Rechercher

Le bâtiment « serviciel » : tentative de clarification d’une notion aux contours flous

Le bâtiment serviciel : tentative de clarification d'une notion

L’immeuble « serviciel » semble représenter le futur du travail et de ses espaces. Petite esquisse de clarification d’une notion aux contours encore bien flous.

 

Qu’est-ce qu’un « service » ?

 

Commençons par le mot « service ». L’une des meilleures définitions est probablement la suivante : « Une aide désirée par celui qui la reçoit ». Je l’emprunte au grand sociologue nord-américain Erving GOFFMAN, et elle date des années 1960. Une aide, ce n’est donc pas un gadget, c’est quelque chose qui relève d’une expérience, d’un vécu, et qui répond à de vrais besoins.

Or ces besoins, sommes-nous en capacité de bien les identifier ? La réponse est non. Car il y a loin d’une enquête déclarative du type « si vous disposiez d’une salle de sports, la fréquenteriez-vous, et si oui, à quelle fréquence ? », à l’usage réel de ladite salle. Chez LDLC, à Lyon, la direction générale a finalement adopté une tarification unique et attractive à l’année afin de « motiver » les salariés inscrits à consommer réellement le service rendu par la salle équipée et le coach sportif qui l’anime. L’espace et le service associé ne crée pas nécessairement l’usage. Première leçon.

Le succès très relatif des offres de conciergerie en témoigne : après l’euphorie, peu d’espaces en France ont réellement trouvé un modèle économique viable de nature à assurer la pérennité de ces dispositifs et de leurs opérateurs. Le degré de connexion des espaces serviciels à une zone de chalandise élargie est alors un élément qui compte : être accessible au quartier ou à l’ensemble du campus, à des visiteurs donc, et non seulement aux résidents permanents de l’immeuble ou du site. Cette porosité est en passe de devenir l’un des standards des immeubles de « bureaux ».

La qualification des besoins est donc un prérequis qui n’est pas si évident. J’ajoute que l’offre est rarement disruptive, car pour l’être elle doit pouvoir s’appuyer sur une autre vision de l’espace et de l’espace-temps : un espace qui peut être partagé, par exemple. Ainsi, lorsque Michelin propose, sur le site des Carmes à Clermont-Ferrand, un accueil des collégiens après les cours afin qu’ils puissent attendre en toute sécurité leurs parents salariés, tout en faisant leurs devoirs, on s’inscrit dans une dynamique multi-usage : l’espace en question est une salle de réunion dont l’usage change après 16h30. Les mètres carrés étant coûteux, il s’agira de plus en plus de densifier les usages et les services, à travers un prisme non plus uniquement spatial, mais aussi temporel. Seconde leçon.

Pour finir, innover dans l’offre proposée implique de sortir également d’une orientation « talents », c’est-à-dire « jeunes actifs sans enfant », en vue d’élargir la focale pour répondre à des besoins réels qui concernent d’autres segments d’actifs. Une réelle vision marketing doit donc pouvoir être mise en œuvre, une vision qui assume, aussi, une réflexion sur la porosité qui existe inévitablement entre nos vies professionnelles et nos vies personnelles. Porosité, là encore. Troisième leçon.

 

Qu’est-ce qu’une « offre de services » ?

 

Au fond, si l’on parle d’un bâtiment « serviciel », c’est que l’on sous-entend l’existence d’une offre de services. Cette notion recouvre d’abord l’offre de services proposée sur un site donné, et qui pourrait être décorrélée du bâti à proprement parler. On touche à ces offres qui vont de la conciergerie (il existe aujourd’hui des conciergeries de quartier) à la salle de sports, en passant par l’offre de restauration et les bornes de recharge pour véhicules électriques (qui sont également des services proposés en ville, sur la chaussée comme dans des parcs de stationnement). On peut qualifier ce premier registre de « services opérés ». Ils sont la résultante du travail de professionnels généralement extérieurs à l’organisation – ou aux organisations – qui les consomment.

Deuxième registre, le bâti lui-même. Il est porteur en effet d’une logique servicielle : les services consubstantiels au bâti lui-même (sa localisation, son architecture, ses technologies et ses aménagements). Ce second registre, nous le qualifierons de « support physique ».

D’abord, il y a sa localisation, son quartier. Le degré d’accessibilité du site (par tous les moyens de transport) et les aménités qui se trouvent à proximité (pouvoir se rendre chez un médecin ou un coiffeur, aller faire une course…) participent d’une première typologie. On peut parler ici de valeur d’usage au sens strict, c’est-à-dire des services qu’il rend aux occupants en raison, tout simplement, de sa localisation dans une aire géographique donnée. De fait, plus un immeuble est accessible (autrement que par la seule voiture particulière), et plus il est situé à proximité de services du quotidien, plus sa valeur d’usage est élevée. Cela, nous savons le mesurer depuis plusieurs années grâce à l’outil Thésaurus, développé conjointement par plusieurs acteurs de l’immobilier d’entreprise rassemblés alors au sein du hub « vibéo » animé par l’IFPEB.

Mais la localisation rend bien d’autres services. Un immeuble situé à proximité d’un fleuve ou d’une rivière, offrant des vues dégagées sur un parc ou même un square, tout cela participe de cette typologie de services rendus par le bâti du point de vue de son implantation. Sur le site des Carmes, siège social de Michelin, la mise à nue de la Tiretaine, qui a retrouvé l’air libre sur la partie qui traverse le site (elle avait été jadis enterrée), a permis de créer un vaste parc intérieur dont les occupants jouissent aux beaux jours. Des poissons, des canards et d’autres espèces repeuplent le site.

Toutes les formes de contact avec la Nature participe de ce que l’on nomme la biophilie, qui est créatrice de bénéfices pour les occupants. Elle apporte une oxygénation, une bulle, une forme d’apaisement… dont on sait mesurer aujourd’hui l’impact sur la productivité et le bien-être des équipes. Jack L. NASAR, Professeur émérite à l’Université d’Etat de l’Ohio, parlait dans les années 90 de la « naturalité » pour désigner l’un des vecteurs qui font que l’on se sent bien dans un environnement urbain. Si la biophilie peut être très dépendante de la localisation, l’architecture et les aménagements peuvent palier certaines faiblesses d’une implantation moins avantageuse : dans le quartier de Vaise, à Lyon, le siège régional de Nexity jouit de plusieurs terrasses qui ouvrent sur un horizon (le ciel, la ville et la Saône) ; la végétalisation du site contribue également à sa naturalité.

Les technologies embarquées par le bâti sont elles aussi porteuses d’une logique servicielle. Ainsi, la composante énergétique (immeuble passif ou à énergie positive), comme le traitement des eaux de pluie et les régulations thermiques (absence de climatisation), participent de ce niveau via les services concrets qu’ils rendent aux résidents (si tant qu’ils n’aient ni trop chaud, ni trop froid !) tout autant qu’à la planète. On est ici dans une dimension du care, du prendre soin. Elle peut de surcroît constituer un bénéfice intangible pour les collaborateurs qui sont sensibles aux enjeux environnementaux – je suis fier de travailler sur un site qui « respecte la nature. »

L’équipement technologique non directement corrélé au bâti apporte d’autres formes de services aux occupants. Ainsi, une connectivité non filaire, de haute qualité, aisément accessible (y compris aux visiteurs), participe de ce niveau de services. La capacité du bâtiment à proposer des courants forts non filaires (comme le rend possible la start-up Osol via ses bornes mobiles), et, partant, une réelle mobilité (clé de voûte des espaces dits dynamiques), relève également de cette catégorie.

La scénographie des lieux, et notamment le recours au nudge comme à une signalétique bien pensée, entrent aussi en jeu dès lors qu’ils aident à l’orientation : faciliter la venue d’un visiteur, l’aider à « trouver son chemin », ce besoin si essentiel dont l’architecte et urbaniste Kevin LYNCH soulignait l’importance dans les années 60. Le nudge, quant à lui, favorise un meilleur usage des ressources : inciter à emprunter les escaliers plutôt que les ascenseurs, éteindre la lumière en quittant une pièce, etc. Globalement, ces différents leviers peuvent faciliter des pratiques directement liées aux bienfaits attendus des espaces dynamiques : quitter sa chaise pour aller faire quelques pas sur une terrasse à l’occasion d’un appel téléphonique ou d’une pause (les deux pouvant se confondre), changer d’espace en fonction de mes besoins au fil de la journée, etc.

Enfin, les fonctionnalités, que l’on peut appréhender au travers des différents usages que la conception des espaces rend possibles, participent de ce registre de services : pouvoir accéder à une conférence en présentiel ou en mode hybride, pouvoir disposer de lieux de socialisation variés pour répondre à ce besoin essentiel de connexion à l’Autre, c’est autant une question d’animation des lieux que de spatialisation.

Ce sont là autant de services de base et de services de base dérivés que le bâti rend, ou peut rendre à des degrés divers, aux occupants comme aux visiteurs. Mais l’on en reste ici à ce que l’on nomme le « support physique », c’est-à-dire l’offre de services rendue possible par des éléments matériels, tangibles : le bâti, à travers sa localisation dans l’espace urbain, ses technologies embarquées, sa conception et ses aménagements.

 

Vers un bâti plus « hospitalier »

 

Un troisième registre peut donc être appréhendé, celui de l’hospitalité : comment je suis accueilli, orienté, accompagné… dans un immeuble donné. Cette dimension relationnelle, humaine, est complémentaire des précédentes. Elle prend racine dans les comportements des professionnels tout à la fois dédiés à cette mission d’accueil (au sens large), via les comportements des personnes qui délivrent les services proposés (conciergerie, salle de sports, restauration, etc.), mais aussi au travers des comportements « de tout un chacun » : ce sentiment agréable que l’on éprouve lorsque l’on est salué, en tant que visiteur (et l’on peut être alors un candidat, un prestataire, un prospect ou un client, voire un CAC ou un inspecteur du travail !), par celles et ceux que l’on croise depuis le premier contact jusqu’à notre sortie du site. Tous ces Touch Points renvoient à la notion de « personnel en contact ».

L’hospitalité, on peut également l’appréhender au travers de toutes les formes de socialisation que la conception (et l’animation) du bâti rendent possibles. Les opportunités de rencontre, mais aussi les impromptus, doivent être démultipliées sur site comparativement au domicile. Je m’appuie ici sur la définition de l’hospitalité proposée par Marie-Dominique MINASSIAN, chercheuse à l’Université de Fribourg (Suisse) et théologienne : « L’hospitalité est une manière concrète de ne pas se priver de ce défi et de ce don qu’est la rencontre avec l’humanité ». Elle ajoute : « L’hospitalité naît de la rencontre et inversement » (2023, page 12). Même si cela peut sembler évident, il est essentiel de rappeler ici que « concrètement, l’hospitalité demande de l’espace » (Ibidem, page 13). Mais un espace n’est rien s’il n’est pas enrichi par une réelle culture de l’hospitalité.

 

L’immeuble serviciel facile la « participation » de ses occupants

 

Enfin, l’immeuble serviciel l’est ou ne l’est pas en fonction de la facilité avec laquelle l’occupant ou le visiteur accède à l’ensemble des offres. On touche ici au quatrième et dernier registre.

Si, pour me connecter aux wifi ou à un écran, en tant que visiteur, je dois fournir des efforts et surmonter des difficultés, ma « participation » (ou coproduction) n’est pas optimale. Un immeuble serviciel doit donc favoriser, dans la mesure du possible, toutes les formes de coproduction possibles : la réservation d’une salle doit être aisée, pour prendre un autre exemple. Ou le fait de pouvoir stationner ma trottinette ou mon vélo électrique tout en les rechargeant. L’expérience collaborateur ou visiteur dépend donc aussi de leur coproduction des services auxquels ils souhaitent accéder.

On peut parler aussi bien ici de « pouvoir d’agir » : si un bâtiment tertiaire répondant aux standards actuels doit pouvoir offrir un confort thermique optimal (soit 22 à 23°), la capacité d’agir qu’il confère – ou non – aux personnes relativement à la régulation thermique est un autre sujet. Cette dimension de contrôle sur mon environnement immédiat participe de la coproduction. Le simple geste qui consiste à pouvoir ouvrir une fenêtre pour aérer un espace est ainsi une composante de cette coproduction (ou participation).

Ce sentiment de contrôle, et, partant, ce degré de participation, se retrouve dans la capacité de l’occupant à réguler la luminosité : « un environnement de travail subi obligera l’occupant à fournir des efforts pour trouver des conditions plus satisfaisantes » (N. COCHARD, « Stratégie immobilière & performance au travail. Penser l’espace de travail de demain », Editions Le Moniteur et ADI, Antony, 2024, p. 135). Globalement, donc, moins j’ai de pouvoir sur mon espace physique, moins l’immeuble relève d’une logique servicielle. Et inversement.

Pour finir sur ce dernier registre, celui de la coproduction, il est important d’y rattacher encore trois dimensions importantes. La première, et tout ce qui est décrit ici forme un système, c’est que l’un des services de base rendus par un site est son… accessibilité. Si, pour m’y rendre, je fois « galérer », avec un sentiment de perte de temps, de stress (pouvoir aller chercher les enfants à l’heure), etc., alors l’immeuble ne me rend pas service. La coproduction doit donc aussi s’entendre au travers de l’effort vécu dans les déplacements pendulaires.

La seconde, qui est tout aussi cruciale, concerne le degré de co-construction par les futurs résidents de leurs espaces de travail : c’est clairement une forme de coproduction, et, partant, l’immeuble serviciel le sera déjà – ou non – au regard de la liberté qui sera donnée aux collaborateurs d’être réellement acteurs de la conception de leurs futurs environnements.

La dernière, c’est la logique du nudge dont il a été question plus haut : faciliter l’usage d’un bâtiment tertiaire, c’est rendre la participation, des occupants comme des visiteurs, plus confortable, plus évidente, plus valorisante aussi. C’est encourager, par exemple, une participation active qui favorise leur santé – emprunter les escaliers plutôt que les ascenseurs. Le nudge relève pleinement du concept de participation : il est un levier pour la susciter, la faire évoluer, la renforcer…

 

Le mot de la fin : ne pas perdre de vue l’expérience de travail

 

Penser et designer simultanément, au regard d’une juste appréciation des besoins d’un public le plus large possible, « l’offre de services » (opérés), le « support physique », le « personnel en contact » et la « participation », aident ainsi à designer l’offre globale de services d’un immeuble ou d’un site donné. Cette esquisse d’une caractérisation de l’immeuble serviciel s’appuie sur une discipline académique : le marketing des services.

Conceptualisée dans les années 70 aux Etats-Unis, importée et enrichie en France dans les années 80 par deux professeurs de l’IAE d’Aix-en-Provence (Pierre EIGLIER et Eric LANGEARD), cette approche n’est pas sans intérêt pour les professionnels de l’immobilier. Elle a une indéniable valeur ajoutée si l’on veut modéliser avec rigueur et clarté ce que peut recouvrir la notion d’immeuble serviciel. Si elle n’épuise pas le sujet, elle y contribue utilement.

Les multiples exemples cités ici sont alors autant de bénéfices pour les occupants. Un service, c’est d’abord et avant tout un bénéfice concret et apprécié (on en mesure le niveau de satisfaction), recherché par tout ou partie des publics qui fréquentent un immeuble. Alors n’oublions pas que, par-dessus tout, un environnement professionnel doit d’abord servir l’efficience individuelle et collective, qu’il constitue, de toutes les manières possibles, une ressource nécessaire et valorisée (idéalement préférée au télétravail) par les employés. C’est LE service de base par excellence.

Envisager l’immeuble serviciel à l’aune des services « plus » uniquement (une salle de sports par exemple), c’est passer à côté de l’essentiel : un espace de travail, c’est un lieu ergonomique, qui offre un confort visuel, d’assise et acoustique sans comparaison avec ce que le domicile peut offrir ; un espace de travail, c’est un lieu dans lequel je dois pouvoir accéder à des services qui facilitent ma « production » : dans le cas d’un service juridique par exemple, l’accès à une bibliothèque, à des banques de données et à un service d’impression à la demande (pouvoir consulter un ouvrage numérique et éditer le chapitre qui m’intéresse), tout cela participe de cette offre de services directement liée à ce que je dois délivrer. Si je ne peux pas « bien faire » mon travail sur site, et si je ne peux pas le faire dans de meilleures conditions qu’à la maison, au regard des ressources « productives » auxquelles il me donne accès, l’immeuble serviciel est un leurre.

Enfin, le second service de base que l’on rend à un collaborateur, c’est celui qui consiste à retrouver un collectif de travail qui fait sens et qui nourrit donc son envie d’être « au bureau » – pour l’efficience, pour le plaisir, pour l’impromptu, pour la reconnaissance par les pairs… Tant mieux s’il y retrouve des services utiles ou moins utiles, mais cela restera secondaire. Ce que je dois délivrer, comment, avec et pour QUI je dois le délivrer, cette forme de travailler et vivre ensemble, surpasse la doxa contemporaine du serviciel.

 


À lire également : 4 stratégies pour libérer votre créativité et stimuler l’innovation

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Newsletter quotidienne Forbes

Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC