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Grande Démission, Quiet Quitting et Act Your Wage : un problème générationnel ou organisationnel ?

La pandémie COVID a nourri les analyses RH de vocables nouveaux. Les phénomènes de grande démission, quiet quitting et les mots d’ordre tels que act your wage ont peuplé les analyses et les commentaires de nombreux experts de nos relations au travail. Le reflux de la pandémie en Occident laissait présager un dépérissement de ces idées, il n’en est rien. Ce constat rend caduque les tentatives d’explications de ces sentiments à partir des concepts forgés dans le cadre de la psychologie. Il appelle une réponse organisationnelle redéfinissant les idées de loyauté et d’engagement dans un contexte d’accélération de la transformation numérique des entreprises.   

 

Le retour aux conditions habituelles d’exercice de nos activités n’a pas éteint le sentiment de mal-être au travail ressenti principalement par la génération Z et les millenials. Aux Etats-Unis, les études répétées soulignent que près de 40% d’entre eux ne se projettent pas dans leur job actuel au-delà d’un horizon de 6 mois et sont décidés à démissionner avant d’organiser leur recrutement dans une autre entreprise. Si la date de fin de l’engagement 60% restant n’est pas définie, la qualité de celui-ci est clairement questionnée. Les réseaux sociaux relaient les volontés d’une réduction massive de l’engagement d’une part non négligeable de salariés. Ces derniers se contenteraient de faire ce à quoi ils ne peuvent échapper sans dommage. Leur travail se résume alors à appliquer des procédures et à respecter à la lettre les obligations portées à leur contrat de travail.
En Europe continentale, il est possible qu’une approche moins contractualiste de la relation d’emploi (Cf. D’Iribarne[1]) atténue l’ampleur de ces phénomènes. Pour l’instant. Les Européens considèrent le contrat de travail comme intrinsèquement incomplet et les Français substituent encore une logique de l’honneur[3] « aussi exigeante dans les devoirs qu’elle prescrit que dans les privilèges qu’elle permet de défendre » à la logique contractuelle d’Américains « hantés par l’image idéale du contrat qui, passé entre des hommes libres, reste juste parce que la loi s’est unie à la morale pour limiter le pouvoir du plus fort« . Les phénomènes de grande démission, de démission silencieuse et l’appel à travailler suivant son salaire incluent donc une forte dimension culturelle.
La sur-représentation de ces phénomènes dans les pays de tradition contractualiste souligne la faiblesse des engagements réciproques portés au contrat. La relation unissant les salariés, et notamment les cadres, à l’entreprise peut perdurer (Quiet quitting, Act your wage) parce que les comportements sont uniquement évalués au regard de ces contrats. Les sentiments d’engagement vis-à-vis de collègues, de partenaires, de clients ou d’usagers sont absents. Ces phénomènes diffusent en raison de la convergence des modèles de société et d’entreprise. L’abandon d’une logique de l’honneur construite autour de devoirs et de privilèges tacitement acceptés n’est donc pas sans conséquence sur la qualité de la relation d’emploi. Également, cet abandon interroge l’objet de la loyauté des salariés. La loyauté s’exerce de moins en moins envers une entreprise, un manager[4] ou une mission à laquelle sont attachés un statut, des prérogatives mais également des obligations.
Il est possible qu’une loyauté nouvelle naisse de la convergence des missions de l’entreprise avec les valeurs défendues par les jeunes cadres. Cette nouvelle intrication entre ce qui relevait auparavant de notre engagement professionnel d’une part et de notre vie privée de l’autre expliquerait l’engagement très fort de la génération Z auprès de projets entrepreneuriaux qui portent leurs valeurs et leur détachement relatif vis-à-vis de missions qui n’incluent pas ces dimensions.   

Les tentatives de résolution de ces problèmes en partant des seuls concepts forgés dans le cadre des travaux relevant de la psychologie nous paraissent donc vaines.

 

Les limites des explications psychologiques

S’appuyant sur la théorie des relations humaines (Elton Mayo[5]) ou de la motivation intrinsèque (Deci et Ryan[6]), beaucoup d’experts des relations de travail ont cru trouver la cause des diverses formes du désengagement de la génération Z et des millenials dans leur travail : le recours au télétravail durant la pandémie a distendu les liens unissant les salariés à leur entreprise. Cet affaiblissement relationnel, le manque de connexion forte entre les salariés et leurs managers conduit les premiers à douter de l’intérêt de leur engagement dans l’entreprise. Loin des yeux, loin du cœur. Le coupable de cet état des choses découle logiquement de ce qui précède : le manager. Garant de la qualité de l’engagement de ses équipes, le manager se serait montré incapable de maintenir une relation valorisante avec des salariés dès lors perdus et livrés à eux-mêmes.

Trois constats ébranlent pourtant cet échafaudage intellectuel.
Tout d’abord, le dernier rapport du Conseil National de la Productivité (2022) indique que le télétravail induit une hausse de la productivité. Suivant ces auteurs, le passage de la proportion de télétravailleurs d’environ 5% dans la période pré-Covid à 25% à aujourd’hui générerait un gain de productivité compris entre 5 à 9%. Le télétravail n’est donc pas cause de désengagement.
Ensuite, l’étude menée par Gallup[7] montre que le pourcentage des salariés millenials ou génération Z éprouvant un sentiment d’engagement vis-à-vis de leur entreprise continue de décroitre en 2022, c’est-à-dire après leur retour sur site. La reconnexion des jeunes salariés avec leurs managers ne s’est pas accompagnée d’un réengagement dans l’entreprise.
Enfin, beaucoup de commentateurs ont souligné que le passage au télétravail s’est accompagné d’une hausse massive du nombre de réunions (en ligne). A cet égard, The Economist a rappelé la loi de Bartleby suivant laquelle 80% du temps de 80% des participants à une réunion est perdu. D’autres soulignent que “le temps consacré à n’importe quel sujet à l’ordre du jour d’une réunion est inversement proportionnel au montant de la somme d’argent impliquée”. Ceux qui ont fêté les rois en ligne se reconnaîtront. D’une façon pertinente ou non, tous les managers se sont mobilisés pour maintenir un haut niveau de connexion avec leurs équipes durant la pandémie. Dans ce contexte, le trop est peut-être davantage à blâmer que le pas assez.

Les managers ne sont pas la cause du désamour des jeunes salariés envers leur travail et une figure isolée de l’entreprise ne peut suffire à expliquer la volonté de désengagement de la génération Z et des millenials envers leur activité professionnelle. A ce stade, deux voies d’explications méritent d’être explorées. Elles concernent le sens du travail et l’organisation de l’entreprise.

 

Le sens du travail

Oxford Language définit le travail comme une activité engageant un effort physique ou mental pour atteindre un but ou un résultat.  Un effort, qu’il soit physique ou mental, est rarement réalisé sans stress, inquiétude ou douleur. Ces tourments sont acceptés parce que le but ou le résultat sont fortement valorisés. Ainsi, souligner la souffrance au travail comme facteur explicatif de désengagement des jeunes salariés et oublier d’étudier le projet de l’entreprise est vide de sens.

Intrinsèquement, la génération Z est très engagée et montre souvent une radicalité inconnue des générations précédentes de jeunes cadres. Elle est en première ligne du combat contre le réchauffement climatique. Elle défend avec vigueur les changements sociétaux qui lui semblent souhaitables. Elle porte ou soutient un nombre toujours croissant de projets entrepreneuriaux disruptifs. Elle excelle dans la communication et son capital social est généralement très important.

La grande démission, le quiet quitting, l’act your wage montrent qu’une partie d’elle n’adhère pas aux projets des entreprises. Mais où sont ces projets ?

Confrontés à des environnements de plus en plus incertains, les États comme les entreprises, ont délaissé l’essentiel de leur vision stratégique au profit de mouvements tactiques[8]. Le projet n’est plus la conquête, il devient primordial de ne surtout pas perdre. Les grands managers susceptibles de mobiliser les équipes par la seule force de leur vision ont cédé la place à des financiers courbés sur le suivi de leurs ratios trimestriels. Mais que signifie le résultat obtenu et quel est le but à atteindre ? Le sens du travail disparaît parce que l’entreprise renonce à son rôle privilégié de moteur du changement sociétal.

L’entreprise comme lieu privilégié d’engagement et d’actions collectives disparaît. Permettez-nous d’insister : les volontés d’engagement et d’action collectives de la génération Z et des milenials sont identiques à celles des générations précédentes mais le cadre d’expression de ces volontés est en train de changer. 

 

L’organisation de l’entreprise

La référence à Philippe Baumard nous a permis d’établir une proximité entre le retrait de la pensée stratégique des États et celui opéré par les entreprises. Poursuivons un peu cette analogie. Il y a peu, une grande partie de l’opinion publique s’offusquait du recours massif des précédents gouvernements à des cabinets de conseils extérieurs. Deux types de problèmes étaient alors soulevés. Tout d’abord, ce choix semblait souligner la défiance des décideurs envers les hauts fonctionnaires pourtant durablement engagés au service de l’Etat. Ensuite, la mobilisation importante de ressources au profit d’externes et en vue de l’acquisition de solutions standardisées choquait une opinion fière des particularismes de son identité.

Le recours des entreprises à des cabinets de conseil extérieurs produit des effets similaires et se montre dévastateur pour le sentiment d’appartenance des jeunes cadres à un collectif singulier. Comment valoriser l’appartenance à un collectif quand la réflexion sur son organisation lui échappe ? Quelles sont les singularités de ce collectif quand celui-ci se voit imposer par des membres extérieurs des solutions peu soucieuses de sa singularité ? Quelle est la valeur d’un engagement de long terme dans ce collectif, et de l’expérience qui l’accompagne, quand les solutions préconisées par un cabinet d’audit missionné 3 mois sont jugées davantage pertinentes par la direction ?  

Il semble que la peur de perdre, évoquée plus haut, influence fortement les réflexions organisationnelles des entreprises. Celles-ci privilégient la mise en œuvre de solutions standardisées préconisées par des experts extérieurs au collectif au détriment des propositions singulières émanant du groupe. Cette standardisation des pratiques organisationnelles facilite la mobilité des salariés. Elle est également le socle de la gestion de carrière de dirigeants de moins en moins attachés à une entreprise[9]. Toutefois, elle ruine la qualité de l’engagement des uns et des autres dans l’entreprise.

La volonté de standardisation des pratiques organisationnelles induit également une multiplication des procédures. Celles-ci garantissent que chaque tâche sera effectuée suivant des règles préalablement définies assurant un niveau de qualité seuil et son imbrication dans un processus. L’objectif est louable et il ne peut exister d’organisation efficiente sans procédure. Toutefois, lorsque le travail se réduit à l’application de procédures multiples, le salarié ne peut affirmer sa compétence ou sa personnalité dans son travail. Privé des moyens d’actualiser son estime de soi, sa loyauté vis-à-vis de l’entreprise est fortement affectée.

 

Conclusion

Un peu rapidement, les phénomènes de grande démission, de quiet quitting et l’appel à agir suivant son salaire ont été associés à la transformation numérique des entreprises et notamment au recours au télétravail. Nous avons voulu montrer dans cet article que les concepts forgés dans le cadre de la psychologie ne permettront pas de résoudre ces problèmes. Également, les phénomènes évoqués conduisent à réfléchir aux évolutions organisationnelles concomitantes à cette transformation numérique.
Le progrès technique, l’incertitude croissante qui environne l’activité économique ne peuvent nous faire oublier que les entreprises sont faites par et pour les femmes et les hommes. Ceux-ci sont porteurs de traditions et d’identités que la recherche d’efficience ne peut effacer.
Au-delà des différences culturelles, Hannah Arendt[10] nous rappelle que 3 types d’activités fondent la vie active. Tout d’abord, nous cherchons à assurer notre subsistance. Ensuite, nous souhaitons participer à la fabrication d’un monde commun s’inscrivant dans la durée et autorisant la vie collective. Enfin, nous voulons manifester dans la sphère publique nos talents, notre singularité, notre identité et actualiser notre liberté. Les organisations du XXIème siècle sont maintenant prévenues.  

 

[1] Philippe d’IRIBARNE, « La logique de l’honneur : Gestion des entreprises et traditions nationales », éditions du Seuil, Paris, 1989

[3] Principe moral d’action qui porte une personne à avoir une conduite conforme à une norme sociale et qui lui permette de jouir de l’estime d’autrui et de garder le droit à sa dignité morale. De fait, la productivité horaire du travail des Français est réputée importante et les contrôles sont mal perçus par les salariés français.

[4] Chiapello, E., & Boltanski, L. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme, NRF Essais.

[5] Mayo, E. (1949). Hawthorne and the western electric company. The social problems of an industrial civilisation, 1-7.

[6] Deci, E. L., & Ryan, R. M. (2000). The » what » and » why » of goal pursuits: Human needs and the self-determination of behavior. Psychological inquiry, 11(4), 227-268.

[7] https://www.gallup.com/workplace/398306/quiet-quitting-real.aspx

[8] Philippe Baumard, « Le vide stratégique », CNRS Edition, 2012

[9] https://www.strategyand.pwc.com/gx/en/insights/ceo-success.html

[10] Hannah Arendt, « Condition de l’homme moderne », Calmann-Levy, Paris, 1961

 

Article rédigé par :

Eric BRAUNE – Professeur associé – INSEEC Bachelor

Pascal MONTAGNON – Directeur de la Chaire de Recherche Digital, Data Science et Intelligence Artificielle – OMNES EDUCATION

 

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