexister ? Comment reconnaître le lien de subordination en le rendant explicite tout en permettant la création de contextes d’empuissancement de chacun ?
Disons-le, la première chose à éviter, qui est pourtant un grand classique dans la plupart des entreprises qui ont adopté l’holacratie, c’est d’enterrer le sujet… Expliciter ce lien de subordination est donc une nécessité impérieuse pour qui souhaite traiter la question. Il s’agit, en somme, de rendre explicite la hiérarchie pour la transcender, pour que pouvoir hiérarchique et pouvoir constitutionnel puissent être distingués et, surtout, coexister. En soi, les choses sont simples. Il convient de rendre le lien de subordination explicite et de le circonscrire. Ainsi, il y a un contrat de travail entre un employeur et un employé. Cela implique la création d’un rôle employeur pour gérer le contrat de travail dans la durée. C’est celui qu’on appelle le hiérarque ou responsable hiérarchique. D’où l’idée de le nommer, de le différencier et de l’éloigner le plus possible des cercles opérationnels. La création de rôles, ajoutée aux mécanismes de protection de la constitution de l’holacratie – les attendus implicites n’ont aucun poids – est une amélioration significative.
En somme, l’holacratie change la donne tout en étant compatible avec le salariat c’est-à-dire le contrat de travail. Un progrès rendu possible par la distinction structurelle entre ce qui relève de l’opérationnel et du business et ce qui relève du contrat de travail et donc des RH de l’autre. Le lien de subordination se voit donc ainsi explicité et circonscrit. De telle sorte que le cercle RH porte sur la gestion des employés pour tous les sujets y afférant : recrutement, évaluation, notes de frais, etc. De ce fait, le cercle RH est distinct de tous les autres. La hiérarchie ainsi rendue explicite peut être transcendée. Pouvoir constitutionnel et hiérarchique peuvent désormais coexister.
La solution idéale
Bien sûr, pour vraiment aller au bout de votre logique de disruption de l’organisation, la solution idéale serait de remplacer le contrat de travail par autre chose. Pour autant, peut-on vraiment l’envisager à court terme ?
Le contrat de travail est en soi comme une application. Une application créée et pensée pour faire fonctionner « l’operating system » conçu par Fayol et Taylor au début du 20ème siècle. Un contrat de travail conçu pour garantir l’obéissance des employés au management. Une application nécessaire pour espérer faire fonctionner le management hiérarchique. Un système conçu comme un « operating system » et qui, s’il est remplacé par une nouvelle technologie, implique l’apparition de nouvelles applications jusque-là inédites voire inimaginables. C’est ce qui se passe justement avec l’holacratie qui, de fait, arrive avec ses propres applications. Pour illustrer cela, on peut dire que l’holacratie est au système hiérarchique ce que le smartphone est au téléphone filaire. Bien sûr, pour beaucoup, il reste difficile aujourd’hui d’imaginer changer « d’operating system », d’abandonner le contrat de travail mais avec l’émergence d’un nouveau modèle ? C’est en tous cas notre conviction. L’holacratie peut être vue comme cette nouvelle technologie managériale qui apporte cet « upgrade » de la fonction pouvoir au sein de l’organisation. Le « pouvoir sur » devient de fait obsolète.
De même, avec l’holacratie sont apparues de nouvelles applications : le fait d’annoncer la couleur plutôt que de demander la permission ; le processus de prise de décision ; la définition du rôle ; les principes sources, pour ne citer que ceux-là. De fait, le lien de subordination a bel et bien disparu, tout comme le contrat de travail. C’est en cela que l’application contrat de travail avec le lien de subordination ne figure pas dans la constitution de l’holacratie mais doit être impérativement traitée. Du moins, tant que les alternatives n’ont pas été mises en place : remplacer le contrat de travail par un engagement formel sur la base de la constitution par exemple, du moins pour les associés (signataires de la constitution), le contrat de travail pouvant perdurer un temps pour les autres.
Gommer la hiérarchie
Mais, pour toutes ces entreprises qui n’en sont pas encore à se défaire du contrat de travail, comment peut-on malgré tout faire mieux que jusqu’ici ?
Une fois que l’on a créé le cercle RH avec le responsable hiérarchique, on se retrouve avec un rôle qui est également le mandataire social. Sa redevabilité est de gérer le contrat de travail sous tous ses aspects : congés, augmentations, notes de frais, etc. Un rôle énorme s’il en est, du moins si on le laisse tel quel. L’idée est donc ici de faire porter un maximum de fonctions hiérarchiques par des processus plutôt que par un rôle. Prenons l’exemple des notes de frais. Plutôt que de demander à quelqu’un de les contrôler, demandons à chacun de les saisir dans un logiciel transparent pour tous. Idem pour les congés payés ou d’autres. Inutile de mobiliser des personnes pour cela.
De même, parfois, il est nécessaire de réduire la « peur du chef ». Prenons l’exemple du rôle sanction qui est attribué au mandataire social. Comme dans cette entreprise où deux collaborateurs sont élus et affectés, aux côtés du mandataire, à ce même rôle. Le tout complété par un processus et des règles explicites, connues de tous dans l’organisation. En somme, le pouvoir du chef est remplacé par un processus explicite. Comme dans cette autre entreprise pour gérer les enveloppes d’augmentation des salaires. Le processus remplace le fait du prince.
Les vaisseaux brûlés
L’idée derrière cette métaphore des vaisseaux brûlés est qu’il faut faire oublier à tous les réflexes hiérarchiques. Comme ce chef de guerre de la Grèce Antique qui décide de brûler ses vaisseaux pour que ses troupes réalisent qu’il n’y a pas de retour en arrière possible, que seule la réussite de l’expédition ou de la bataille est une issue pour eux. Dans l’entreprise, l’intention est donc de faire en sorte que tous mettent leur énergie au service de la réussite du changement.
Et cela passe notamment par des choses simples. Comme dans cette entreprise de la distribution où plus aucune place de parking n’est réservée à la direction ou au management. Où cette autre où les salaires sont totalement transparents. Un ensemble de choses qui viennent gommer le fossé hiérarchique qui s’était de fait créé.
Le pouvoir hiérarchique, le « pouvoir sur » tient légalement à deux endroits : dans les statuts juridiques de l’entreprise (au travers des mandataires sociaux) et dans le contrat de travail. Dans ce contexte, le « moteur holacratie » au travers du cercle d’ancrage vient transformer la forme et l’exercice du pouvoir pour tout ce qui relève de l’opérationnel. Reste à gérer le « pouvoir sur », le lien de subordination inhérent au contrat de travail. Pour avancer, il convient donc de le rendre explicite, de le circonscrire dans un cercle strictement dédié aux relations avec les employés ; de déplacer les pouvoirs hiérarchiques aux mains des hommes vers des processus explicites ; et, enfin, aider les hommes à oublier, à quitter le modèle hiérarchique en brûlant des vaisseaux. En attendant, in fine, une nouvelle contractualisation dans la relation de travail, du moins pour tous les associés constitutionnels.
Nous venons d’apprendre la disparition de Bernard-Marie Chiquet et lui rendons hommage avec cette dernière publication. Retrouvez ici l’ensemble de ses articles pour Forbes.fr.
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