Il est possible de passer d’un management basé sur une illusion de pouvoir, en quantité limitée, sur une équipe ou un terrain de jeu, à un self-management pour tous, managers compris, basé sur une puissance illimitée au service de ses rôles.
La notion de pouvoir occupe une place centrale dans la réflexion et l’action qui animent les entreprises qui ont opté pour un pouvoir constitutionnel. Et pour cause, ce changement radical implique le passage irréversible d’un pouvoir « sur », limité par essence, à une autorité « au service de », créatrice de valeurs et source d’une puissance illimitée accessible à tous au sein de l’organisation.
Pour autant, la prise de conscience et la compréhension de cette réalité ne vont pas de soi. C’est d’ailleurs dans le cadre de l’accompagnement d’une entreprise innovante du secteur de l’énergie que j’ai pu prendre conscience de l’intérêt de traiter ce sujet plus en profondeur. Pour éviter une mauvaise compréhension et les erreurs en tout genre que cela peut entraîner.
Chassez le naturel…
Commençons donc par l’histoire de cette entreprise avec qui nous étions alors en train d’écrire une constitution. Un travail qui implique de s’intéresser à de nombreux sujets. A commencer par la définition et la cartographie de l’ensemble des rôles structurels qui composent les fonctions managériales. Le rôle ici est vu comme cet « atome » permettant de définir le job, les autorités et les limites d’autorités des uns et des autres : raison d’être ou potentiel créateur de valeurs, redevabilités (propositions de valeurs et offres de services) et domaines le cas échéant. Un domaine qui doit néanmoins être utilisé avec parcimonie puisqu’il incarne cette « chasse gardée », cet exclusif, ce contrôle « sur » que l’on doit tenter de limiter au strict nécessaire. Bien sûr, certaines choses ne peuvent y échapper : la définition d’une grille tarifaire partagée ou encore la mise en place de processus de recrutement. C’est la raison pour laquelle en holacratie, il y a très peu de « pouvoir sur », cette source de rigidité et d’inefficience.
Après ces explications, je me rends vite compte que quelque chose coince. Ils ne comprennent pas, tout de suite. Une situation d’autant plus criante lorsque je leur explique le fameux « effet Ferrari » qu’induit cette nouvelle forme de pouvoir. Chacun est responsable et autonome dans les activités qui sont du ressort de ses rôles. A ce titre, tout ce qui n’est pas explicitement interdit est autorisé. En somme, il a autorité pour mener toute action ou projet, au service de son rôle, c’est-à-dire tout ce qui lui semble nécessaire pour mettre en œuvre les offres de service et la raison d’être de son rôle, dans la limite des interdits explicites. On voit que l’on a une définition très ouverte de la notion d’autorité, au service d’un rôle. Malgré cette simplicité, l’autorité apparaît comme complexe aux yeux des dirigeants que j’accompagne. Pourtant, ne sommes-nous pas habitués à ce modèle à l’extérieur de l’entreprise ? Le boulanger et tous les autres commerces que nous fréquentons au quotidien fonctionnent ainsi. Ils sont libres de faire ce qu’ils veulent dans leur entreprise à condition de respecter les lois et ils n’ont pas de pré-carré. Chacun est libre d’aller à la boulangerie qu’il souhaite, voire même de faire lui-même son pain à la maison.
Au sein de cette entreprise, l’absence de pré-carré et d’exclusivité est visiblement une source d’inquiétude voire d’incompréhension. La dimension entrepreneuriale induite par les rôles et leurs autorités est source de stress pour la plupart. Une situation qui est sans doute la conséquence du contraste d’avec le modèle conventionnel où le manager à son pré carré et le pouvoir sur son équipe et sur son périmètre. Chaque manager se voit attribuer une équipe et un territoire, son terrain de jeu. On est dans une vision très « animale » du pouvoir.
Dans ces conditions, lorsqu’ils ont décidé de passer du management au self-management, ils étaient convaincus qu’ils allaient passer à un “pouvoir partagé”. D’où les mots de gouvernance partagée qui instruisent parfois un procès d’intention aux managers vus comme des empêcheurs de tourner en rond, comme ceux qui ne veulent pas partager le pouvoir. Leur idée est de saucissonner, partager le pouvoir entre et pour tous. Un partage qui est à la fois illusoire et empêche le nécessaire changement de paradigme du pouvoir sur vers l’autorité au service d’un rôle. Pensant que la notion d’autorité “au service de” était trop complexe pour les équipes, ils ont préféré en rester là. Et ils ont commencé à faire l’encodage des rôles de l’organisation en définissant pour chacun d’entre eux un domaine qui explicite le périmètre de pouvoir lié à chacun. Au risque de faire ressurgir un modèle difficilement praticable car basé sur la multiplication de silos, source de rigidités.
Holacratie : une autre forme de pouvoir
Pour éviter un tel égarement, il m’a donc fallu revenir, expliquer à nouveau les fondements même de ce qu’est holacratie; à savoir un changement radical de modèle mental. Contrairement à ce qu’implique le modèle conventionnel, en holacratie, on ne se situe plus sur un modèle de pouvoir que l’on partage, sur une notion de quantité limitée et territorialisée qui, finalement, dépouillerait les managers de leur pouvoir. On est sur une autre forme de pouvoir.
A tel point qu’on ne va plus utiliser le terme de pouvoir pour éviter le classique amalgame qui veut que le pouvoir s’exerce sur ou avec comme dans le cas de la gouvernance partagée. Il est temps de rompre avec une vision de l’organisation faite de domaines et de prés carrés. Sans quoi, chacun est seul maître à bord pour son rôle mais, dès lors qu’il s’aventure hors de son périmètre, se voit bloqué, ralenti, exclu par des interdits explicites qui sont multipliés. Dans ces conditions, difficile d’espérer “empuissancer” les personnes, développer une culture d’entrepreneurs ? A contrario, un pouvoir constitutionnel de type holacratie, avec une autorité au service de rôle, offre des perspectives de création de valeurs et de puissance aux perspectives incommensurables.
Un changement de modèle mental complexe mais inévitable
Il faut bien l’avouer : cela m’a pris du temps pour comprendre à quel point ce changement de modèle mental peut être un obstacle difficile à franchir pour beaucoup d’entreprises, de dirigeants et de managers. C’est en effet plus simple pour eux et leurs équipes de comprendre le self-management et l’holacratie comme un « tout » partagé en morceaux, une succession de prés carrés. Chacun y voit son intérêt, son importance reconnue. Mais, à n’en pas douter, il convient de dépasser cette vision de l’organisation pour libérer de l’énergie créatrice de valeurs.
On change donc de modèle mental ; d’un pouvoir sur les équipes et un terrain de jeu, on passe à une autorité au service d’un rôle pour créer de la valeur plurielle. Plus personne ne dépend du « feu vert » hypothétique d’un manager ou d’un consensus de l’équipe. Chacun est autonome et responsable lorsqu’il est au service de son rôle, a toute permission pour créer de la valeur dans la limite des “feux rouge”, ces rares interdits explicites constitués par les domaines. Chacun peut développer sa puissance dans une posture d’entrepreneur, au lieu d’exercer un pouvoir de chef sur quelque chose, sur d’autres personnes. Il s’agit donc ici d’un important changement de paradigme, auquel nous sommes pourtant habitués dès que nous sortons des entreprises.
Et, si on se place du côté des dirigeants et des managers, on passe d’un système d’empowerment (donner du pouvoir et des terrains de jeu) à un système où on est dans une logique d’empuissancement du collaborateur. On ne donne pas un terrain de jeu, on lui donne du sens – la raison d’être – des propositions de valeurs ou offres de services, et on lui donne pleine autorité pour les mettre en œuvre, à quelques feux rouges près. Tout cela se retrouve noir sur blanc dans une bonne constitution.
Un bon système de management constitutionnel vise à éradiquer toute notion de pouvoir sur. Que ce soit sur des équipes ou sur un terrain de jeu. On passe à une autorité au service de rôle pour créer de la valeur. Cela dit, restons lucides et avouons qu’il n’est sans doute pas possible de supprimer totalement le pouvoir sur. D’une part parce que, comme vu plus haut, certains domaines restent nécessaires, d’autre part parce que le contrat de travail continue d’exister. Celui-ci implique un lien de subordination et, par conséquent, un pouvoir sur. Le responsable hiérarchique garde ses prérogatives qui l’autorisent à exiger. D’où la nécessité, à minima, de circonscrire le contrat de travail et le lien de subordination qu’il induit hors des champs relatifs au business et à l’opérationnel. En attendant mieux…
En somme, on peut avancer qu’aller véritablement vers le self-management nécessite de faire évoluer le concept de pouvoir habituel, pour sortir des pré-carrés sans pour autant sombrer dans la dilution des responsabilités du pouvoir “avec”. Il s’agit de passer à l’empuissancement des personnes, grâce à une structure basée sur la notion de rôle, et aller vers une “autorité au service de son rôle” qui met à disposition de chacun le pouvoir de créer dans ses rôles. En somme, il s’agit de passer d’un pouvoir “sur”, en quantité limitée, vers une puissance, illimitée, “au service du rôle”, pour tous sans exception, dirigeants, managers et collaborateurs. La seule limite étant donnée par la capacité de chacun d’entre nous à nous en emparer.
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