De nombreux dirigeants ignorent la positivité toxique qu’ils cultivent inconsciemment. Ce phénomène ne constitue pas seulement un obstacle culturel, mais aussi un handicap stratégique, car il empêche une communication honnête, freine l’identification des problèmes émergents et limite le potentiel des équipes.
Au fil de mon expérience auprès de cadres de divers secteurs, j’ai constaté que les organisations les plus performantes ne sont pas celles qui évitent les problèmes, mais celles qui les détectent et les résolvent avant qu’ils ne deviennent des crises.
Le véritable danger de la positivité toxique ne réside pas seulement dans les mauvaises décisions qu’elle engendre, mais dans l’érosion progressive du système immunitaire de l’entreprise. Lorsque soulever un problème est perçu comme du pessimisme ou un manque d’esprit d’équipe, les employés se taisent. Les informations critiques cessent de remonter, les dirigeants sont de plus en plus isolés de la réalité et le fossé entre la perception et la réalité se creuse.
Les multiples visages du silence organisationnel
La positivité toxique va bien au-delà d’un excès de joie. Elle se traduit par une culture organisationnelle qui privilégie l’apparence de la positivité au détriment de la prise en compte des réalités difficiles. En supprimant les émotions et préoccupations négatives, qu’elles soient fondées ou non, elle crée un environnement dans lequel les employés se sentent obligés de maintenir une façade joyeuse, même face à des difficultés majeures.
Souvent, cette dynamique prend racine dans les comportements des dirigeants. Lors de mes séances de coaching avec des cadres, j’entends fréquemment des remarques du type « les employés ne font que se plaindre » ou « ils n’ont pas de solutions ». Ce que ces dirigeants ne réalisent pas, c’est que cette approche bloque des discussions cruciales. Lorsque les employés doivent absolument offrir une solution à chaque problème soulevé, sous peine d’être qualifiés de « négatifs », ils choisissent souvent de se taire. Ce silence permet aux problèmes de persister et de s’aggraver, parfois jusqu’à causer des défaillances systémiques.
Les manifestations de cette dynamique varient d’une organisation à l’autre, mais les schémas restent remarquablement similaires.
Dans les institutions culturelles, la positivité toxique se manifeste souvent par une harmonie artificielle. Bien que des musées et organisations similaires projettent une image progressiste, elles reposent souvent sur des structures hiérarchiques traditionnelles et des protocoles stricts de gestion des collections. Dans ces milieux, la collégialité affichée masque des problèmes non résolus. Ces dernières années, les employés de musées ont commencé à se mobiliser et à interpeller publiquement leurs employeurs via des réseaux sociaux comme Instagram et Twitter, révélant une crise culturelle déjà bien installée. La leçon est claire : pour initier un véritable changement, il est crucial de faire place aux vérités inconfortables avant qu’elles ne déstabilisent l’organisation.
Un autre terrain propice à la positivité toxique se trouve dans les processus de retour d’information sur les performances. Nombreuses sont les entreprises qui affichent des systèmes de feedback sophistiqués, donnant l’illusion d’une communication ouverte, mais qui, en réalité, perpétuent le statu quo. Une société peut se vanter d’encourager le feedback, tout en étouffant toute critique constructive. Parfois, les cadres sont invités à « recadrer » les commentaires négatifs avant de les transmettre à la direction, ce qui relègue les préoccupations sincères à des conversations privées et prive les décideurs d’informations cruciales.
Le plus insidieux avec la positivité toxique, c’est qu’elle freine l’innovation tout en prétendant la favoriser. Les organisations mettent souvent en place des initiatives d’innovation ou des campagnes créatives, mais elles punissent en même temps toute remise en question des pratiques établies, nécessaire pour innover réellement. En accompagnant des cadres dans le secteur du divertissement et des médias, j’ai constaté que la véritable créativité passe par la remise en question des hypothèses et l’identification des problèmes à résoudre. C’est un processus itératif qui exige de prendre des risques et d’accepter l’échec. Pourtant, dans un environnement toxique, les employés comprennent vite quel type de « créativité » est valorisé : des améliorations progressives et sûres qui ne perturbent pas les structures de pouvoir existantes.
Passer de la positivité à la responsabilité : un changement essentiel
Transformer une culture de positivité toxique en une culture de transparence saine nécessite des efforts conscients et du courage de la part des dirigeants. Voici les étapes à suivre :
Mettre en place une structure de retour d’information tout en préservant le pouvoir décisionnel
Encourager une communication ouverte ne signifie pas que les dirigeants doivent répondre à toutes les préoccupations soulevées. Les dirigeants efficaces savent différencier l’écoute des retours et l’engagement à agir. Cela est particulièrement crucial pour gérer les attentes des générations plus jeunes, comme la génération Z, dont les attentes vis-à-vis du lieu de travail ne sont pas toujours réalistes ou en phase avec les objectifs de l’entreprise. L’objectif est d’établir des canaux permettant d’exprimer des préoccupations, tout en maintenant des limites claires sur qui prend les décisions finales.
Distinguer l’information de l’émotion
Aidez votre équipe à séparer l’information du ressenti qu’elle suscite. Lorsqu’un problème est soulevé, encouragez-vous et vos collaborateurs à commencer par se demander : « Que pouvons-nous apprendre de cette situation ? » au lieu de réagir uniquement au malaise qu’elle génère. Ce simple ajustement permet de normaliser la critique constructive et de diminuer les réactions défensives. Cela dit, il ne faut pas perdre de vue que chaque problème n’exige pas le même degré d’attention ou de ressources – les dirigeants doivent toujours hiérarchiser selon les priorités stratégiques.
Mettre en place des mécanismes formels avec des règles claires
Établissez des mécanismes formels permettant de remettre en question le consensus et de faire émerger les préoccupations, en définissant clairement l’autorité décisionnelle des dirigeants. Cela peut comprendre la nomination de personnes chargées de contester les idées lors de réunions stratégiques ou la mise en place régulière d’exercices « pré-mortem », au cours desquels les équipes anticipent les échecs potentiels avant qu’ils ne se matérialisent. Certaines entreprises ont aussi introduit des canaux anonymes pour recueillir les préoccupations, bien qu’ils restent des solutions temporaires avant d’atteindre une transparence totale. L’objectif principal est que ces mécanismes renforcent la capacité des dirigeants à prendre des décisions éclairées, et non l’inverse.
Aligner la reconnaissance sur un engagement constructif
Adaptez les systèmes de reconnaissance et de récompense pour encourager les comportements souhaités. Valorisez et récompensez spécifiquement les désaccords constructifs qui ont conduit à des résultats améliorés, en particulier lorsque les employés abordent des préoccupations en tenant compte des réalités et des contraintes de l’entreprise. Partagez ces exemples pour inspirer et renforcer cette culture.
Un modèle de leadership équilibré
Montrez à vos employés qu’ils peuvent exprimer leur désaccord ou commettre une erreur en commençant par vous montrer vulnérable, tout en faisant preuve d’un leadership décisif. Lorsque vous faites une erreur, reconnaissez-la ouvertement. Lorsque vous ne savez pas quelque chose, admettez-le. Mais expliquez également avec confiance votre raisonnement lorsque vous décidez de ne pas donner suite à un retour d’information. Vous démontrez ainsi que, même si la perfection n’est pas attendue, c’est le leadership qui détient le pouvoir de décision ultime. Votre manière de diriger et de réagir aux difficultés influence toute l’organisation.
Distinguer les préoccupations productives des demandes irréalistes
Établissez des normes explicites qui font la distinction entre l’identification productive des problèmes et les demandes irréalistes. Les organisations les plus efficaces créent des cultures dans lesquelles les employés comprennent que, bien qu’ils aient la responsabilité de soulever des questions légitimes, la direction conserve l’autorité de déterminer quelles préoccupations justifient une action et lesquelles n’en justifient pas. Cette approche équilibrée évite à la fois le silence imposé par la positivité toxique et le chaos engendré par la gestion de toutes les plaintes, qu’elles soient fondées ou non.
L’avantage concurrentiel de la vérité
Dans un environnement de plus en plus complexe et compétitif, écouter et répondre à une réalité sans filtre devient un atout stratégique majeur. Les entreprises qui favorisent une communication honnête et créent des espaces sûrs pour l’exprimer seront mieux positionnées pour repérer rapidement les opportunités et les menaces, innover plus efficacement et développer des cultures solides et résilientes.
La véritable question pour les dirigeants n’est pas de savoir si des problèmes existent, mais si l’environnement qu’ils ont créé permet de les identifier et de les aborder en toute sécurité. D’après mon expérience, les dirigeants qui passent de la positivité toxique à la transparence ressentent souvent un soulagement immédiat. Ils réalisent que de multiples problèmes apparents ne sont que les symptômes de quelques causes profondes, facilement résolues une fois identifiées, tout en conservant leur pouvoir décisionnel.
Le paradoxe de la santé organisationnelle réside dans le fait que les cultures véritablement positives ne se construisent pas par l’imposition de la positivité, mais par la création d’un espace sécurisé pour la vérité, même lorsqu’elle est temporairement inconfortable. Les organisations qui réussiront dans la prochaine décennie ne seront pas celles qui rencontrent le moins de problèmes, mais celles qui sont capables de les voir, de les hiérarchiser et de les résoudre collectivement, avec un leadership clairement orienté.
Une contribution de Tracy Lawrence pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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