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Concept De Résonance Et Coronavirus

La sédentarisation que nous impose la crise sanitaire appelle plusieurs « commentaires » et « leçons » que m’inspire la lecture si passionnante des écrits du philosophe et sociologue allemand Hartmut ROSA. Si conceptuel que cela puisse paraître en première lecture, le détour par cet auteur nous livre une lecture très concrète in fine des temps que nous vivons…  Je m’appuie ici sur les deux derniers ouvrages publiés par l’auteur : la « somme » que constitue l’exigeant « Résonance. Une sociologie de la relation au monde » (La Découverte, 2018), et le plus accessible et « concentré » « Rendre le monde indisponible », chez le même éditeur (2020).

Disponibilité apparente du monde & « résonance »
Le premier commentaire concerne notre rapport à la « disponibilité » du monde : les progrès socio-économiques, juridiques et bien sûr technologiques ont rendu notre monde plus disponible que jamais. Notre époque se caractérise ainsi, selon cet auteur, par notre volonté de « rendre toujours plus de monde disponible, de le mettre à portée par la technique, l’économie et la politique » . Il est ainsi possible de « programmer » la naissance d’un enfant, de se connecter à tout moment avec ses proches, de jouir d’aliments exotiques en toute saison, de skier grâce à de la neige artificielle ou encore de jouir d’une offre de loisirs électroniques et de voyages à bas coût comme jamais dans l’histoire de l’humanité. « Mettre le monde à notre portée est (…) le moteur même de la modernité » .

Mais tout cela, nous dit H. Rosa, est non seulement une illusion – dans la mesure où le monde nous demeure profondément indisponible (ce que nous rappelle non sans ironie la période présente) – mais c’est aussi la cause de l’un des troubles majeurs de notre époque : la résonance, ce désir de relation au monde qui nous anime et qui est existentiel selon l’auteur, ce désir si profond, donc, implique précisément que le monde puisse ne pas « nous répondre », ne pas nous entendre, ne pas nous toucher « à la demande » : « Une caractéristique de la résonance est donc de ne pas pouvoir être obtenue ni empêchée de manière certaine » .

Ainsi, si le « monde » était constamment disponible, c’est-à-dire constamment audible et responsif, alors toute résonance deviendrait par nature impossible :
« Vouloir rendre résonante la moindre relation au monde, ce serait ignorer aussi que les expériences de résonance possèdent toujours un élément d’indisponibilité. (…)

Toute tentative de mise à disposition et de contrôle, d’accumulation, de maximisation et d’optimisation détruit l’expérience de résonance en tant que telle »

L’indisponibilité du monde au temps du corona : 2e commentaire
Depuis le mardi 17 mars 2020, le monde nous apparaît plus que jamais comme étant « indifférent », voire « hostile », et au premier chef indisponible : nos désirs les plus simples, comme le fait de sortir de chez nous et de rencontrer nos proches, doivent rester… sans réponse. Nous ne pouvons plus (ou presque) nous mouvoir loin de chez nous, nous avons perdu une large part de cette autonomie qui est devenue l’un des grands traits de notre modernité tardive, presqu’une injonction .

Ainsi, l’accès à la « nature », cet axe de résonance si vital (mais, le plus souvent, tronqué) , nous est interdit à nous autres citadins – pour les Lyonnais, le parc de la tête d’or et ses 117 hectares de végétation (ainsi que son zoo) sont « indisponibles » depuis le 17 mars. Il était symptomatique d’écouter sur France Inter, le vendredi 20 mars en matinée, l’écrivain voyageur Sylvain Tesson évoquer son rapport aux « lointains » (la Sibérie puis, plus récemment, le Tibet), dans cette quête si moderne qu’H. Rosa exprime comme suit : « L’idée que nous devons ou pouvons écouter la nature (extérieure) afin de découvrir notre nature intérieure ».

La politique, cet autre axe de résonance possible, avec la suspension des élections municipales, est elle-même en « stand-by ». Le travail, autre axe de résonance selon l’auteur, connaît un ralentissement, du moins pour celles et ceux qui n’exercent ni une profession d’utilité publique évidente (dans les soins, la sécurité…), ni pour celles et ceux qui nous permettent de nous alimenter (merci à eux tous !).

Le télétravail, plus ou moins généralisé lorsqu’il est possible, constitue alors un palliatif qui ne peut satisfaire totalement notre quête de résonance dans la sphère professionnelle – puisque, précisément, elle ne peut advenir que dans cette formidable sociabilité qu’il peut susciter :
« La forme de relation au monde médiée par le travail constitue le fondement même de la
socialité humaine et par conséquent des rapports sociaux »

Incontestablement, donc, nous sommes entrés dans une ère inédite de perte de contrôle sur le monde, dans laquelle notre accès à de multiples axes de résonance est, pour le moins, contrarié.

La famille, cette « oasis de résonance »
Mais cette indisponibilité ne pourrait-elle pas engendrer des « expériences de résonance », du fait même de cette perte de contrôle, de cette mise à distance du monde ? De fait, cet axe si essentiel de résonance que constitue la ne devrait-il pas pouvoir nous apporter ce potentiel de résonance qui est constitutif de notre expérience de vie ? Mais est-ce bien ce que nous observons depuis quelques jours ? Rien n’est moins sûr…

Pour l’auteur, la famille constitue l’un des axes majeurs de résonance, elle est cet îlot de ressourcement et d’apaisement dans un « monde social dur » , un « monde de requins » : « Contre-sphère centrale, [la famille] apparaît peut-être comme le dernier « havre de résonance » dans un monde indifférent ou hostile marqué par la lutte et la concurrence » . Une oasis qui culmine dans nos sociétés au moment des fêtes de Noël, consécration s’il en est de ce havre…

Il est alors symptomatique d’entendre, sur les ondes de France Inter toujours, des témoignages évoquant les difficultés qui résultent de la vie de famille confinée. En première lecture, il pourrait paraître paradoxal de vivre la présente période non pas comme un havre mais comme un temps difficile. Comment ne pas se réjouir de pouvoir ENFIN se concentrer davantage à ses proches ? Comment ne pas éprouver une JOIE infinie face à cette co-présence, à cette décélération du temps qui nous ouvre enfin les portes d’un temps pour soi, au contact quotidien de nos proches ?

Aux difficultés évidentes liées au télétravail réalisé parallèlement à l’occupation du ou des enfants, au simple fait de devoir les occuper ou de suivre un semblant de scolarité, s’ajoutent les tensions qui ne manquent pas d’émerger dans un foyer sous contrainte, dans un espace réduit pour les citadins. Ce havre de résonance que devrait représenter la cellule familiale se transforme en semi-cauchemar, sans nul doute parce qu’il est subi mais aussi disponible, trop disponible…

Car il ne suffit pas d’être ensemble, il nous faut aussi créer les conditions d’une résonance : l’indisponibilité des espace-temps nécessaires à cette potentialité – partir se promener en famille dans la « nature », par exemple – devient alors un frein.

Confinement & résonance : quelles leçons ?
Parce que nous recherchons plus communément le contrôle que la résonance, ces différentes privations (qui varient, encore une fois, selon les cas de figure, les situations de vie de chacun.e) éveillent en nous une frustration nouvelle, ce sentiment de perdre le contrôle sur un monde devenu inaccessible, pour une large part indisponible. Ce rapport de domination, cette manière de réifier le monde (quand tout devient une chose aisément accessible) que nous avons adopté avec la modernité, s’essoufle au gré des journées de confinement. Puissent-elles nous aider à en prendre conscience. Ce serait là une première leçon.

Une seconde leçon pourrait être de reconsidérer les illusions du digital, comme il y aurait des « illusions du management » : en effet, ne s’estompent-elles pas elles aussi, dans la mesure où derrière telle ou telle grande enseigne de e-commerce se trouvent de vraies « personnes », qui préparent les commandes et qui les acheminent jusque chez nous ? Le commerce en ligne apparaît alors dans toute sa crudité, insécurisant pour ceux qui en vivent et, dans une moindre mesure, pour ceux qui en jouissent…

Cette illusion d’une disponibilité infinie et immédiate, fruit du numérique, se heurte également aujourd’hui aux limites capacitaires des réseaux, ainsi qu’à l’insuffisance d’une médiation qui ne peut se ressentir pleinement sans le un réel contact physique, une authentique connexion qui vient prolonger ou qui précède les instants digitaux.

L’expérience de résonance historique comme conséquence du coronavirus ?
Enfin, 3e et dernière leçon, ce que nous vivons relève fondamentalement de ces « expériences de résonance historique », mondiales, quand nous sommes collectivement saisis par « la force de l’histoire », en ces « temps historiques ». En d’autres termes, jamais peut-être depuis les heures sombres de l’histoire de l’Europe et du monde nous n’avons connu une telle expérience : « L’expérience de résonance historique devient particulièrement puissante chaque fois que l’histoire d’une vie et l’Histoire entrent en contact. Les sujets pénètrent alors dans l’histoire, se vivent comme partie intégrante de l’histoire ». Ou, pour le dire plus simplement, cette expérience de résonance historique renvoie à ces moments qui voient se connecter « grands récits collectifs et petits récits individuels » . Car chacun de nous se souviendra, et l’évoquera volontiers, de ce qu’il faisait et où il était précisément le 1e jour du confinement… au même titre qu’il se souviendra de l’allocution présidentielle.

Or nous pouvions avoir le sentiment, comme Douglas Coupland l’exprime si bien dans Génération X, que l’histoire avec un grand « H » était en quelque sorte derrière nous, qu’elle se réduisait « à des communiqués de presse, des arguments marketing, un cynique instrument de campagnes électorales » . Mais tel n’est pas le cas : ironie de l’histoire, on doit ainsi au virus et à ses conséquences l’une des plus fortes expériences de résonance qui puisse s’éprouver… du moins potentiellement. Vous pouvez en faire modestement l’expérience tous les soirs, à 20 heures, lorsqu’à votre fenêtre vous applaudissez les personnels soignants, face à vos voisins, dans une espèce de communion résonante.

Enfin, s’il est vrai qu’une « vie réussie n’est guère possible sans la capacité d’assimilation responsive de sa propre biographie et de l’histoire collective », alors les restaurateurs et boulangers qui se solidarisent des soignants en leur livrant des repas et des viennoiseries à titre gracieux en font, très probablement, l’expérience quotidienne. « C’est déjà ça », comme le chantait si justement Alain Souchon…

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