Des histoires a priori sans intérêt relatées par la presse people peuvent parfois s’avérer extrêmement apprenantes…
L’anecdote est presque devenue une légende. Elle concerne Van Halen, le groupe de hard rock connu en particulier pour son tube Jump. Cette histoire se déroule au début des années 80, alors que le groupe est à son apogée. Les années « Sex, drugs and rock’n roll », où la presse relate presque quotidiennement les frasques des rock-stars. Il est alors de bon ton pour se construire une réputation de tout casser dans sa chambre d’hôtel lorsqu’on est en tournée, d’insulter voire de frapper ses fans, de porter des tenues vestimentaires qui sont une injure au bon goût, de montrer les parties les plus intimes de son anatomie, d’abuser de substances illicites, etc. Les membres du groupe Van Halen ont quant à eux une image qui leur colle à peau : celle d’être véritablement imbuvables avec tous ceux qui les entourent.
La preuve ? Les médias égratignent le groupe californien pour un caprice très étrange. Ils rapportent en effet qu’à leur arrivée sur le lieu de chaque concert, les artistes ont une exigence pour le moins étonnante : la présence impérative d’un bocal de M&M’s dans les loges. La demande pourrait paraître anodine, si une restriction très particulière ne lui était pas attachée. Dans ce bocal ne doit figurer absolument aucun M&M’s de couleur marron. Allergie collective exclusivement déclenchée par des M&M’s marrons ? Intention perverse de pourrir la vie des organisateurs du concert ? Manifestation étrange d’un racisme anti-marron ? Les interprétations les plus délirantes vont bon train. La rumeur court que David Lee Roth, le chanteur du groupe, aurait un jour complètement dévasté sa loge sous le coup de la colère à la simple vue d’un M&M’s marron. Un seul M&M’s marron présent et c’est le concert qui pouvait être purement et simplement annulé, rapportait-on alors. Et ce n’était pas un simple racontar : la curieuse requête était stipulée noir sur blanc dans le document que le groupe communiquait en amont aux sites qui accueillaient leurs concerts. Parmi toutes les spécificités techniques nécessaires à la sécurité du spectacle figurait bien en toutes lettres l’étrange demande du groupe…
Accumulation de contraintes
Il faudra deux décennies pour David Lee Roth s’exprime sur ce sujet et donne enfin sa version des faits. A l’apogée de sa gloire, les concerts du groupe Van Halen s’enchaînaient à une allure folle (plus d’une centaine sur la seule année 1984). Le défi des techniciens du groupe était le suivant : installer en un temps très réduit l’important matériel nécessaire au concert. Pour assurer ce train d’enfer, une grande partie du travail devait avoir été effectuée en amont. Voilà pourquoi les hôtes recevaient, quelques semaines plus tôt, une liste exhaustive d’instructions à suivre impérativement pour que les techniciens du groupe, le jour J, puissent rapidement réaliser leur partie du travail. Les techniciens du groupe se voyaient donc contraints de faire confiance au professionnalisme des équipes sur place.
Confiance ? Oui car l’enjeu était de taille. A cette époque, la hantise de tous les artistes, c’est l’accident. Souvenons-nous des images impressionnantes de Michaël Jackson lors du tournage d’une pub pour Pepsi début 1984 : ses cheveux s’enflammèrent à la suite d’une explosion sur le plateau. Le danger d’un incendie résultant d’une négligence est présent à l’esprit de tous ceux dont les spectacles mobilisent des équipements électriques et pyrotechniques importants, comme Van Halen. Ajoutons un autre paramètre important. Dans leurs tournées, le groupe ne négligeait pas les petites villes. Ces dernières ne disposaient pas toujours d’infrastructures permettant d’accueillir un show de cette ampleur dans des conditions de sécurité optimales. « Neuf semi-remorques pleins d’équipements là où la norme était de trois camions maximum », raconte le chanteur dans son autobiographie. Ce sous-dimensionnement des infrastructures au regard de l’imposante logistique du groupe constituait un facteur de risque supplémentaire.
Face à ces contraintes, comment appréhender concrètement le niveau de danger encouru ? Le groupe Van Halen avait astucieusement trouvé sa réponse. Lorsque David Lee Roth entrait dans sa loge et était confronté à la vue d’un M&M’s marron, ordre était donné aux techniciens du groupe de vérifier scrupuleusement le moindre détail des installations. Si les organisateurs du concert avaient omis de prendre en compte cette demande pour le moins incongrue, cela signifiait peut-être que bien d’autres exigences autrement plus critiques pouvaient avoir été ignorées. Un M&M’s marron et toute la confiance dans le travail préparatoire pouvait être remise en cause. Si en revanche le bocal ne comptait aucun M&M’s marron, alors les techniciens du groupe pouvaient relâcher pour cette fois leur vigilance et le groupe se produire sereinement. Pas de caprice de star donc, mais un stratagème ingénieux permettant aux techniciens d’éviter de s’épuiser dans le contrôle systématique de tous les éléments nécessaires au bon déroulement des opérations.
S’épuiser et se consumer
Comme une fable, cette anecdote peut être instructive. Et elle l’est à différents niveaux. Sur un plan managérial, elle illustre comment peut s’exercer le contrôle des actions déléguées, notamment dans le cadre des démarches qualité. Et puis une autre lecture invite à se confronter à un enchaînement de questions. Qu’est-ce qui, dans nos vies, joue ce rôle d’alerte ? Que mettons-nous en place pour, à certains moments, quitter notre mode de pensée automatique et remettre en cause notre mode de fonctionnement ? Comment éviter de nous consumer (« burn-out » en anglais) dans l’accélération et l’intensification constantes de nos vies ? A cette dernière question, il n’y a de réponse que collective. Car le burn-out nous touche tous. Il n’est pas pour le philosophe belge Pascal Chabot [1] un trouble individuel, mais une pathologie de civilisation, celle du toujours plus, du trop, de la maximisation, du progrès sans fin, de la performance à renouveler sans cesse, de la croissance à tout prix.
Cette maladie nous consume et nous épuise, comme elle consume et épuise la planète entière. Nous savons aujourd’hui pertinemment que notre modèle de développement n’est plus soutenable. Nous avons bien repéré le M&M’s marron dans le grand bocal mondial ; le problème est identifié, reconnu, admis. Ce n’est pas que « notre maison brûle » et que « nous regardons ailleurs » [2]. En réalité, notre maison brûle et nous la regardons brûler. Comment expliquer notre inaction ? Pour le philosophe allemand Hartmut Rosa, la raison de notre absence de réaction n’est pas tant à trouver dans notre cupidité que dans notre aversion à la perte. Nous ne raisonnons pas en termes de gains, mais en termes de pertes. Perte de notre niveau et de notre mode de vie, de nos habitudes… Une perte palpable qui ne pèse cependant pas lourd face à celle, vitale, qui nous guette…
[1] Pascal Chabot, Global burn-out, PUF, 2017.
[2] Pour reprendre les expressions devenues célèbres employées par Jacques Chirac devant l’Assemblée plénière du Sommet mondial du développement durable de Johannesburg le 2 septembre 2002.
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