Anne-Sophie Delage est Head of Talent au sein du fonds d’investissement Breega, un acteur majeur du capital-risque. Elle accompagne chaque jour les start-up de Breega dans leurs stratégies de recrutement. Yann-Maël Larher est docteur en droit, avocat et conférencier QVT. Ensemble, ils s’intéressent aux enjeux de recrutement au sein des start-up.
Une étude publiée en 2021 par France Stratégies indiquait que 64 % des start-up déclarent rencontrer des difficultés à recruter, contre 53 % pour les autres entreprises. Ces données sont corroborées régulièrement par de nouvelles enquêtes. Comment expliquez-vous ces difficultés systémiques de recrutement pour les start-up ?
Anne-Sophie Delage : J’identifie tout particulièrement quatre enjeux. Le premier est celui de la temporalité. Les start-up vivent des rythmes saccadés et intenses, exigeant parfois de recruter beaucoup sur des phases très rapides. Le second est celui des profils : la croissance très rapide des start-up les oblige à se positionner souvent sur des profils plus seniors, ce qui les coupe d’une partie de l’emploi. Le troisième point est évidemment l’inflation du nombre de start-up qui entraîne une compétition accrue entre elles sur des postes similaires et un déséquilibre entre l’offre et la demande. Enfin — cet aspect est sûrement l’un des principaux —, l’absence de culture RH dans beaucoup de start-up, qui ne disposent pas de processus clairs et agissent un peu à vue, recrutant sur des processus trop rapides — ce qui peut être déceptif — ou trop longs — ce qui peut faire perdre des candidats en route —.
Yann-Maël Larher : J’ajouterais également la notion de technicité et de spécialisation des profils, notamment dans les domaines de la technologie, du développement produit ou du marketing numérique, qui sont rares sur le marché du travail. Mais également le problème du rapport personnel au risque : la start-up est surexposée à la volatilité du marché et à l’incertitude quant à une capacité de succès à moyen et long-terme. Cela nécessite une disposition psychologique particulière du candidat dans son rapport à l’incertitude et à l’inconfort, qui peut trancher avec le besoin d’un environnement plus structuré, stable et qui n’apporte que peu de surprises — mauvaises ou bonnes —.
Sur certains segments d’emplois très concurrentiels, comme le numérique où 10 % des emplois sont non pourvus selon une récente étude de l’Institut Montaigne, comment les start-up peuvent-elles se différencier et être attractives, notamment par rapport aux grands groupes ?
Yann-Maël Larher : La capacité de stimulation intellectuelle et professionnelle ! Les start-up peuvent être considérées comme des boosters de carrière pour les jeunes en raison des opportunités qu’elles offrent. La taille réduite des équipes permet à des employés avec peu d’expériences d’être amenés à assumer des responsabilités plus importantes et à travailler sur plusieurs aspects d’un projet. Cela offre une opportunité d’acquérir rapidement de nouvelles compétences et de développer une expertise variée. Ensuite, en raison de l’évolution rapide de ces entreprises, il est possible de gravir les échelons plus rapidement que dans des structures plus grandes et hiérarchisées. Enfin, travailler pour une start-up permet souvent aux employés d’avoir un impact direct sur le projet d’entreprise et de contribuer de manière significative à sa réussite. Cette implication peut être attrayante pour les candidats qui souhaitent avoir un ROI immédiat.
Anne-Sophie Delage : Dans le domaine des méthodes de travail, nous constatons aussi une facilité d’adaptation des start-up aux nouvelles exigences du marché de l’emploi, notamment dans le domaine du télétravail, de la digitalisation ou encore dans la tolérance assumée envers certains nouveaux modes de travail, comme les nomad workers. Plus généralement, les nouvelles méthodes de travail sont assez aisées à implémenter dans les start-up, là où les traditions d’inertie des grands groupes rendent l’accès rapide à des périmètres à forte responsabilité, la liberté d’action et le choix du mode de travail souvent plus délicats.
La QVCT est souvent une problématique sensible dans les start-up, avec un regard parfois assez critique sur les conditions de travail dans ce type de structures. Qu’en est-il réellement ?
Anne-Sophie Delage : Nous avons constaté de grosses déviances. Dans le même temps, la parole s’est largement libérée, permettant de mettre un terme au sentiment d’impunité qui pouvait exister et ce, dans un panel de domaines, allant du harcèlement jusqu’aux horaires outrancières. Preuve d’un changement de matrice et d’une montée en gamme de la QVT au sein des start-up : ces enjeux deviennent désormais marginaux dans les Compensation and Benefits les plus plébiscités dans les start-up, selon les conclusions d’une récente étude EPSOR, contrairement à l’aide à la mobilité, aux primes, à l’épargne salariale, aux congés payés ou encore au télétravail. Il est cependant certain que travailler dans une start-up peut être dur et intense avec des objectifs ambitieux et un rythme de croissance soutenu, d’où les profils seniors qui sont particulièrement demandés. Une double réflexion est nécessaire : les start-up doivent clairement préciser leur rapport au travail et l’engagement attendu dès les premiers entretiens. Les candidats doivent quant à eux fournir un effort d’introspection pour se demander s’ils se sentent vraiment adaptés au travail au sein des start-up et à ses contraintes évidentes.
Yann-Maël Larher : Au-delà du name and shame des mauvais élèves, je constate aussi en tant qu’avocat en droit du travail et du numérique une poussée qualitative de la QVT au sein des start-up liée à la publication de classements sectoriels. Je pense par exemple à celui réalisé en 2022 par Statista qui s’est intéressé à un bassin de 4 000 start-up pour en récompenser 400 à travers un ensemble de données objectives librement accessibles online (réputation sur les réseaux sociaux, social listening, avis des salariés sur les plateformes d’évaluation…). Dans un contexte de tensions sur certains postes de recrutement, ces classements sont des avantages comparatifs précieux pour permettre aux start-up de se positionner auprès des talents. Ne pas avoir de red flags n’est pas s’y compliqué ; pouvoir dérouler les green flags l’est plus. Aujourd’hui, force est de constater que la start-up représente toujours un cadre de travail attrayant, avec 2/3 des moins de 35 ans qui plébiscitent l’environnement start-up pour travailler, selon un récent sondage IPSOS.
Les doctorants et docteurs semblent assez peu intégrés dans les start-up et connaissent un taux de chômage avoisinant les 10 % en France, soit trois fois plus qu’en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Cette décorrélation entre le monde de la recherche et l’écosystème des entreprises innovantes peut sembler une spécificité délétère très française. Comment expliquez-vous cette particularité ?
Yann-Maël Larher : Il y a une certaine méconnaissance mutuelle entre les docteurs et les start-up. D’un côté, les programmes de formation et de sensibilisation à l’entrepreneuriat sont souvent limités dans le cursus universitaire, ce qui freine aussi l’intérêt des doctorants et docteurs pour ce domaine. De l’autre, les entrepreneurs n’ont pas toujours pleinement conscience des qualités (soft-skills, et même mad-skills) développées par les chercheurs au cours de leurs travaux. Il est important de souligner que ces facteurs ne sont pas immuables et que des initiatives sont prises pour favoriser l’intégration des doctorants et docteurs dans l’écosystème des start-up en France. La BPI a par exemple lancé un concours national d’aide aux jeunes Docteurs souhaitant créer une start-up deeptech. Des programmes de sensibilisation à l’entrepreneuriat sont également mis en place dans certaines universités. La Maison du Doctorat de l’Université Paris-Saclay propose le parcours de carrière « Tous expert ! » qui a pour objectif de former les docteurs qui souhaitent découvrir la pratique du conseil et de l’expertise. Enfin, des efforts sont faits pour encourager les collaborations entre le monde académique et le monde de l’entreprise grâce aux thèses CIFRE ou encore du CIR jeune Docteur. Cependant, il est nécessaire de poursuivre ces efforts pour renforcer les liens entre la recherche et l’entrepreneuriat en France.
Anne-Sophie Delage : Dans notre portefeuille, quelques start-up ont recruté des doctorants. Particulièrement sur des segments très particuliers et à haut niveau de RetD. Je pense à Alice & Bob, spécialisé dans le quantique. Mais il n’y a en effet rien de structurant. Pour compléter, j’explique cette réalité par la perception qu’ont les start-up du monde de la recherche : un univers très théorique, peu professionnalisant et qui s’inscrit dans le temps-long, là où les jeunes pousses recherchent avant tout l’immédiateté.
Une étude France Stratégies – Direction générale des entreprises affirme que « le recrutement de collaborateurs en France » est l’une des principales problématiques pour lesquelles les start-up notent un besoin d’accompagnement. Chez Breega, où vous revendiquez un accompagnement 360 ° de vos participations, comment se matérialise concrètement votre soutien à la stratégie RH des start-up ?
Anne-Sophie Delage : Notre accompagnement se déroule autour des cinq piliers qui représentent les fondamentaux des RH : la culture d’entreprise, l’attraction, l’onboarding, le développement et le retain/offboard. Plus concrètement, nous avons trois experts RH qui guident, orientent et accompagnent les start-up et réalisent des chasses spécifiques en fonction des besoins identifiés.
Notre dispositif est aujourd’hui bien rodé : d’abord un scan de la start-up pour identifier les grands projets prioritaires RH ; ensuite la mise disposition d’un ressource center qui comprend de nombreux outils opérationnels aisément implémentables dans les organisations (grille d’entretien annuel, template de proposition d’embauche, trame d’onboarding ou d’exit interview…) ; puis de nombreuses masterclass ou ateliers ad hoc tout au long de la vie de la start-up sur des thèmes jugés prioritaires (comment refondre une organisation ? ; Comment mettre en œuvre un plan d’action individuel ?…). Enfin, un soutien dans l’identification des candidats à tous les niveaux de développement de l’entreprise, notamment sur certains postes spécifiques et très stratégiques (COO, CPO…).
Les enjeux d’inclusivité des femmes — seules 7 % des femmes se destinent à une carrière dans le numérique — et des minorités dans les métiers de la tech » demeurent une problématique majeure pour la filière. Constatez-vous des progrès dans ce domaine ?
Anne-Sophie Delage : Segmenter et sectorialiser les enjeux d’inclusivité relève de l’erreur d’interprétation. Regardons globalement la réalité : les femmes ne possèdent que 1 % de la propriété dans le monde et représentent seulement 8 % des chefs d’État. Si l’on s’en tient à la tech, seuls 11 % des montants levés entre 2019 et 2021 l’ont été par des femmes, selon les données de l’association Sista. En bref, les questions d’inégalités femmes/hommes demeurent systémiques.
De mon point de vue, des progrès sont en effet constatés chaque jour. Mais nous restons loin de la parité. Ils s’expliquent par un changement de prisme qui gagne chaque jour du terrain. Des femmes entrepreneuses se sont imposées comme des roles models ; de plus en plus de jeunes filles sont élevées dans une logique d’indépendance financière ; des auteurs comme Titou Lecoq ou Ivan Jablonka ont contribué à faire tomber des barrières mentales. Et surtout, des dirigeants d’entreprise, notamment masculins, ont compris que la mixité des équipes demeurait un vecteur de performance opérationnelle, d’émulation et d’innovation. De notre côté, en bout de chaîne, nous travaillons évidemment sur ces enjeux. Nous organisons des masterclass et des formations pour nos participations ; nous créons des long lists de candidats, qui comprennent de plus en plus de femmes, afin d’assurer des shorts lists plus paritaires…
Yann-Maël Larher : Si l’on regarde les études d’opinion menées auprès des femmes en particulier, on peut constater qu’elles identifient des barrières à une carrière dans un univers tech et start-up : les préjugés sexistes, le syndrome de l’imposteur ou encore la difficulté de concilier vie familiale et carrière dans un environnement exigeant. Le temps, l’évolution des mentalités, les engagements des entreprises en faveur de la parité, voire le déploiement d’un arsenal législatif les feront peu à peu tomber. Mais, il faut aussi se placer du point de vue recrutement. Les femmes ne représentent aujourd’hui que moins d’un étudiant sur cinq dans les formations STEM. À terme, cela pose un problème systémique de recrutement pour les start-up qui, logiquement, voient affluer plus d’hommes sur les postes tech. L’un des travaux à engager est un renforcement de la visibilité des filières tech’ auprès des collégiennes et lycéennes pour combler ce gap. D’un point de vue global, c’est d’ailleurs un outil intéressant pour répondre à la pénurie de main-d’œuvre sur ces marchés.
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