Cette simple question soulève un sujet très complexe : l’art de faire semblant au travail. Alors que les conseils portant sur la réussite professionnelle tendent à promouvoir l’authenticité, des décennies de recherche universitaire suggèrent que les personnes les plus performantes, et celles qui se hissent au sommet de la hiérarchie organisationnelle, ont tendance à exceller dans les compétences politiques, la gestion de l’impression et la désirabilité sociale.
Un article de Tomas Chamorro-Premuzic pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
Certes, les avantages de l’authenticité tendent à l’emporter sur les inconvénients, car personne n’a envie de faire confiance à quelqu’un qui passe pour un imposteur. Cela dit, il n’y a que peu d’avantages à paraître naturel lorsque cette authenticité se fait au détriment de la gentillesse, du respect ou de l’appartenance à un certain groupe ou à une certaine norme. C’est pourquoi, par exemple, l’expression de vos « vraies valeurs » a peu de chances d’être approuvée, et encore moins célébrée, si vous êtes raciste, fasciste ou sexiste (à moins, bien sûr, que votre public ne partage également ces valeurs).
Il est important de noter que si les gens sont généralement incapables de déduire l’authenticité des autres, si vous agissez de manière agréable, consciencieuse, sociable et orientée vers les autres, vous augmenterez considérablement la probabilité d’être considéré comme authentique et sympathique. Cela confirme l’idée selon laquelle les gens se sentent plus authentiques et bénéficient d’une meilleure réputation professionnelle quand leur comportement correspond aux traits de personnalité socialement appréciés, tels que l’extraversion, l’ouverture à l’expérience, le caractère consciencieux et l’amabilité, qui prévalent dans la culture occidentale.
Dans un monde idéal, les gens seraient promus parce qu’ils sont bons dans leur travail, mais dans le monde réel, où les évaluations des performances sont basées sur les opinions et les préférences subjectives des patrons, les aspects de la performance professionnelle, qui comprennent le fait de faire semblant de travailler, ainsi que de s’attribuer les réussites des autres et de les blâmer pour leurs erreurs, sont plus susceptibles de faire progresser la carrière des gens que la valeur qu’ils apportent réellement à leur équipe et à leur organisation.
Une étude universitaire récente montre que les employés subissent une forte pression pour « rire aux blagues de leur patron », même si cela exige beaucoup de simulations ou de « jeu superficiel ». Cette pression est particulièrement forte lorsque le patron est autocratique, narcissique et incompétent, ce qui crée une énigme évidente : devez-vous prétendre que vous trouvez les blagues de votre patron drôles, améliorant ainsi vos perspectives de carrière avec lui, ou préférez-vous exprimer vos sentiments honnêtes, au risque de nuire à votre relation avec lui ? En outre, quelles sont les implications morales et les coûts de réputation de l’approbation d’un humour qui peut potentiellement nuire à autrui ?
Quelques considérations clés tirées de la recherche universitaire :
1) Il n’y a pas d’option sûre : Tout ce que vous faites comporte des risques. Si vous essayez d’être stratégique et de maximiser les gains tout en minimisant les pertes, il est utile de reconnaître qu’aucune action n’est sans répercussions négatives. Par exemple, faire semblant de rire vous fera passer pour un imposteur, non seulement aux yeux de votre patron, mais aussi de vos collègues. Le coût en termes de réputation est généralement plus élevé que celui d’une réaction honnête mais moins agréable. De même, si vous riez sincèrement de blagues qui vous plaisent, vous risquez de négliger ou d’ignorer leur impact négatif sur les autres, en particulier lorsqu’elles expriment des traits antisociaux ou antagonistes, et qu’elles sont préjudiciables à autrui. Vous ne voulez pas non plus passer pour quelqu’un d’ennuyeux, de trop sérieux et de déconnecté des autres, y compris de votre patron. Mais être l’acolyte flagorneur de votre patron est sans doute plus discutable. En résumé, il n’y a pas lieu d’être trop calculateur, mais il ne faut pas non plus être naïf ou suivre le courant.
2) Si vous devez faire semblant, faites-le bien : Toutes les tromperies ne sont pas aussi subtiles les unes que les autres, et les gens sont généralement capables d’identifier les simulacres peu convaincants, même chez des étrangers ou des connaissances éloignées. Cependant, il existe une stratégie universelle pour accroître votre capacité à bien simuler, qu’il s’agisse de déformer votre réaction à des plaisanteries ou à d’autres indices situationnels : vous devez d’abord vous tromper vous-même. En effet, la littérature sur le « deep acting » et l’auto-illusion s’accordent sur un fait important : la meilleure façon de tromper les autres est de commencer par se tromper soi-même. Ainsi, si vous voulez paraître convaincant lorsque vous faites semblant de rire aux blagues de votre patron, essayez d’abord de vous convaincre vous-même qu’elles sont drôles. De même, si vous voulez prétendre que ses blagues ne sont pas drôles du tout, assurez-vous d’abord de vous convaincre vous-même.
3) Il est plus facile de faire semblant derrière un écran : La gestion de vos impressions et le contrôle de votre réputation en ligne présentent de nombreux avantages par rapport aux interactions en personne. Par exemple, il est plus facile de cacher ses vraies émotions lorsqu’on envoie des textos ou des emoji que lorsque quelqu’un vérifie nos expressions faciales. En outre, l’étiquette dominante dans les interactions virtuelles ou en ligne favorise une fausse positivité au détriment d’un retour d’information négatif honnête. Ainsi, il sera plus facile de prétendre que les commentaires ou les blagues de votre patron sont drôles si vous êtes derrière un écran. Cependant, faire semblant, même derrière un écran, comporte des risques. Tout d’abord, comme le souligne Tomas Chamorro-Premuzic (auteur de cet article) dans son dernier livre, I, Human : AI, Automation, and the Quest to Reclaim What Makes Us Unique, les algorithmes décodent de mieux en mieux nos pensées et nos émotions. L’IA générative rendant cette technologie largement accessible, nous pouvons imaginer un futur proche dans lequel les patrons et les employés utiliseront l’IA pour interpréter ce que les autres veulent dire – et pensent vraiment – lorsqu’ils interagissent avec nous au travail. Heureusement, nous pouvons également utiliser l’IA générative pour améliorer notre capacité à faire semblant d’être bons, ce qui incite chatGPT et d’autres plateformes à suggérer des moyens convaincants de rire aux blagues de notre patron sans paraître faux. Deuxièmement, même si les responsables ou les organisations s’abstiennent d’utiliser l’IA pour décoder nos pensées et nos émotions, tout ce que vous faites en ligne laissera une trace numérique. Et laisser des traces de vos réactions – bonnes, mauvaises ou neutres – peut vous compromettre et vous nuire. Enfin, si les environnements en ligne favorisent une fausse positivité extrême au détriment d’une négativité honnête, ils sont également polarisants. Cela s’explique par le fait que les gens sont beaucoup plus désinhibés en ligne que dans les interactions en face à face, où il est plus facile de faire preuve d’empathie, même avec ceux qui ne pensent pas comme nous. C’est pourquoi il est conseillé de modérer ses réactions et ses commentaires en ligne, en s’efforçant de donner l’impression d’être une version plus neutre de soi-même.
Enfin, nous devons nous rappeler que l’expression de nos sentiments authentiques sur les commentaires ou les opinions de quelqu’un, y compris les plaisanteries de votre patron, peut également blesser d’autres personnes (et pas seulement votre propre réputation et vos perspectives de carrière). Malgré tout le pouvoir et l’attrait populaire du culte de l’authenticité, il est toujours utile de reconnaître où s’arrête votre motivation à « être vous-même » et où commence votre obligation envers les autres, et aucun environnement de travail prosocial, équitable ou supportable ne peut exister si nous ne faisons pas l’effort de nous autocensurer et d’inhiber les pensées et les comportements qui posent problème. Dans un monde idéal, votre patron serait capable de le faire, plutôt que de faire des blagues offensantes, même si celles-ci sont l’expression de son moi authentique. Comme l’a fait remarquer Karl Popper : « Si nous accordons une tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas prêts à défendre une société tolérante contre les assauts des intolérants, alors les tolérants seront détruits, et la tolérance avec eux ».
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